Sous le Second Empire et jusqu'au vote de la loi de juillet 1881 sur la presse, tout dessinateur souhaitant publier la caricature d'une personnalité doit obtenir son consentement écrit. Ainsi, pendant une trentaine d'années mais sans qu'aucun spécialiste ne soit parvenu jusqu'ici à exhumer le texte réglementaire imposant cet élément de censure, les André Gill, Alfred Le Petit, Carjat et autres talents du XIXe siècle prenaient-ils le soin d'adresser leur supplique aux cibles potentielles de leurs sarcasmes crayonnés. Parfois, le dessinateur adresse même un croquis du portrait pour que "l'heureux" élu puisse juger du résultat. On cite souvent le refus de Lamartine de se voir crayonné au nom du caractère divin de la création humaine. Ou encore ces figures de second plan adressant aux dessinateurs des autorisation qui ne leur sont pas demandées, espérant profiter ainsi de la notoriété induite par la publication de leur caricature. De nombreuses personnalités de cette époque ont refusé de se laisser ainsi brocarder par le crayon. Le clivage est nettement politique, les républicains répondant le plus souvent par l'affirmative aux demandes des dessinateurs au nom de la nécessaire liberté d'expression, tandis que du côté opposé, on s'y refusait. Toute autorisation donnée semblait constituer un défi au pouvoir en place, un hymne à la liberté. C'est ainsi que le conçoivent Hugo ou Vallès par exemple.

Fin 1869, en pleine période d'empire "libéral", Flaubert refuse de donner son quitus à André Gill qui souhaite publier sa charge dans L'Eclipse. L'hebdomadaire satirique, régulièrement visé par la censure, affiche alors sa défiance envers Napoléon III. Or, Flaubert n'est pas Hugo ni Vallès. L'auteur de Madame Bovary a rencontré l'empereur et même reçu la légion d'honneur en 1866. Flaubert argumente son refus en expliquant amuser le public avec ses livres et qu'en conséquence : "c'est bien le moins que je réserve pour moi mon visage". L'articulation nous semble aujourd'hui assez spécieuse et sans doute quelque peu hypocrite, mais elle témoigne de cette résistance d'une partie des élites du XIXe siècle à la désacralisation caricaturale, culturellement inacceptable pour les conservateurs. Elle témoigne également de cette volonté de maitriser son image. Le religieux Vincent de Paul Bailly qui dirige Le Pèlerin et La Croix dans les années 1880-1900 en introduisant dans les journaux de la Bonne presse la caricature politique, ne cessera de devoir justifier cet emploi, considéré comme illégitime par la hiérarchie catholique notamment.

On constate en général le triomphe de la caricature comme genre lié au triomphe des idées républicaines, les résistances étant jusqu'en 1881 politiques, la crainte de la déstabilisation du régime et des désordres sociaux justifiant la censure. Mais la presse ou les commentaires des observateurs de l'époque fourmille de critiques "morales" de la caricature, un genre perçu comme déshonorant, une souillure de l'esprit, un culte dégradant et pervers du grotesque et de la déformation. On croit encore aux vertus universelles et exclusives de la Beauté. Et pourtant, comparé à l'esprit "bête et méchant" de Hara-Kiri, les portraits charges d'André Gill restent d'une grande sagesse !

La loi de 1881 et le dynamisme de l'industrie de l'image imprimée ont entraîné dans une large mesure une forme de normalisation de la satire graphique. Néanmoins, aujourd'hui encore, le genre reste régulièrement la cible d'attaques pour amoralité.

Alors que des centaines de caricatures de Hugo ont été publiées, Flaubert à réussi à échapper de son côté à la mitraille caricaturale. La première et très rare charge que nous connaissons de lui date de 1874 et reste totalement isolée.

Guillaume Doizy, avec le concours de Daniel Dugne

(ci-dessous, extrait de La Pléiade, t. 5).

Quand FLaubert censurait André Gill
Quand FLaubert censurait André Gill
Tag(s) : #Analyses sur la caricature
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