La publication le 15 mai 2018 par le Süddeutsche Zeitung d’un dessin de Hanitzsch évoquant la politique israélienne a suscité de vives réactions en Allemagne, et le licenciement du dessinateur par son journal. Cartooning for peace a apporté son soutien au dessinateur, ainsi que Walther Fekl sur le site de l’Eiris. L’organisation de Plantu et le membre de l’Eiris dénoncent une atteinte à la liberté d’expression.
Il faut rappeler le contexte : à la mi mai 2018, la chanteuse israélienne Netta Barzilai remporte le concours de l’Eurovision. Depuis des mois les tensions entre l’État israélien et les territoires occupés ne cessent de croitre, avec le 14 mai, une répression israélienne inédite par le nombre de victimes aux points de contact entre l’armée et les palestiniens. En bon dessinateur éditorial, Hanitzsch condense les deux événements sans rapport évident, l’Eurovision et la répression des palestiniens, mais liés ici par un élément de sens : Israël. Voilà qui explique pourquoi - ce que n’indiquent ni Walther Fekl, ni Cartooning for peace dans leur description -, le dessinateur macule de sang la « robe » de Benjamin Netanyahou-Barzilai. Hanitzsch dénonce la répression israélienne, tout en évoquant la victoire de la chanteuse. Un procédé dit de « condensation », courant chez les dessinateurs de presse.
Dans les commentaires, si le sang n’est pas évoqué, les reproches se focalisent sur l’étoile de David, insérée en lieu et place du « V » du mot Eurovsion, et les déformations du visage de Netanhyahou : grandes oreilles décollées, nez imposant, lèvres « lippues », etc., éléments désignés comme rappelant la caricature antisémite.
D’où la double question : peut on qualifier le dessin et son auteur d’antisémites ? Hanitzsch était jusqu’alors un dessinateur attitré de la Süddeutsche Zeitung, parce qu’il n’était pas considéré comme antisémite. C’est bien le dessin qui est en cause, et non une suspicion « de fond » visant le dessinateur. Dans les nombreux commentaires hostiles au dessin, certains auraient évoqué les antécédents du journal nazi Der Stürmer. Walther Fekl rejette avec raison la comparaison. Non seulement le Stürmer inscrit son travail de haine des juifs dans la répétition (chaque semaine) et la durée (une vingtaine d’années), mais il énonce clairement ses intentions criminelles et excluantes dans chaque dessin, dans chacun de ses textes, au point qu’à la fin de la guerre, son directeur Julius Streicher sera condamné à mort et exécuté pour son rôle propagandiste en faveur de la Shoah.

Il ne faut pas réduire la rhétorique du Stürmer au fait de transformer les Juifs en sous-hommes. C’est ne pas comprendre l’antisémitisme. Le sous-homme ne représente qu’un danger secondaire. Le Juif tel que définit par l’antisémitisme a deux dimension antagonistes mais inséparables : il est autant force démoniaque et puissance terrifiante, que sous-humanité dépravé et dégénérée. Il constituerait une double menace : par sa capacité à dominer le monde autant que par son pouvoir à faire dégénérer la culture et la « race ».
Ni dans ses déclarations publiques, ni dans ses dessins précédents, Hanitzsch ne semble avoir témoigné d’un quelconque antisémitisme, ce qui plaide en la faveur d’un dessin avant tout d’actualité et politique et non d’une charge à visée antisémite. Néanmoins, le dessin comporte nombre d’éléments de stéréotypes, que l’on peut rapprocher de la palette antisémite.
Contrairement à Cartooning for Peace qui ne voit rien à redire au dessin (« chacun se fera son opinion »), Walther Fekl dit comprendre les lecteurs choqués et trouver inadaptés certains aspects du dessin de Hanitzsch. Walther rappelle qu’en Allemagne, depuis la Shoah, les dessinateurs font preuve d’une grande « sensibilité » et donc de mesure et de responsabilité, concernant tout ce qui se rapporte à Israël et aux juifs. On le comprend aisément, et c’est tant mieux.

Concernant Hanitzsch l’utilisation de l’étoile de David pose problème. Elle est certes omniprésente dans la caricature antisémite, mais également sur le drapeau national israélien, et donc bien pratique pour désigner l’État d’Israël. Le problème tient dans le cas précis à l’insertion de l’étoile dans le mot « Eurovision ». L’étoile n’est plus tout à fait celle du drapeau, et semble « israéliser » ou pire, « judéiser » le concours lui-même, renvoyant, pour certains lecteurs, à l’idée du complot juif. Nous ne sommes pas convaincus par cette lecture complotiste.
Le problème posé par le « faciès » de Netanyahou est sans doute plus grave. Les oreilles décollées, les lèvres lippues, le nez, renvoient indéniablement à la caricature antisémite. Netanyahou n’a les oreilles ni grandes, ni décollées, c’est le moins que l’on puisse dire. Pris isolément, ces éléments ont peu de signification. Un nez allongé ne résulte pas obligatoirement d’une intention antisémite. Idem pour les oreilles décollées ou les lèvres lippues. Néanmoins, vu le sujet du dessins, vu la multiplicité des éléments de stéréotypes tendancieux, l’ensemble renvoie, évoque, nous rappelle plus ou moins directement, les images antisémites.
Ce dessinateur n’a donc manifesté jusque-là aucun penchant antisémite dans ses dessins, et ni sa direction, ni l’instance de supervision de la presse allemande (Deutscher Presserat) ne le soupçonnent d’antisémitisme. Pour autant, on s’étonne qu’un professionnel qui exerce son métier depuis des dizaines d’années, ne soit pas sensible à ce lien visuel entre ce visage, et la production antisémite ancienne, qu’il ne peut ignorer. Un débutant, passe encore, mais un dessinateur chevronné ?
Néanmoins, revenons au licenciement. Le journal a justifié le renvoi du dessinateur en expliquant vouloir revoir la procédure de sélection et donc de publication des dessins. Car la question au fond revient à savoir qui, dans l’affaire, aurait commis une faute. Le dessinateur ? Le journal ?
Le plus étonnant dans l’affaire, tient au fait que le dessinateur ait été licencié, et pas le rédacteur en chef. Car enfin, le dessinateur « propose » son œuvre et le journal en dispose. La « liberté d’expression » s’il y en a une, est bien celle du journal et non celle du dessinateur. Et c’est en dernier ressort le directeur de publication qui sera tenu pour responsable, devant les tribunaux. On feint d’oublier que le dessinateur est soumis à la ligne éditoriale du journal, sur laquelle il n’a pas prise. Dans le journal, point de liberté d’expression pour le dessinateur. Protester contre le licenciement du dessinateur au nom de cette liberté d’expression est un non sens.
Nul n’aurait été choqué que le rédacteur en chef demande avant publication à « son » dessinateur de modifier tel ou tel aspect de son dessin. Pour la « une » du Monde, Plantu propose systématiquement plusieurs dessins et ne choisit pas les sujets sur lesquels il doit s’exprimer. La réalisation du dessin résulte d’une vraie négociation entre la rédaction et le dessinateur. Au Canard enchaîné, journal considéré comme un haut lieu de la liberté d’expression, la sélection des dessins est opérée dans un processus tyrannique et totalement dictatorial. Deux ou trois personnes (et aucun dessinateur) choisissent les dessins retenus et personne ne trouve rien à y redire, c’est le fonctionnement normal du journal.
Dans le cas de la Süddeutsche Zeitung, le choix de faire peser la faute sur les petites épaules du dessinateur paraît tout à fait abusif, alors que la responsabilité de la publication incombe totalement aux rédacteurs en chefs. Le dessin a passé le filtre du rédacteur en chef, c’est lui, le responsable ! La direction du journal se défausse sur le dessinateur pour masquer sa propre responsabilité. Si le dessinateur a commis une faute, celle du journal qui a consisté à publier son dessin est bien plus grande encore. Car au fond, un dessin n'a d'existence qu'à partir du moment où il devient public. La direction devrait donc assumer son choix, et s’expliquer. Si ce dessin lui a paru convenir avant la tempête médiatique, c’est qu’il n’est pas si dangereux ou condamnable que ça ? Ou alors, c’est toute la rédaction en chef que l’on pourrait soupçonner d’antisémitisme ?
Dans tous les cas, la liberté d’expression du dessinateur est un slogan romantique, qui n’a rien à voir avec la réalité. Le dessinateur de presse, comme le journaliste de plume, n’est en rien « libre » d’exprimer son opinion en toute « liberté ». Il doit rendre compte à la direction du journal, qui en dernier ressort tranche, modifie, choisit.

Guillaume Doizy

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