Quand on attaque le dessin de presse, c’est la liberté qu’on attaque ? C’est la thèse que défend le dessinateur Patrick Chappatte dans un long texte publié sur son blog en anglais et par le journal suisse Le Temps en français cette fois. Chappatte réagit à la décision prise par le New York Times de ne plus offrir à ses lecteurs de dessins politiques, suite à la crise suscitée en avril par la publication d’un dessin « syndiqué » (abonnement du journal à une agence de syndication de dessins et d’articles) jugé a posteriori antisémite. Les réactions à l’époque ne s’étaient pas fait attendre, une ennième polémique autour du dessin de presse éclatant alors.
La liberté est-elle en cause ? Si le New York Times mettait fin à sa rubrique « sport », on n’invoquerait évidemment pas la question de la liberté. Si le journal cessait de publier des éditoriaux, on s’interrogerait sur la pertinence d’un tel choix. Mais un dessin de presse de plus ou de moins en une d’un journal fait-il vraiment la différence ?
D’un point de vue strictement factuel évidemment non. La fin du dessin d’actualité au New York Times ne change rien à la liberté des américains, des suisses, des coréens du Nord, des prisonniers politiques, des esclaves modernes ou des cadres surmenés. Avec ou sans dessins dans le NYT, le monde continue de tourner de la même manière.
Enfin presque. Car il s’agit bien d’un symbole. Chappatte explique qu’au-delà du dessin, c’est le journal qui se trouve en fait visé, sous entendant que les critiques subies par le journal viseraient finalement à le faire reculer sur sa ligne éditoriale. Chappatte ne défend pas le dessin incriminé, estimant qu’il n’aurait jamais dû être publié. La liberté d’expression n’est pas une liberté en soi. Elle est d’abord le reflet d’une ligne éditoriale, d’un contexte législatif et d’exigences morales. Souhaite-t-on voir des dessins antisémites, homophobes ou racistes en « une » des journaux tels que le New York Times ? Les antisémites, les homophobes, les racistes disent « oui, c’est notre liberté ». Les progressistes et le New York Times lui-même disent « non, pas de ça ici ».
Chacun peut invoquer le droit à la liberté d’expression, surtout aux États-Unis où le dessin incriminé ne relève pas de la loi. Il y a quelques mois, c’était un dessinateur allemand qui perdait sa place pour un dessin visant Netanyahou. Là encore, le journal avait présenté des excuses.
Si le New York Times a failli, c’est dans son incapacité à jouer son rôle de filtre et à faire en sorte que la ligne éditoriale du journal soit respectée. Idem pour le journal allemand. Comment se fait-il que des professionnels de la presse à la tête de journaux importants commettent de telles bourdes ? Publier une info non vérifiée passe encore quand on cherche à tout prix à publier un soop, mais un dessin de presse, qui très vite déclenche une tempête car jugé antisémite ? Les rédacteurs en chef auraient donc besoin de leurs lecteurs et des réseaux sociaux pour déterminer si oui ou non un dessin relève de l’antisémitisme ? Ou si oui ou non un dessin risque de déclencher une tempête et dans ce cas, de se poser la question de savoir si la publication en vaut la peine ou non. Et d'assumer.
On peut admettre des failles dans les hiérarchies et les procédures éditoriales, et on pourrait donc espérer la mise en place de pare-feux pertinents et efficaces. Au lieu de cela, le New York Times abandonne le dessin d’actualité. C’est son choix, c’est son droit. On ne peut crier à la censure. Dans un journal, la direction est reine et un journal qui se fonde sans dessin d’actualité n’est pas a priori suspect de censure.
On peut regretter ce choix, y voir une faiblesse, une lâcheté, ou alors un réflexe purement marchand. Ne l'oublions pas, l'information qu'elle soit de qualité ou non reste une marchandise. Un quotidien d’information sans photos ne fonctionne pas, le dessin éditorial ne fait, lui, pas grande différence. A une époque où la photo n’avait pas encore envahit la presse papier, le dessin satirique jouissait-il vraiment d’une plus grande place dans les journaux ? Pas vraiment dans la très grande presse en fait. Nombre de journaux depuis le XIXe siècle se sont abstenus de recourir à ce type d’image, préférant le texte, les illustrations et les photos au dessin polémique. Néanmoins, si les réactions très vives ont parfois éclaté dans le passé à propos de telle ou telle caricature, et si les rédactions des grands quotidiens ont toujours eu tendance à publier des dessins bien moins polémiques que leurs confrères de la petite presse plus politisée et radicale, le dessin éditorial a longtemps été regardé comme une sorte d’image transparente et sans conséquence. Dans les démocraties parlementaires, l’écrit a toujours primé dans la hiérarchie symbolique des divers moyens d’expression à disposition. L’article, l’éditorial, le livre, c’est du sérieux. Le dessin ? Une forme d’amusement.
Depuis l’Affaire Salman Rushdie, la donne a changé. Le monde est rentré dans l'ère de la polémique internationale. Non pas directement sur des questions diplomatiques et politiques, mais sur le terrain de la culture, de la religion, de l’identité, des communautés. C’est le développement de la télévision satellitaire, qui a permis ça, en générant un espace médiatique mondial instantané. Les réseaux sociaux n’ont fait que prolonger, généraliser, « démocratiser » cette grande fenêtre commune instantanée dans laquelle tout événement fut-il minime peut prendre une dimension imprévue et explosive.
L’affaire des caricatures dites « de Mahomet » en 2005-2006, orchestrée par des islamistes radicaux, a focalisé les esprits sur ces images, jusque-là presque « transparentes ». Depuis, impossible de publier une caricature sans qu’elle fasse l’objet d’un potentiel déferlement de commentaires sur les réseaux sociaux et dans la presse. Non pas à cause de son hypothétique « pouvoir », le pouvoir de l’image étant bien plus faible qu’on aime à le dire. Mais parce que l’exagération inhérente à la caricature et la satire pousse à l’emploi de stéréotypes et de symboles, recourt à l’hypercaractérisation des apparences – et notamment des physionomies -, mécanique dont se sert "brillamment" et depuis longtemps la caricature antisémite, raciste, porteuse de haine ou favorable aux dictatures. Dans son essence même, dans sa forme visuelle particulière, la satire graphique la plus retenue constitue une transgression, une désacralisation, une dégradation qui atteint l'apparence physiques. On comprend qu'elle fasse réagir. C'est l'inverse qui paraît anormal. Le dessin satirique est par essence provocateur. Pendant longtemps, cette transgression a été perçue comme totalement indolore, banale, invisible, la virulence politique textuelle, verbale et souvent même physique dépassant de beaucoup la virulence de la caricature. Une violence caricaturale en tout cas acceptée dans la grande diversité de ses contenus, de ses tonalités. Depuis que le monde, pour des raisons d’évolution géopolitique a focalisé son attention sur la caricature, « l’innocence » du dessinateur a fait long feu. Moquez-vous de Netanyahou ou de Serena Williams par les mots, vous susciterez le débat. Caricaturez-les visuellement et vous provoquerez une tempête d’indignation et jouissance morbide (car quand les certains s’indignent, d’autres applaudissent, ne l’oublions pas). La caricature transgresse la sacralité des visages, qui renvoie à la sacralité de l'image des individus, devenue incontournable ces dernières années. Depuis une décennie au moins, des caricatures très diverses ont suscité des polémiques. En Espagne (sur le sujet du dopage), au Japon (conséquences de Fukushima), en Italie (dessins de Charlie Hebdo lors du tremblement de terre en 2016), en Russie (dessins publiés en France), etc.
On comprend la frilosité des journaux. Objectivement, le recours au dessin de presse n’est plus aussi simple qu’il y a encore trente ou quarante ans. La crise médiatique de 2005-2006 autour du Jyllands Posten, l’assassinat des dessinateurs de Charlie Hebdo ont été les marqueurs les plus visibles de ce récent recul de la « liberté » de la caricature. Le choix du New York Times ne favorise évidemment pas la survie d’une culture de la satire visuelle. Ce choix révèle surtout une tendance lourde. Une forme de lissage du commentaire politique. Une fois de plus, le contenu global du journal ne s’en trouve pas modifié, ou si peu. Le lecteur ne se sentira pas frustré ou si peu, par la disparition du dessin éditorial. Le NYT ne perdra sans doute pas même un lecteur. Peut-être même en gagnera-t-il ? La Liberté avec un grand « L » survivra à ce choix regrettable pour les amateurs de dessins. Le dessin d’actualité est devenu un luxe, un problème, une épine dans le pied. Il gène, comme il gênait au XIXe siècle jusqu’à la généralisation de lois libérales sur la presse. Il gène aujourd’hui pour d’autres raisons. Mais au fond, doit-on vraiment s’en désoler ? Ne doit on pas au contraire s'en réjouir ? N’est-ce pas finalement quand la caricature ne pose pas de problème et ne suscite pas de vives réactions, qu’il y a un vrai problème ?
Guillaume Doizy