Vous avez réalisé récemment un dessin pour le journal L’Humanité qui a suscité une vive polémique, mais on vous connaît surtout pour vos bandes dessinées à succès. Quel est votre parcours de dessinateur ?
Ça serait un peu long de rentrer dans les détails, ça fait une vingtaine d'années que je suis auteur de BD. J'ai démarré chez Delcourt, puis je suis passé par Casterman, Bamboo et Glénat où j'ai travaillé sur des thrillers, saga familiale, autobiographies, etc.
Comment vous est venu ce goût pour le dessin d’actualité ?
J'ai toujours adoré ça, quand j'ai démarré dans des fanzines au milieu des années 90, je ne faisais que du dessin humoristique sous forme de petits strips ou planches de bds et il m'arrivait même de faire des dessins d'actualités. J'ai travaillé pour un magazine musical pendant longtemps et je réalisais des dessins d'actualités, puis j'ai collaboré avec différents journaux satiriques entre deux planches de bds qui occupent 99 % de mon temps.
Les tensions autour des dessinateurs depuis l’affaire des caricatures de Mahomet de 2005-2006 et plus encore avec l’attentat de Charlie Hebdo ne vous ont pas vaccinées contre ce virus du dessin de presse ?
Au contraire, c'est ce qui m'a motivé à en faire le plus régulièrement possible. La force d'un dessin vaut tous les discours du monde.
Le fameux dessin met en scène la présentatrice télé Marion Rousse et le coureur cycliste Julian Alaphilippe. Expliquez-nous.
Il s'agissait d'illustrer un article d'Antoine Vayer, un entraîneur très connu dans le milieu cycliste, qui se bat contre le dopage depuis de nombreuses années. Nous avions déjà réalisé une dizaine d'articles ensemble pour le journal. Tous étaient assez tendancieux, on a parlé et illustré le dopage technologique, les arrangements entre coureurs pour les victoires d'étapes, la prise de médicaments pour aller plus vite ou mieux récupérer, etc. Là, il s'agissait de parler de la sexualité des coureurs les jours de repos. Jusqu'à il y a peu de temps, l'abstinence était la règle. Une légende a couru très longtemps dans le peloton, estimant qu'un coureur ne devait pas dépenser son énergie avant les courses. Et il n'y a que très récemment que les coureurs peuvent voir leur compagne ou leur compagnon les jours de repos. Pour mon dessin, il s'agissait d'illustrer par cet angle de la sexualité, l'endogamie entre une présentatrice sportive commentant les exploits sportifs de son compagnon cycliste. Je me suis inspiré d'un calendrier sportif très connu dans le milieu ou l'intéressée a posé en lingerie. Elle en a tout à fait le droit, et c'est très bien comme ça. Il n'y avait aucun jugement dans mon dessin, il s'agissait juste de mettre en avant certains éléments connus, ce calendrier, le fait que le couple ait communiqué officiellement sur sa relation dans les magazines people, et donc cette réflexion sur cette ambiguïté sport/média, pour illustrer cette chronique autour de la sexualité des coureurs... Un exemple, comment rester neutre aux commentaires d'une course de 4 h en direct si on connait la tactique de course de l'équipe de son compagnon ? On a d'ailleurs bien vu lors des championnats du monde de cyclisme qu'on peut légitimement se poser la question en voyant la personne caricaturée ne pas pouvoir finir de commenter la course remportée par son compagnon...
Vos dessins d’actualité sont en général bon enfant et drôles. Celui-là est un peu plus, disons, frontal. Aujourd’hui, vous apparaît toujours il toujours comme juste ou était-ce une erreur de le publier ?
Mais il est "bon enfant", on est dans la caricature la plus classique du monde, je m'inspire de certains faits, de certains "travers" des personnes caricaturées et je les grossis, je les déforme et j'essaie d'être piquant, c'est le principe de la caricature. Visiblement elle a piqué un peu plus que les autres, peut-être était-elle plus juste qu'on ne veut le croire ou le dire, je n'en sais rien... Et évidemment, une fois sortie de son contexte, cette illustration n'a plus le même sens. On n'a voulu voir que la caricature d'un corps féminin, plus du tout l'endogamie et encore moins le rapport avec les poses sexy de l'intéressée pour ce calendrier. On n'a plus du tout parlé de l'article que le dessin illustrait, on lui a fait dire tout et n'importe quoi...
L’Humanité a très vite présenté des excuses, en cessant toute collaboration avec vous… C’est sexisme versus liberté d’expression ?
Mais cette illustration n'est pas sexiste, elle est sexuée, c'est tout à fait différent. Si le coureur cycliste avait-eu une relation avec un homme, le dessin aurait-été le même. Le thème n'était pas le corps d'une femme, mais la dénonciation d'une relation privée et publique qui pose, à mon avis, certaines questions déontologiques. Bien sûr, si je n'avais pas été au courant de ces poses pour ce calendrier, qui lui est sexiste, j'aurais dessiné la jeune femme en pyjama et la polémique n'aurait jamais démarré. Le thème du dessin n'aurait pas changé d'un millimètre...
Une amie de ma femme a écrit ce texte que je trouve très juste :
"la réaction de L'Humanité est sexiste. On retire une caricature parce qu'une femme se sent "désabusée". C'est bien le regard porté sur cette caricature qui est sexiste, pas la caricature qui dénonce la collusion entre sportifs et journalistes. La caricature le fait avec ses armes : l'excès, l'humour, la satire. Si nous n'acceptons plus ces armes au prétexte qu'elles peuvent blesser, alors nous renonçons à un droit fondamental."
Comment expliquer cette polémique ?
Je me garderais bien d'analyser cette polémique. Ca n'est pas à moi de le faire. Je conseillerais plutôt aux lectrices et aux lecteurs d'écouter un débat très intéressant entre l'historien de la presse Jean-Yves Mollier et Christophe Bigot, avocat expert en droit de la presse sur le site Actua BD.
Redoutez-vous un procès ?
Non, pas du tout. Cette caricature est juridiquement irréprochable comme me l'ont dit Richard Malka et mon avocat. Ça serait même intéressant qu'il y ait un procès, a-t'on encore le droit de faire une caricature sexuée en 2020 en France ? Je ne le sais pas, visiblement les tribunaux populaires ont décidé que la réponse était négative. Que déciderait un juge ?
Dans cette affaire, qui vous soutient ?
Dans ce genre d'affaire, il y a très peu de soutiens. Il est plus facile de se ranger du côté de la meute. On devient le mouton noir, la brebis galeuse qui a trébuché. J'ai lu des commentaires de confrères assez dingues... Ce dessin plait ou ne plait pas, il n'y a aucun souci là-dessus, nous sommes en démocratie, et justement parce que nous sommes en démocratie, quand un dessin ne dépasse pas les limites juridiques, je crois qu'il faut savoir l'accepter et le défendre. Ça n'a pas du tout été le cas, et je pense que c'est un véritable danger pour notre liberté d'expression de s'attaquer à cette veine de la caricature. L'avenir nous le dira, mais un nouveau palier a été franchi dans cette affaire, et une forme d'auto-censure va continuer. Merci à toi pour ton soutien, et merci aussi à Cartooning for Peace qui a analysé de fort belle manière la situation que j'ai vécue.
Après cette crise médiatique, le dessin d’actualité, c’est fini pour vous ?
Non, j'ai failli tout laisser tomber après avoir reçu des insultes et des menaces, et en lisant certains commentaires, mais je vais continuer, et j'ai déjà continué pour le journal satirique numérique Le Coq des Bruyères, puis pour des sites sportifs avec des dessins sur le cyclisme, qui reste ma passion, et d'autres dessins viendront pour d'autres journaux, qui ne me censurent pas...
Propos de Espé recueillis par Guillaume Doizy