Dans un article intitulé « Quand Charlie Hebdo n’est (Schiap)pas drôle », Daniel Muraz évoque une problématique centrale : en donnant la part belle à une ministre, et en visant les musulmans (appréciation que nous discuterons), c'est-à-dire une minorité et non une institution, le journal satirique ne contrevient-il pas à la tradition de la caricature, qui, depuis Honoré Daumier, défend le faible contre le fort ?

Daumier justicier ?
C’est ainsi que notre époque conçoit la caricature, mais qu’en est-il en réalité ? Si Daumier affronte bien la monarchie entre 1830 et 1835 tout en soutenant les révoltes populaires au point d’écoper de plusieurs mois de prison, il en va tout autrement en 1848. Lorsqu’à la fin du mois de février trois jours d’émeutes imposent la Seconde République, Daumier s’inscrit alors dans la majorité. Pour la première fois depuis 1830, le dessinateur voit ses idées triompher avec un parlement élu au suffrage universel (masculin) et un gouvernement républicain. Daumier cesse-t-il de dessiner pour autant ? Que neni, le caricaturiste trouve de nouvelles cibles. Contrairement à d’autres dessinateurs qui s’acharnent contre le roi Louis-Philippe balayé par la révolution, Daumier s’en prend aux socialistes (Proudhon, Victor Considérant, Pierre Leroux), cibles également du pouvoir. Pire, il fustige dans de nombreuses séries les revendications féministes, les femmes « divorceuses » présentées comme hystériques et alcooliques, voulant se comporter comme des hommes et renoncer à la maternité. Loin de l’image du caricaturiste affrontant les puissants, Daumier s’en prend alors bien aux « faibles ». Alors qu’avec sa fameuse lithographie de 1834 « Rue Transnonain », le dessinateur dénonçait la répression du petit peuple par un pouvoir de plus en plus autoritaire, lors des journées de Juin 1848, Daumier assiste sans réagir à l’écrasement des ouvriers des ateliers nationaux parisiens par le gouvernement républicain : environ 5000 morts, 25 000 arrestations et 11 000 condamnations à de la prison ou à la déportation.

De la IIIe République à la Grande Guerre
Qu’en est-il sous la IIIe République ? A partir des années 1870, la caricature vit son âge d’or en France. Des centaines de journaux publient des dessins satiriques, souvent en couverture. Chaque sensibilité politique possède son journal satirique, on tape aussi bien sur les juifs que sur les curés ou les militaires. La loi de juillet 1881 sur la Liberté de la presse libéralise la publication des caricatures, ce qui n’empêche toutefois pas entre cette date et 1914 quatre dessinateurs et un éditeur de passer quelques mois en prison pour des caricatures anticléricales ou antimilitaristes. Cette répression de la caricature par l’État, semble attester de son rôle émancipateur. Néanmoins, rappelons que la caricature antisémite s’en prend alors à une minorité, que les femmes et les féministes continuent de faire l’objet d’un pilonnage caricatural virulent, même dans un journal comme L’Assiette au Beurre, souvent cité pour sa radicalité « gauchiste » ; enfin, dans les colonies, et notamment en Algérie, seuls les colons ont le droit et les moyens de fonder des journaux satiriques. Et ils ne s’en privent pas. Mais si en métropole des dessins hostiles à la colonisation paraissent dans certains journaux d’extrême gauche ou d’extrême droite, pour critiquer les républicains au pouvoir, en Algérie, la caricature a une unique fonction : justifier la colonisation en présentant les « indigènes » comme dangereux et peu civilisés. N’oublions pas non plus que les dessins de presse qui connaissent alors la plus grande diffusion sont alors publiés par des journaux quotidiens tirant à plus d’un million d’exemplaires, quand la presse satirique radicale dépasse à peine quelques dizaines de milliers d’unités. Comme aujourd’hui, ces grands journaux quotidiens sont dirigés par des magnats de la presse, c'est-à-dire des propriétaires institutionnels. Les dessins publiés dans ces journaux ne peuvent donc en aucun cas s’inscrire dans une tradition de critique opprimés contre les pouvoirs.
Pour terminer, on peut également évoquer la caricature pendant la Grande Guerre : hormis quelques très rares journaux et dessinateurs qui font preuve d’une certaine réserve, la plupart des caricatures publiées entre août 1914 et novembre 1918 s’inscrivent dans le « bourrage de crâne » ambiant, un terme qui fleurit dans la presse dès 1915. Les dessinateurs français justifient la guerre, présentent les soldats allemands comme des couards et les troupes alliés tellement fortes qu’elles sont insensibles aux balles « boches »…
Bref, sans parler de l’instrumentalisation de la caricature politique par les états démocratiques ou dictatoriaux au XXe siècle, on doit se rendre à l’évidence : l’image satirique n’a jamais été le seul instrument d’émancipation qu’on veut bien faire d’elle. Depuis ses origines, elle sert aussi bien - et peut-être même surtout - ceux qui veulent et peuvent s’en saisir, c'est-à-dire les élites qui maîtrisent les codes de la représentation et également les instruments médiatiques.

Qu’est Charlie-Hebdo devenu ?
Dans cette « une » de Charlie « Schiap(pas) drôle » évoquée par Daniel Muraz, le journal vise-t-il les musulmans ? A droite, la ministre donne un violent coup de pied dans l’entre-jambe d’un personnage masculin, dont les testicules ainsi maltraitées ressortent par les narines, gag visuel central du dessin. L’identification du personnage se fait principalement par sa tenue vestimentaire, djellaba et chechia, mais aussi par sa barbichette. Ces signes distinctifs ne constituent pas l’habit « des musulmans » en France, mais bien ceux d’une minorité qui affirme dans l’espace public son appartenance religieuse comme primordiale (comme les religieux juifs ou catholiques ont leur signes vestimentaires spécifiques). La caricature vise ici les intégristes. Elle met en scène une femme dominante, « émancipée » et un homme dominé, comme le journal anticlérical Les Corbeaux le faisait plus d’un siècle auparavant, en opposant des Marianne triomphantes à des curés, des papes ou même des divinités écrasées. Des années 1900 à 1914, l’État mène une politique anticléricale en France, avec des lois spécifiques restreignant la présence du clergé catholique dans la société, et comme point d’orgue, la loi de Séparation de 1905. On peut dire qu’à l’époque, les journaux satiriques anticléricaux soutiennent parfaitement le… gouvernement.  Charlie propose ici une image du monde à l’envers, puisque dans la plupart des traditions religieuses intégristes, les femmes demeurent soumises aux hommes.
On peut certes regretter que Charlie Hebdo ait abandonné son esprit libertaire, pour glisser vers un républicanisme bien plus centriste, comme le souligne à juste titre Daniel Muraz. Le glissement ne date d’ailleurs pas d’hier, mais s’opère dès 2005 avec l’affaire dite des caricatures de Mahomet. Charlie Hebdo, qui pouvait être perçu jusque-là comme un journal satirique poil à gratter des institutions, se trouve alors confronté comme jamais auparavant à des menaces inédites. Lors du procès intenté à Charlie par des associations musulmanes, la défense du journal aligne les témoins institutionnels et produit même une lettre de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, futur président de la République, indiquant préférer un excès de caricature à un excès de censure.
Depuis lors, et a fortiori plus encore à partir de janvier 2015, Charlie Hebdo a cherché dans l’État un soutien pour assurer sa survie, tandis que nombre de démocrates ont fait de Charlie un étendard des valeurs républicaines contre l’intégrisme islamiste. Ainsi, Charlie Hebdo s’est-il échappé à lui-même. Il a été intégré en tant que symbole phare au panthéon républicain. Depuis 2005, Charlie Hebdo a, bien malgré lui, perdu toute innocence.
Guillaume Doizy

 

Tag(s) : #Analyses sur la caricature, #News
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