Ludivine Péchoux, L'Assiette au beurre croque les bigots - dessins anticléricaux d'une revue satirique, éditions de la Lanterne, 330 pages, 26 euros.
On n’utilise plus guerre le terme d’anticléricalisme, même pour qualifier des caricatures visant les religions. L’expression « caricatures de Mahomet » a presque remplacé tout autre formulation qui pourrait faire lien entre les critiques actuelles et un passé militant et libre-penseur. C’est que, comme le souligne l’autrice de ce fort beau recueil de plus de 300 pages sur les dessins « anticléricaux » de L’Assiette au beurre, l’anticléricalisme peut combler tout type d’idéologie politique : on pense à l’anticatholicisme de Bismarck (le Kulturkampf), à l’anticléricalisme stalinien en URSS, ou encore à l’anticléricalisme d’extrême droite actuel qui peine à cacher ses intentions racistes.
Ce recueil permet de retrouver les racines de l’anticléricalisme radical et révolutionnaire, celui qui vise une institution omniprésente, un pouvoir oppresseur soutien et acteur de pouvoirs d’autres types, pouvoirs politiques ou économiques.
Depuis la Révolution française de 1789, les tenants des idées républicaines ont fait de l’Église catholique une de leurs cibles privilégiées, opposant à la morale religieuse et ses chimères une rhétorique positiviste et plus rationnelle, synthèse entre l’interventionnisme d’État et le libéralisme entrepreneurial. Lorsque les républicains s’imposent en France à la fin des années 1870, la réforme de la société en passe nécessairement par une certaine mise à distance du religieux.
Il n’est pas étonnant de voir alors la caricature s’emparer du thème, comme dans de très nombreux pays européens au même moment, comme avant cela pendant la Révolution française elle-même, qui inaugurait en France un cycle de crises caricaturales marquées par une radicalité sans équivalent.
Comme le rappelle ce recueil dans une introduction très bien faite, L’Assiette au Beurre s’inscrit dans cette dynamique, en consacrant une part importante de ses dessins à la caricature des clergés et des dogmes, le contexte se montrant particulièrement favorable : la revue est fondée en 1901, alors que les partisans de Dreyfus règlent leur compte avec les catholiques antisémites, une nouvelle majorité anticléricale permettant à Émile Combes, président du Conseil à partir de juin 1902, de mener une politique visant à la Séparation des Églises et de l’État.
Ludivine Péchoux présente ces dessins en les classant autour de 13 thèmes, permettant de saisir les grands axes de la critique formulée par les dessinateurs contre le clergé, ses représentants romains, mais également les "bigots". L’ensemble ne manque pas d’intérêt. Mais si l’autrice se démarque de ceux qui envisagent la revue comme un « brulot anarchiste », il nous semble qu’elle participe d'une forme d'idéalisation de L’Assiette au Beurre. Dans les paragraphes qu’elles accordent à la revue, à son fondateur et aux dessinateurs, le lecteur ne manquera pas de découvrir les grands thèmes de prédilection de L’Assiette : antimilitarisme, anticolonialisme, critique sociale anticapitaliste, et même une prise en compte du « sort des femmes et des enfants (p. 22). On pourrait tout aussi bien souligner qu’aux côtés de dessins ou de numéros progressistes, d’autres accablaient les féministes, mais aussi les gays et les lesbiennes. Sans oublier quelques saillies antisémites… Mais là n’est peut-être finalement pas le principal. Ludivine Péchoux souligne combien L’Assiette au beurre diffère des revues militantes de la même époque. On doit pousser plus avant le raisonnement, et remarquer combien cette revue commerciale (et assez chère) arrive dans un moment où l’anticléricalisme est rien moins qu’une idéologie minoritaire et contestataire. Il s’agit alors d’une idéologie d’État. En soulignant cet aspect, on égratigne l’idée – le lieu commun en fait – qui veut que la caricature soit un instrument d’émancipation et de critique des pouvoirs. La caricature légalisée par la loi de juillet 1881 sur la presse fait surtout alors figure de moyen de divertissement, elle accompagne les dynamiques sociales, bref, elle se retrouve plus souvent dans le camp de la force et du conservatisme, que dans celui de la lutte contre les majorités et les institutions les plus puissantes. L'Assiette consacre plus de dessins à l'anticléricalisme qu'à l'anticapitalisme ou l'anticolonialisme. Et les dessins anticoloniaux visant les autres nations sont toujours plus radicaux que ceux fustigeant la République française... Le fait qu’aucun dessin de ce journal n’ait jamais été condamné par la justice nous semble particulièrement significatif, alors que nombre de journalistes et des dessinateurs antimilitaristes (dont certains participent à L’Assiette au Beurre) se trouvent condamnés et mis en cause pour des écrits et des caricatures parues dans d’autres journaux, militants cette fois.
Comme le montre ce livre de Ludivine Péchoux, L'Assiette au beurre par son ton et la qualité de ses dessins reste une revue exceptionnelle pour l'époque. Et on comprend bien pourquoi elle demeure une référence aujourd'hui.
Guillaume Doizy
Maison d'édition à Lyon | Les éditions de la Lanterne | France
Les éditions de la Lanterne sont une maison d'édition indépendante et engagée installée à Lyon