Les dessins du diable, José-Alain Fralon, MEO éditions, 218 p. 23 euros.
Rien n’est plus difficile que d’écrire la biographie d’une personne encore en vie, d’autant plus si elle vous sert de source principale. Un lien d’humanité toujours plus consistant transforme l’auteur en jouet de son objet et impose au libre arbitre de flirter avec l’autocensure. La biographie de commande rappelle inévitablement les vies de saints du passé. C’est un genre spécifique et l’auteur peine toujours à s’émanciper de sa tutelle. Quelle vérité quand le récit se fait nécessairement hagiographique ?
Le journaliste José-Alain Fralon a le mérite d’avoir osé mettre sa plume au service d’une histoire emblématique, celle d’Arthur Langerman, enfant juif né en Belgique de parents déportés pendant la seconde guerre mondiale, devenu riche diamantaire à la tête d’une incroyable collection de diamants et de caricatures… antisémites. C’est cet amalgame qui donne tout son sel à ce récit, cette combinaison de malheur et de réussite, d’Histoire avec un grand H et d’images, de tragédie et de paradoxe : pourquoi un juif miséreux, victime de la Shoah, consacre-t-il une partie de sa fortune à acheter au prix fort une quantité incroyable d’images et d’objets qui ont accompagné (ou pas, lorsqu’il s’agit de faux), depuis le Moyen-âge, l’exclusion et la haine des Juifs, jusqu’à leur extermination ? Comment cette collection, au-delà de la réussite sociale de son auteur, devient à son tour un instrument de l’Histoire ?
Comme le restitue avec précision José-Alain Fralon, la vie d’Arthur Langerman a tout du roman fleuve. Après des débuts marqués par l’horreur de l’extermination, après la misère des premières années et une période d’apprentissage difficile dans un contexte d’après-guerre et de silence sur la Shoah, après de premiers émois politiques au cœur du sionisme de gauche européen, Arthur épouse la carrière imposée par son milieu, et surtout par sa mère rescapée des camps, qui l’oriente vers le travail du diamant. Trente ans plus tard, la réussite est au rendez-vous, les millions succèdent aux millions avec leur lot d’aventures et de mésaventures en Europe, en Australie, au Moyen-Orient ou en Afrique. Liasses et mallettes de billets, rencontres avec des têtes couronnées ou des personnes fortunées à la recherche du diamant rare, Aston Martin sertie de pierres précieuses, bijoux plus fous les uns que les autres, quête des meilleures pierres de par le monde… Mais des diamants de couleur ! C’est dans cette spécialité qu’Arthur Langerman a fait fortune, à contre courant de la profession.
Hormis quelques très proches, nul ne connaît les mille secrets d’Arthur Langerman qui exerce sur toute personne rencontrée une attraction difficilement résistible : sans avoir fait de grandes études, Arthur Langerman brille autant par l’aisance que lui donne sa fortune que par le génie qui lui est propre et qui lui donne une longueur d’avance dans bien des domaines. Autodidacte, charmeur, secret, accessible autant que distant, anticlérical autant que conservateur, autodidacte polyglotte, à l’aise au piano comme à la traduction du Yiddish, doué d'une incroyable mémoire et d’un grand sens de l’autre, Arthur Langerman est l’homme paradoxe par excellence. Voilà ce qui en impose tant chez lui et qui laisse loin derrière le biographe lilliputien contraint d’enjamber les mondes de ce Gulliver haut perché.
Un journaliste finalement désarmé face à cette vie très remplie, et encore moins outillé quand il s’agit de prendre à bras le corps la très riche collection d’images antisémites réunie par Arthur Langerman depuis trois ou quatre décennies.
Si Arthur se raconte volontiers, ou plutôt raconte à chacun et chacune l’Arthur de son choix, la collection, elle, peine à s’appréhender avec les seules armes du journalisme. Et on perçoit bien la méthode : José-Alain Fralon n’a pas eu d’autre choix que de s’appuyer sur le témoignage d’Arthur Langerman lui-même bien sûr, en le complétant par les diverses et finalement encore rares publications réalisées autour de cette collection depuis : articles en ligne, catalogue de l’exposition Dessins assassins du Mémorial de Caen, auxquels il faut ajouter quelques interviews également.
Evoquer la collection sans avoir vraiment plongé au cœur de cet ensemble et sans connaître grand-chose des enjeux de l’image antisémite, sans s’être intéressé à la caricature en général, laissera dubitatif le lecteur chevronné qui trouvera quelque peu pénible le catalogue d’œuvres supposées emblématiques qui lui est proposé. Le catalogue ne remplace pas l’analyse, la vue d’ensemble, les grandes tendances et les évolutions. Le catalogue n’évite pas les approximations, les raccourcis et quelques erreurs, comme celle qui consiste à qualifier l’hebdomadaire humoristique français Le Rire « d’organe de presse ayant l’antisémitisme comme seule ligne idéologique ».
Le journaliste reprend des éléments du discours porté aussi bien par Arthur lui-même que par Stéphane Grimaldi, directeur du Mémorial de Caen à l’initiative de la grande exposition Dessins assassins en 2017-2018 : la caricature a préparé la Shoah. L’affirmation aurait le mérite d’être discutée, critiquée par le journaliste ou l’historien qui auraient à cœur de tenter une hiérarchie des discours (oraux, écrits imprimés, propagande radio ou cinéma, discours officiels, politiques, commerciaux, militants, enseignement, décisions étatiques et institutionnelles) antisémites et de situer dans cet ensemble la place de la caricature, toute relative en somme et sur laquelle on se focalise aujourd’hui, tant ces images, tirées de leur contexte de production historique, nous frappent. Ces images, si faciles à appréhender dans leur effet immédiat, portent une forme d’évidence et donc d’illusion, qui déclassent les autres modes de diffusion des discours, bien plus complexes et difficiles à cerner.
Cette question en appelle une autre, que ne règle pas cet ouvrage : comment faire d’une collection de caricatures antisémites historiques un outil pédagogique au service de la lutte contre l’antisémitisme ?
L’ouvrage n’en demeure pas moins utile et indispensable. Il a le mérite de tracer le portrait d’un collectionneur de premier plan, qui met ses pas dans la tradition de tant de collections privées ayant servi de base à bien des collections publiques actuelles. En léguant ses « trésors » à un Centre de recherche fondé à Berlin et spécifiquement créé pour l’occasion, Arthur Langerman marque l’Histoire. Un don qui, à lui seul, donne à cette biographie un tantinet « caricaturale », toute sa légitimité.
Guillaume Doizy (avec un z)