Les cartes postales illustrées de la Grande Guerre ont été étudiées jusque-là dans une forme de cécité. Seules les iconographies « guerrières » (soldats, dirigeants, civils pensant au front, ruines, matériel militaire) ont intéressé la recherche ou les auteurices de collections, sans postures critiques à leur égard. Ces images « de guerre », ont été perçues avant tout comme le stigmate de la brutalisation à l’œuvre pendant le conflit. En excluant des corpus les centaines (milliers ?) de modèles représentant des œuvres d’art, des sujets civils, des paysages bucoliques ou des animaux en tout genre, on a évidemment facilité cette définition d’une iconographie tout entière gagnée par le bellicisme.
Poulbot s'en-va-t-en-guerre
Les dessins publiés pendant la Grande Guerre par Poulbot dans la presse et republiés sous la forme de carte postale ont-ils autre chose à nous apporter que de confirmer la « brutalisation » ambiante, comme nous le suggérions nous-mêmes dans un article publié en 2014 (mea maxima culpa) ? Prolifique pendant le conflit, Poulbot s’entend dès le second semestre de l’année 1915 avec l’éditeur Ternois, qui n’est pourtant pas spécialisé dans l’édition de cartes. Celui-ci imprime jusqu’en 1918 une série numérotée constituée de cent modèles différents, illustrations qui seront également diffusées dans deux recueils, Des gosses et des bonhommes en 1917 et Encore des gosses et des bonhommes (circa 1921), et pour certaines sous formes de lithographies en couleur et numérotées. Cette série de cartes, vendue par pochettes de 10 ou 20 modèles, reproduit une bonne partie des dessins de l’artiste parus à un rythme soutenu (parfois un dessin tous les quatre jours), dans l’un des plus grands quotidiens de cette époque, Le Journal, quotidien qui compte parmi ses collaborateurs réguliers Willette, Léandre, Sem, Manfredini, Albert Guillaume et Raemaekers. Parmi les dessins parus en 1915 et 1916 dans ce quotidien et non republiés sous forme de carte postale, plusieurs évoquent la question des embusqués, des mercantis ou autres « mauvais » patriotes qui se soustraient à l’emprunt : il semblerait ainsi que les éditeurs de cartes postales aient préféré éviter les sujets qui divisent l’opinion. Certains dessins de cette série des « cent » proviennent également d’autres journaux pour lesquels Poulbot a travaillé, notamment Le Rire rouge et La Baïonnette. À cet ensemble tiré en noir et blanc, il faut ajouter quelques séries plus modestes en couleur : « Les Petits Français » (12 modèles, Edition Paris Color, 1915) ; un lot de 6 cartes intitulé « Les petits Poulbots », chez H. Chachoin (1916) ; enfin, une série dite « tricolore » éditée par Ternois en 1917.
Des enfants, surtout des garçons
Comme de juste, ces cartes représentent majoritairement des enfants, même si certaines les excluent totalement. Ce sont ces représentations enfantines qui nous intéressent ici. Dans seulement un tiers des cartes les filles apparaissent seules (rarement) ou dans des groupes mixtes, c’est dire l’omniprésence des garçons. Ce déséquilibre, qui renvoie aux stéréotypes de genre est confirmé par les attitudes et activités prêtées aux enfants. Dans la plupart des cas, les garçonnets jouent à la guerre, activité à tel point valorisée par Poulbot qu’elle semble justifier l’idée d’une brutalisation générale de la société. On aurait tort d’analyser ces images comme un reflet fidèle d’une pratique sociale de l’époque. En effet, Poulbot n’hésite pas à figurer des enfants aux « mains coupées », colportant cette supposée pratique barbare des Allemands, non reconnue officiellement pendant le conflit par les Alliés et démentie par toutes les études depuis la Guerre. Le dessinateur met parfois aux prises des enfants français et des soldats allemands adultes, montrant systématiquement la supériorité des gamins face à l’armée d’occupation : les enfants ne les craignent pas, se moquent d’eux ouvertement et enfin les mettent même en déroute grâce à quelques tuyaux de poêle censés imiter les canons. Ces dessins se caractérisent par leur dimension fantasmatique et nous semblent donc plus propagandistes que documentaires.
Si on compare les garçonnets « guerriers » de Poulbot à ceux de la série conçue par l’illustrateur Bignami, on doit convenir que Poulbot s’en tient à montrer des enfants joueurs et non des enfants tueurs. La bonhomie et la jovialité dominent, même lorsque l’ennemi est représenté (un tiers des cartes tout de même). Lorsque Poulbot colporte le crime des « mains coupées », les enfants arborent toujours des visages sereins, parfois même souriants, alors que quand d’autres dessinateurs mettent en images le Livre rouge des atrocités allemandes par exemple, un rapport publié par les autorités, ils n’hésitent pas à faire appel à des mises en scène dramatiques ou macabres, visant à susciter l’effroi chez le lecteur.
Brutalisation, vraiment ?
Soulignons d’ailleurs que presque un cinquième du lot concerne le rationnement, les difficultés à se nourrir ou à accéder aux mêmes douceurs qu’avant-guerre, présentant les enfants comme autant gourmands que fragiles, c’est à dire humains, échappant à l’embrigadement qui voudrait que chacune et chacun fasse don de soi à la patrie en supportant sans sourciller les rigueurs du moment. Une thématique assez incompatible donc avec l’idée d’une instrumentalisation de l’image à des fins de brutalisation des esprits.
La Guerre de Poulbot reste bon-enfant, joyeuse, amusante, et l’omniprésence des cartes mettant en scène des enfants jouant à se battre traduit bien le contexte idéologique dans lequel le dessinateur évolue. De ce point de vue, Poulbot alimente la doxa du temps, en valorisant la guerre des adultes par les mises en scènes de jeux enfantins ; en stigmatisant l’adversaire (enlaidi, présenté comme possiblement brutal et sans scrupules), il s’inscrit bien dans la logique guerrière de cette époque.
La Guerre du genre
Néanmoins, ces cartes reflètent une autre guerre, la guerre du genre. En effet, comme nous l’avons souligné, les filles sont présentes dans un tiers seulement des cartes publiées, seules ou dans des groupes mixtes. Alors que les garçons adoptent des attitudes « militaires », arborent des fusils de bois ou des jeux renvoyant à la tranchée imaginaire et donc à la virilité masculine adulte, les filles sont systématiquement réduites aux activités liées au soin, ou encore spectatrices. Elles sont souvent derrière les garçons, en arrière plan, parfois effrayées, tandis que les jeunes mâles dominent les images, créent l’événement, étant systématiquement majoritaires dans les groupes mixtes. Apprenties infirmières (parfois montrées comme inefficaces !), spectatrices, victimes : voilà à quoi sont réduites les fillettes, parfois associées à la maternité par la proximité d’avec les mères ou l’obligation de garder les membres les plus petits de la fratrie. Enfin, plusieurs cartes renvoient à la présomption d’hétérosexualité, les enfants étant présentés comme ayant la préoccupation sur ce terrain-là d’imiter leurs parents plus tard.
Bien que centrés sur le contexte de guerre, les dessins de Poulbot ne reflètent pas la brutalisation que l’ont pas déceler dans la partie – minoritaire selon nous – de l’iconographie diffusée à cette époque. Le sujet est peut-être ailleurs, dans cette guerre du genre qui apparaît comme collatérale mais dont les conséquences sociales sont probablement plus profondes car impensées.
Nous avons repéré dans les collections ou sur les sites de ventes de cartes de nombreux modèles colorés par des mains enfantines voir reproduites par des enfants talentueux.ses. En étant « consommées » par la jeunesse, ces images ont certainement servi de modèles et en tous cas accompagné les discours sexistes et genrés qui caractérisent si profondément – le plus souvent à bas bruit -, nos sociétés.
Cartes dessinées/coloriées/plagiées :
Cartes "originales" de Poulbot :