Ces dernières semaines, de nombreux articles sur le dessin de presse ont été publiés avec en ligne de mire la commémoration des dix ans de l’attentat contre Charlie Hebdo. L’un d’eux, publié par le journal Le Monde, retient aujourd’hui notre attention. Intitulé « Le dessin de presse se rebiffe », il a pour mérite de donner la parole à quelques grands noms du métier : Chappatte, Aurel, Plantu, Coco, Lisa Mandel et Riss.
Si l’historien se sent un peu mal à l’aise quand le journaliste évoque « l’époque la plus triomphale du dessin de presse, dans les années 1970 et 1980 », il n’en demeure pas moins que Jean Birnbaum aborde un aspect de la question rarement évoqué : le fossé grandissant entre la liberté d’expression telle que conçue par la presse dans sa grande majorité, professionnel.les du dessin satirique compris, et « les jeunes ».
Un récent sondage a mis en lumière ce supposé divorce entre liberté d’expression et les jeunes génération. Je dis « supposé », car la liberté d’expression est ici conçue uniquement dans le fait, pour le dessin de presse, de pouvoir caricaturer les religions.
Une récente table ronde avec le dessinateur Kak (BPI, lundi 20 janvier 2025), montre bien que cette question du regard porté par les jeunes générations touche l’ensemble de la profession, notamment dans le fait que, ces dernières années, les dessinateurices se posent de plus en plus le problème de la mise en image des « diversités » dans leurs dessins.
En fait, au-delà de la jeunesse, c'est la double problématique des sensibilités et de la représentation des diversités qui se pose de manière frontale au dessin de presse aujourd'hui.
Depuis 2005 et l’affaire des caricatures de Mahomet, les tensions autour de la caricature ont été analysées comme résultant du choc entre les tenants de la liberté d’expression et une petite minorité d’islamistes ou d’États radicalisés. Pourtant, depuis les années 1990 au moins, le dessin de presse et l’humour en général ont suscité des réactions de protestation au nom du respect des « sensibilités », un phénomène que les dessinateurs – des hommes, blancs, en bonne santé, intégrés au « système » - n’ont pas pu et pas voulu voir.
En 1999, Patrick Timsit comparaissait pour un sketch interprété en 1992, dans lequel il faisait dire à un odieux chirurgien : dans les trisomiques, c’est comme chez les crevettes, tout est bon sauf la tête. Timsit est alors jugé pour « des propos estimés blessants » comme le rapporte le journal Le Soir notamment (6 janvier 1999). Après cela, des dessinateurs au fil des interviews ou dans des recueils, ont évoqué des réactions d’associations – non pas des associations intégristes religieuses ou d'extrême droite – mais regroupant des individus par « communautés ». Le dessinateur américain Daryl Cagle a par exemple été ciblé par des associations venant en aide à des travailleuses du sexe, pour un dessin représentant les compagnies pétrolières en prostituées. Dans une interview publiée en 2005 (!) (https://www.actuabd.com/Plantu-Mon-but-etait-de-faire-de-la-bande-dessinee ), Plantu expliquait que « quand Chirac s’est rendu compte qu’il était un peu sourd, je l’ai dessiné en Tournesol. Ça m’a même causé pas mal de problèmes car il y a quelques associations de malentendants qui me sont tombées dessus : on ne se moque pas des sourds ! ». De son côté, Faujour a plus d’une fois été confronté à des réactions féministes à l’encontre de ses dessins publiés dans Rouge ou réalisés dans le cadre syndical.
Le wokisme n’était pas encore inventé et il ne s’agissait pas encore à l’époque d’un fossé générationnel entre la caricature et les jeunes...
N’empêche, le phénomène de césure entre le langage spécifique de la caricature, qui recourt à l’exagération et à la métaphore, et le public, ne date pas d’hier. Nos sociétés démocratiques revendiquent la bienveillance pour toustes, la fin des discriminations, le « respect » des individualités, l’acceptation de la différence, etc. Un contrat social que la caricature transgresse allègrement.
Dans l’article du Monde, Aurel, explique que « de toute façon, à [s]es yeux, un dessin qui se fout de la gueule des Noirs, des Juifs ou des femmes ne peut pas être un bon dessin. »  
Sauf que la question n’est pas là. La pression qui s’exerce sur le dessin de presse depuis quelques années et qui s’exprime dans le désamour de la jeunesse pour la « liberté d’expression », ne vise pas la production d’images satiriques clairement identifiées comme racistes, sexistes, antisémites ou même homophobes.
Ce qui est difficile en la matière, c’est de comprendre que le dessin de presse le plus progressiste soit-il, est par essence discriminant, essentialisant. Il heurte par nature les sensibilités en s’appropriant des codes qui renvoient à des souffrances vécues par les « minorités » ou les individus. Ce phénomène est lié bien sûr à la « position » des professionnel.les du dessin de presse, une position de surplomb. Dans ses représentations, la caricature est historiquement profondément discriminante à l’égard des femmes par exemple, et je ne parle pas là des dessins spécifiquement hostiles aux féministes. Dans la plupart des cas, le dessinateur fait preuve d’un puissant conformisme pour rester intelligible. Il se nourrit des stéréotypes et des hiérarchies (de genre par exemple) en vogue et participe de leur renforcement.

Prenons un exemple récent : celui du dessin de Pierre Kroll fourni par Cartooning for peace à la BPI pour illustrer l’affiche de la table ronde « Les 1001 vies du dessin de presse » (voir en haut de ce post). Kroll, que nous ne suspectons ni d’antisémitisme ni de racisme, met en scène un dessinateur confronté à de nombreux groupes de pression « identitaires » (les « communautarismes »). Le personnage « noir » renvoie très clairement aux représentations coloniales, on se croirait revenu au temps de Tintin au Congo.
Kroll ne voit pas malice à recourir à ce stéréotype, qui lui permet d’être immédiatement compris. Mais compris par qui ? Compris comment ? Avec quelles conséquences pour les imaginaires collectifs ?
Kroll n’a pas vécu dans sa chair le racisme, la négrophobie, le rejet, les discriminations depuis l’enfance, les difficultés à trouver du travail, les regards, les insultes, etc. Comment ne pas comprendre qu’une certaine jeunesse se dise en désaccord avec la « liberté d’expression », quand la rhétorique satirique se fait, bien malgré elle insistons là-dessus, finalement si peu respectueuse des personnes opprimées du fait de son recours aux représentations stéréotypées ?
Le dessin de presse se trouve au cœur d’une vraie contradiction démocratique : d’un côté la liberté d’expression, la liberté de la satire, et de l’autre, le questionnement des symboles et des discours qui renvoient aux discriminations, qu’ils soient offensifs, ou résultent de l’emploi banalisé de clichés problématiques.
On a abandonné le mot « nègre », car profondément péjoratif, au profit de termes moins marqués historiquement. La caricature, elle, peine à abandonner sa palette de motifs nécessairement simplistes et caricaturaux. Le pourrait-elle sans perdre son âme ? Même sans le vouloir, Kroll convoque bien le « nègre » dans son dessin…

La crise de 2005-2006 et l'attentat de 2015 ont artificiellement tourné les regards vers l'islamisme radical, comme ennemi principal de la liberté d'expression. Mais finalement, en ce début de 21e siècle, la démocratie elle-même avec ses exigences en terme de reconnaissance des sensibilités, semblent devenues incompatibles avec la caricature politique et sa rhétorique spécifique.

Guillaume Doizy

Tag(s) : #Analyses sur la caricature, #News
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