Article paru dans Strix, L’Idée Libre, revue mensuelle d’éducation sociale, avril1923.

Nous avons encore à déplorer la perte d'un de nos meilleurs amis : Petit-Strix.

Il n’est ignoré d'aucuns de nos lecteurs. Tout connaissent ses caricatures et les cartes postales illustrées (anticléricales, anti-alcooliques, etc.), dues à notre crayon ami et que nous avons répandu si largement. Ils connaissent aussi ses brochures éditées par L'Idée libre : La Forêt, La Voix du passant, Religion, Impressions d'Orient, si remarquablement illustrées. Et nos vieux abonnés se souviennent que L'Idée libre, lors de son apparition en 1911, était revêtue d'une couverture illustrée par Strix. C'était un ami de la première heure. Un ami dévoué et sûr, un être d'élite, et c'est pour moi un devoir de lui consacrer quelques lignes, trop heureux si je parviens à faire aimer cette figure noble délicate par ceux qui me liront.
Strix avait 40 ans. Il était infirme. Ayant été victime d'un accident, vers sa 15e année, il était resté frappé de paraplégie. Incapable de marcher, il devait se faire transporter dans une petite voiturette. Néanmoins, à force de volonté, il était parvenu, depuis quelques années, à réagir contre le mal et il arrivait à se tenir sur les jambes. Ce corps atrophié et paralysé possédait, en effet, une volonté remarquable, un caractère supérieurement trempé, une fierté et une indépendance rare. Cela prouve (et beaucoup d'autres exemples le confirment) que la sensibilité et l'intelligence ne sont pas dépendantes de la force brutale - bien au contraire. Sa famille ne semble pas se préoccuper beaucoup du jeune infirme. Elle était pourtant « bourgeoise » et possédait des « moyens ». Toujours est-il que Strix fut hospitalisé à Bicêtre, il y reste là quelques années et ce fut le début de sa vie intellectuelle. Il commença alors à s'intéresser aux problèmes sociaux et au socialisme, mais il devint rapidement anti parlementaire. Il lui suffit, pour cela, d'assister de près à la répugnante cuisine du célèbre député-ivrogne Coutant (d'Ivry). Toute la popularité de ce prétendu socialiste naquit, en effet, à l'hospice de Bicêtre, grâce aux nombreuses tournées qu'il payait au malheureux hospitalisés, afin d'obtenir leurs suffrages.

Strix, lié d'amitié avec des infirmiers et des docteurs, fit à Bicêtre des études médicales approfondies. Il n'est pas exagéré de dire que la physiologie n'avait pas de secret pour lui. Cependant, il se détourna de la médecine officielle, car il comprit son impuissance, son bluff, ses tares. Il donna ses préférences aux méthodes naturelles et ne conserva d'attachement profond que pour deux praticiens éminents : le professeur Jalaguier, qu'il avait soigné dans sa jeunesse, et le docteur Passarine, qui l'opéra tout récemment.
A Bicêtre, Srtrix commence à dessiner. Il crayonne avec verve, avec goût, avec ironie aussi, tout ce qu'il aperçoit de la vie et des hommes. Il multiplie les dessins de propagande, les caricatures de toutes sortes. Mais l'atmosphère de l'hospice lui pèse. Il voudrait sortir - sa famille (ô sainte institution !) s'y oppose... Fort heureusement, dans les milieux d'avant-garde, Strix a connu un camarade, un libertaire comme lui, qui s'intéresse à son infortune et dont l'émouvante amitié ne la quittera plus, jusqu'à la mort. L'ami répond pour lui et l'hospice consent à laisser Strix sortir…

De nouvelles épreuves l'attendent. Il cherche à gagner sa vie avec son crayon et il essaie de placer ses dessins dans les journaux. Quelle concurrence ! Qu'elle férocité ! Les bons confrères semblant encore plus brutaux et plus vils que d'ordinaire, n'ayant devant eux qu'un malheureux paralytique. Pas de pitié ni de ménagement ! Par quelle ruse patiente, Strix parvient à caser quelques-unes de ses œuvres, à illustrer plusieurs Assiettes au beurre, etc, il serait trop long de le dire. On se lasse de lutter en vain.

Strix dessina moins. Quelle souffrance ! Avoir tant travaillé, tant créé, pour voir se fermer toutes les portes, pour être éclipsé par des collègues plus malins, plus astucieux, souvent moins talentueux, mais qui n'étaient pas cloués, comme notre malheureux, par le mal impitoyable. (1)

Si l’ami n'avait pas veillé sur lui, cet artiste de valeur serait mort de faim et de misère, ignoré dans son coin... Comme tant d'autres ! Ah ! Horrible société que la nôtre ! Le vilain monde ! Et les sales gens que les « civilisés » de nos jours – et de tous les temps, d'ailleurs. Strix ne s’était pas confiné dans le dessin. Il a laissé des peintures superbes, mais il fut arrêté par la pauvreté, l'impossibilité de se procurer des couleurs, etc. C'est triste, mais c'est la vérité.

En 1917, les frais de clichage ayant augmenté considérablement, sur mon conseil, Strix s'exerça à tailler des bois. Il y a qui rapidement une incontestable maîtrise. Dans la dernière période de sa vie, Strix s'intéressa aux sciences physiques et étudia à fond le somnambulisme, le magnétisme, etc. Il était avide d'apprendre, de toujours étudier. Combien riche et puissante était la vie intellectuelle de ce corps débile... Passionnément, il aimait la Nature et la Vie. Comme il adorait le soleil et la mer, les bois, et toutes les beautés radieuses de l'univers ! Comme il communiquait avec le monde, depuis l’humble animal, le chien dévoué, jusqu'à la fleur superbe, jusqu'au cosmos impénétrable... Il n'avait qu'un culte : la bonté, l'amour.

Strix était l'un des cœur les plus fraternels que j'ai connus. Pas sectaire, très tolérant, il professait, dans ses dernières années une philosophie large, compréhensible - et souriante. Nous avions en somme évolué parallèlement... Les années d'expérience, de lutte et de souffrance, avaient engendré dans nos deux esprits des fruits presque identiques...

Lorsque paru Chez les loups, Strix m'a envoyé son opinion, trop élogieuse assurément, mais qui fut précieuse. Car il avait connu de très près ces milieux, cette époque et leur laideur vient et les vilains aux oiseaux faufilés parmi les camarades trop accueillants ou trop naïf. Lors des récentes polémiques, il m'écrivit à nouveau, pour me réconforter de sa vieille fidèle amitié, attestant que, loin d'avoir exagéré, j'étais resté trop timide en mes descriptions...

Sentait-il venir la mort ? Sa dernière lettre me parlait de l'incinération et me demandait quelle disposition personnelle j'avais pris... J'allais lui répondre qu'à mon avis, le plus sage était de léguer son corps (et c’est ce que j'ai fait) à la Faculté de Médecine - afin d'être utile encore un peu aux vivants, à la vie, afin de se dresser, en toute sérénité, devant le culte absurde et peureux de la mort... J'allais lui répondre, ignorant même qu'il fut malade. Un abcès s'était déclaré. Pour l'opérer, on le transporta à l'hôpital (de Béziers). Et deux jours après, il était mort...

Pauvre ami ! Quelle peine m’étreint... Tous ces mufles, qui restent, tous ces malpropres… et toi, si bon, si fraternel, si stoïque, tu es parti ! Mais il faut leur pardonner, c'est ta dernière pensée. Leur tourner le dos et aller vers la vie, comme toi, en artiste indomptable, en homme libre, en amoureux du beau et du vrai...

Cher ami tant éprouvé, nous ne t'oublierons pas !

André Lorulot

P. S. 8 jours avant sa mort, je lui avais envoyé sa brochure, nouvellement imprimée par moi, Impressions d’Orient. Ce voyage en Algérie, effectué avec l'ami indéfectible, avait illuminé sa vie. Il en avait rapporté un souvenir ému et passionné. Les croquis qui illustrent ces rapides impressions (trop brèves, hélas !) sont très artistiques. C'est un réconfort pour moi d'avoir pu, avant qu'ils se ferment, mettre sous ses yeux un exemplaire de sa petite œuvre réalisée. Que sa compagne, que son ami, que les rares êtres d'élite qu'il approchait, l’aimaient et le soutenaient, soient assurés que je prends, de leur douleur immense, toute la part qui me revient. À moi, son vieil ami. Pendant 15 années, je n'ai eu qu'à me louer de mes rapports avec lui… Et c’est si rare.

(1) Une exception, une belle exception, doit être signalée : Steinlen, le grand artiste, si humain et si libre, encouragea toujours Strix de son amitié et de ses conseils. De même, Grandjouan. Mais les autres...

Eugène Petit-Strix, par André Lorulot
Tag(s) : #Dessinateurs Caricaturistes
Partager cet article
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :