Par Thierry Groensteen*
Humoresques n°10, L'humour graphique fin de siècle, Presses Universitaires de Vincennes et Centre National de la Bande Dessinée et de l'Image, 126 pages. Numéro réalisé par Thierry Groensteen.
Pour commander l'ouvrage : Site de Corhum
Les textes qui composent ce numéro d'Humoresques sont ceux des communications prononcées les 23 et 24 janvier 1998 au Musée de la bande dessinée d'Angoulême, dans le cadre du colloque consacré à l'Humour graphique « fin de siècle ». Animée par Bertrand Jérôme, producteur-animateur à France-Culture, cette rencontre avait un double prétexte : d'une part, la présentation, au musée, d'une importante exposition consacrée aux « années Caran d'Ache » (1) ; d'autre part, la volonté de s'associer à l'hommage rendu au dessinateur Daniel Goossens, qui présidait le 25e Festival international de la bande dessinée.
Un siècle sépare le dessinateur du Carnet de chèques, de l'Épopée et de la Lettre de Napoléon à Murat, du créateur de l'Encyclopédie des bébés et de Georges et Louis romanciers. Nous avons voulu interroger ce qui, entre la fin du XIXe siècle et aujourd'hui, s'était maintenu ou modifié dans le domaine du dessin d'humour, sous les rapports du statut culturel, du répertoire thématique, de la vis comica et de l'esthétique.
Contemporaine des mouvements des Fumistes, des Hydropathes et des Incohérents, la génération de Caran d'Ache était bien celle de l'humour que l'on a appelé « fin de siècle ». S'agissant seulement des caricaturistes, on peut véritablement parler d'une génération : Caran d'Ache (1858-1909) naît la même année qu'Adolphe Willette (1858-1929) et Job (1858-1931), un an avant Alexandre-Théophile Steinlen (1859-1924) et Louis Döes (1859-1935) ; il est à peine plus jeune qu'Henri de Sta (1845-1920), Albert Robida (18481926), Jean-Louis Forain (1852-1931) et Émile Cohl (1857-1938). Toutes ces signatures se côtoyaient dans les principaux journaux satiriques de l'époque, tels Le Rire, Le Chat Noir et L'Assiette au Beurre.
Un siècle plus tard, la presse continue d'être le lieu d'expression privilégié des dessinateurs humoristiques. Ainsi Goossens est-il, depuis une vingtaine d'années, l'un des collaborateurs les plus fidèles du mensuel d'« umour et bandessinées » fondé par Gotlib, Fluide Glacial, ce populaire magazine étantà son tour une véritable pépinière de talents : citons seulement les noms d'Edika, de Binet (Les Bidochon), de Blutch ou de Larcenet.
Entre l'époque de Caran d'Ache et la nôtre, l'histoire de l'humour graphique a connu de nombreux épisodes. En France seule, les noms d'Effel, de Dubout, de Bosc, de Chaval, de Sempé ou de Topor - parmi beaucoup d'autres - viennent spontanément à l'esprit, comme ceux de Forton, de Pellos, d'Uderzo, de Bretécher et de Gotlib. L'une des évolutions les plus marquantes, dont témoigne le fait que je viens de proposer deux listes de noms distinctes, fut l'autonomisation de la bande dessinée, naguère simple variante de la caricature. Au XIXe siècle en effet, nombre de dessinateurs pratiquaient indifféremment, et pour les mêmes organes de presse, le dessin d'humour traditionnel - image unique, légendée ou non - et la narration séquentielle. Ils n'opposaient pas encore ces deux approches de l'humour, dont l'une tend vers la condensation et l'autre vers l'étalement. Leur talent graphique trouvait à s'investir dans les domaines de l'illustration, de l'affiche, de la caricature et de la bande dessinée naissante, cette dernière n'étant pas encore clairement perçue comme un médium à part entière. Au XXe siècle en revanche, alors même que la bande dessinée connaît à la fois un essor quasi industriel et une longue relégation dans la sphère du divertissement enfantin, elle emploie des artistes désormais spécialisés. Il faudra attendre Hara-Kiri et Charlie Hebdo pour retrouver, chez Reiser, Willem, Cabu ou Wolinski, une approche plus syncrétiste du dessin, et cette faculté de franchir continûment la frontière entre des disciplines que la tradition culturelle française maintient désormais nettement séparées (2).
Les dessinateurs actuels évoqués dans les pages qui suivent représentent des tendances diverses : dessin d'humour (gag cartoon) avec Glen Baxter, dessin politique (editorial cartoon) avec Martial Leiter, bande dessinée avec Daniel Goossens, Lewis Trondheim et Chris Ware. L'Anglais, le Suisse, les deux Français et l'Américain proposent aussi une large palette de sensibilités, où se retrouvent les diverses couleurs de l'« arc-en-ciel des humours », selon la belle expression de Dominique Noguez (3) : de la satire au nonsense, de l'ironie à l'humour le plus noir.
D'une fin de siècle à l'autre, l'arsenal des humoristes (pour parler cette fois comme E. H. Gombrich) est-il resté le même ? Assurément, certaines constances peuvent être relevées, comme leur prédilection jamais démentie pour les personnages socialement inadaptés, depuis le Pierrot de Willette jusqu'au Jimmy Corrigan de Chris Ware. Je retiendrai, pour ma part, deux évolutions significatives. Tout d'abord, l'abandon des cibles traditionnelles sur lesquelles se concentrait autrefois la satire : femmes légères, gamins des rues, artistes, militaires, ecclésiastiques, bourgeois, etc. L'humour moderne est moins focalisé, moins catégoriel ; il dénonce plus volontiers la folie de l'époque ou l'aliénation humaine dans leur entier, en termes génériques sinon métaphysiques.
Le second changement, très spectaculaire, est l'importance prise, dans la période récente, par la citation graphique, la parodie et toutes les procédures de recyclage d'images empruntées au répertoire le plus large (peinture, cinéma, publicité, etc.). À cet égard, le geste de Marcel Duchamp rajoutant des moustaches à la Joconde semble avoir fait entrer l'humour graphique dans une ère nouvelle.
*Directeur du Musée de la bande dessinée, Angoulême
SOMMAIRE
Thierry Groensteen, Introduction, p. 5
Vincent Baudoux, L'équation de Goossens, p. 9
Jean-Pierre Mercier, Gloire au colonel Baxter, p. 19
David Kunzle, Willette, Steinlen, et les histoires sans paroles du Chat Noir, p. 29
Marie Alamir, Martial Leiter, ou quand l'humour noir voit rouge, p. 39
Michel Melot, La mort de Daumier, p. 57
Luce Abélès, La froide fantaisie du monologue, p. 67
Nelly Feuerhahn, Des images pour rire, d'une fin de siècle à une autre, p. 81
Harry Morgan, Lewis et les animaux de Patagonie : une mythologie zoologique, p. 91
Thierry Groensteen, Jimmy Corrigan, une tragédie pour rire, p. 109
Table ronde, p. 123
Notes
1. Voir Les Années Caran d'Ache, catalogue de l'exposition, Musée de la bande dessinée, Angoulême, janv. 1998, 50 p.
2. Ce cloisonnement entre caricature et bande dessinée est plus atténué aux États-Unis, et n'existe pour ainsi dire pas au Japon.
3. Dominique Noguez, L'Arc-en-ciel des humours. Jarry, Dada, Vian, etc., Hatier, « Brèves Littérature », 1996.