Ridiculosa n°14 Caricature(s) et modernité(s), (13 € 50)
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Présentation par Alain DELIGNE et Jean-Claude GARDES
Les onze contributions réunies dans ce volume tentent de thématiser les rapports entre caricature et modernité. Dans leur diversité, elles illustrent fort bien la polysémie des deux notions, notamment de celle de modernité, qui peut être tout autant politique, sociale qu’esthétique et s’appliquer à des périodes diverses.
Plus de la moitié des articles problématisent le lien et caricature dans le domaine esthétique, les textes restants s’interrogent davantage soit sur la perception et l’utilisation des innovations techniques dans la satire graphique ou dans les journaux anticléricaux du milieu et de la fin du dix-neuvième siècle, soit sur la réaction d’un dessinateur à la « modernité » politique que représente par exemple le nazisme
Les « Considérations intempestives sur la caricature et la modernité » de Pierre Vaisse ouvrent ce numéro, car elles développent la problématique du pluriel apposée aux notions de caricature et de modernité. L’auteur part en effet de l’observation que les spécialistes assignent rarement le même contenu aux deux notions et que donc la question du lien entre les deux dépend à chaque fois des définitions adoptées. L’auteur se livre tout d’abord à une tentative d’élucidation terminologique : au sens strict, la caricature ne devrait qu’être le portrait charge, mais depuis l’invention du terme, les débordements sont très fréquents ; quant à la modernité, ce peut-être celle de la Renaissance, ou celle de l’Aufklärung, ou encore celle de la Libre pensée qui s’est à nouveau affirmée en ce début de XXIième siècle à propos de l’Affaire Mahomet. Pierre Vaisse se penche ensuite, à travers la critique d’art au XIXième siècle, sur le potentiel esthétique de la caricature (prise alors au sens large de satire politique ou des mœurs) qui a permis précisément de jeter des ponts avec la modernité en art, un peu d’après la fameuse formule « Marx et Mallarmé, même combat ». Mais Pierre Vaisse limite la portée du rapprochement en faisant observer que 1) il y a toujours eu une caricature se mettant au service du pouvoir et que 2) formellement parlant, la caricature du XIXième siècle présente aussi des affinités avec la peinture académique, en l’occurrence la peinture d’histoire.
Dans « Caricature moderne et modernité de la caricature chez Champfleury », Michela Lo Feudo thématise la notion de modernité au XIXième siècle à travers une analyse de l’Histoire de la caricature moderne (1865) de J. Champfleury, le deuxième des cinq volumes que l’auteur consacre au dessin satirique et qui suit le tome relatif à la caricature antique. Mais ne négligeant pas non plus sa correspondance, Michela Lo Feudo montre toute l’importance que revêtait pour Champfleury une étude sur la caricature de son siècle. (Ce n’est en effet que dans les vingt années suivantes que l’écrivain s’engage à combler le vide qui sépare Antiquité et XIXième siècle). Champfleury dit s’attacher à la diffusion de la caricature française entre 1830 et 1850. Mais si la recherche récente a pu souligner que l’écrivain nous présente cette époque comme plus créatrice que celle des années 1865, l’auteure se demande si la période traitée n’a pas interagi pas avec le moment de la rédaction et influencé la conception de l’art de Champfleury. Michela Lo Feudo montre que la caricature témoigne de l’avènement de la modernité, caractérisée principalement par la diffusion de la presse et par des révolutions d’ordre socio-politique, mais qu’elle y parti¬cipe également. Un dessin pouvait à l’époque en effet être considéré comme un passage à l’acte. A partir de là, on pourrait se demander avec Michela Lo Feudo si Champfleury n’aurait pas finalement rédigé plus une histoire par que de la caricature. Son Histoire de la caricature moderne pourrait alors ne pas être considérée comme une simple étude érudite, un but en soi, mais aussi comme une chronique de la modernité qui instrumentaliserait la caricature pour agir sur le présent, en démasquant en l’occurrence le Second Empire.
Comme l’indique explicitement le titre choisi « La caricature et l’avènement de la modernité, suivi de Modernité et japonisme », Louis Lévy traite deux sujets en un. Dans la partie introductive à son premier sujet, il rappelle les inventions décisives de notre civilisation industrielle pour mettre en parallèle les transformations matérielles ainsi induites et la consistance acquise entre temps par le terme de modernité. Après s’être attardé sur les premières conceptions de la modernité chez Balzac, Gautier, Philipon, mais aussi H. Heine, et constaté que des motifs deviennent modernes comme ceux du théâtre, de l’éclairage au gaz ou des chemins de fer, Lois Lévy en arrive à la conception baudelairienne de la beauté, duelle, présentant un aspect éphémère et un autre, éternel. Chez Baudelaire se rejoignent beau, caricature, mode et modernité. Baudelaire aurait tiré mainte de ses vues esthétiques des caricatures publiées dans les journaux de Philipon. Et les impressionnistes, tout comme les post-impressionnistes auraient repris des thèmes du Charivari (nautismes, repas, bals). Le second sujet fait l’objet d’un long appendice où Louis Lévy revient sur la mise en relation entre modernité et peintres impressionnistes ou post-impressionnistes, car ce rapprochement irait contre les idées reçues concernant l’influence des estampes japonaises sur ceux-ci.
Pour évaluer le bien-fondé d’un recours à la notion de modernité dans la caricature de la fin du XIXième siècle, Solange Vernois part dans son article (« Caricature et modernité à la Belle Epoque : les trois synthèses ») des écrits des théoriciens du synthétisme, le peintre nabi Maurice Denis et le critique Albert Aurier. Parallèlement, Roger Marx, avec son concept d’« art social », proche d’un communisme des esprits, exige des artistes une lisibilité simple et synthétique : il s’agit de « caractériser » son époque, en s’opposant à la myopie de la méthode analytique. L’accent peut se déplacer du social au politique, tendance anarchiste. Nombre de dessinateurs du Père Peinard ainsi que de L’Assiette au beurre se situent ainsi dans cette mouvance. L’attention portée à l’agencement des lignes et couleurs définit la plasticité de maints dessins. Si donc le synthétisme a d’abord été formulé en peinture, le dessin de presse en offre toutefois une vision complète, à la fois sociale, politique et esthétique.
En choisissant d’étudier les photomontages patriotiques de la Grande Guerre, principalement en France (avec quelques incursions en Angleterre et en Allemagne), Bruno de Perthuis en vient à interroger le rapport d’influence qui s’est instauré entre toute cette imagerie et les travaux des avant-gardes artistiques. Nombre de motifs existaient déjà à la Belle Epoque (par exemple la marguerite que l’on effeuille ou la main ouverte en présentoir ou perchoir, ou encore les photographies sur ongles), mais l’auteur montre que les photomontages satiriques de la Grande Guerre surprennent par leur modernité, ainsi que par la militarisation des clichés. On passe du ludisme à la propagande. On voit les poilus en haillons, on expose dans des magasins des débris de projectiles. L’instauration de la modernité culturelle et la barbarie guerrière sont contemporaines en Europe. Il ne faut donc pas s’étonner qu’à la réalité disloquée corresponde une esthétique nouvelle à la syntaxe visuelle désarticulée : chez les caricaturistes comme chez les dadaïstes. En 1916 eut lieu à Paris une exposition montrant des œuvres d’art mutilées en provenance des régions dévastées par l’ennemi. On put y voir des œuvres « suppliciées », tel le célèbre ange du portail de la cathédrale de Reims au sourire maintenant en… bec de lièvre. Personnes et objets se retrouvaient sur le même plan, tant la destruction était totale. Naît alors parmi certains praticiens du photocollage satirique une esthétique de la discordance qui est en avance sur la violente mise en cause de l’esthétisme traditionnel par les avant-gardes.
Selon Guillaume Doizy (« Syllabus vs chemin de fer : l’antimodernisme de l’Eglise catholique dans la caricature anticléricale, une contre-image de la modernité ? »), la caricature, pour ce qui est du contenu, reflète son époque. Au niveau de l’expression par contre, elle se situe entre tradition et innovation. Mais au lieu de considérer ici la caricature sous l’angle purement expressif, Guillaume Doizy préfère se pencher sur la manière dont elle représente la modernité, entendue au sens culturel et sociologique du terme, en se limitant à la critique anticléricale de l’Eglise catholique qui venait de publier le Syllabus de 1864. L’anticléricalisme en image est selon l’auteur d’orientation scientiste et a beau jeu de dévoiler en particulier l’obscurantisme du jésuitisme politique, en le confrontant aux prouesses techniques que représentent surtout le train, mais aussi le téléphone, l’automobile, la bicyclette, le cinéma ou l’avion. L’auteur s’interroge alors sur le caractère innovateur ou non des procédés caricaturaux employés.
Quittant la France pour l’Allemagne (« Caricature et modernité dans Jugend : une relation paradoxale dans le sillage de Baudelaire ») et s’interrogeant sur le rôle ainsi que la fonction de la caricature durant les premières années de la Jugend, revue illustrée allemande née en 1896, Laurence Danguy constate que cette revue est le lieu d’un discours agressif se moquant de tout. L’auteure diagnostique dans la notion de modernité une ambiguïté fondamentale : c’est qu’elle est prise entre le sens esthétique baudelairien (lui-même soumis à des tensions tant anhistoriques que chronologiques) et une acception temporelle (elle-même évolutive). Le programme de la Jugend défend les idées de jeunesse – c’est le sens du titre allemand de la revue – et de nouveau : ambitions qui en font le site de la modernité (au sens plastique du terme), mais la caricature, croquis de mœurs, se doit d’être critique par rapport à la modernité (dans son acception socio-historique). Outre des motifs comme l’électricité, la radio, la phonographie, la voiture, les dessinateurs traitent aussi des sujets très baudelairiens comme l’art et la mode.
La recherche de Frédéric Teinturier (« Les dessins d’Heinrich Mann ou : Comment dire la Modernité ? ») s’inscrit dans un mouvement de réévaluation du travail de l’écrivain allemand Heinrich. Mann, frère de Thomas Mann. Mais alors que cette tendance récente est déjà bien amorcée pour ce qui est de l’œuvre de jeunesse, l’auteur se penche ici sur tout un pan de l’œuvre posthume dessinée de Heinrich Mann (quelque 400 dessins au crayon), découverte très récemment, et de nature souvent érotique, voire pornographique. L’analyse se porte sur un ensemble restreint Greuelmärchen (Histoires atroces) ainsi que sur Hitlermaedel Hilda (Hilda, membre des jeunesses hitlériennes) et, à cet effet, Frédéric Teinturier articule les notions de satire (didactique) et de grotesque (non référentiel). En prise directe sur la politique de l’époque, la modernité est ici envisagée sous son aspect de contemporanéité immédiate. Selon Frédéric Teinturier, l’ensemble des dessins gagne à être replacé dans le contexte de l’œuvre romanesque, car celui-ci permet de mieux cerner l’univers personnel de l’auteur.
Avec « Portrait expressionniste et caricature – Le rôle réaliste de la distorsion », on reste dans le domaine germanophone. Nous ne pensons pas trahir l’argumentation de Klaus-Peter Speidel si nous reconstruisons son article à partir de sa fin et mentionnons d’abord que, dans sa revue Die Fackel, le satiriste viennois K. Kraus s’était défendu en 1913 contre les déformations que lui avait fait subir une caricature de Blix. Klaus-Peter Speidel revient sur ces arguments, tout en recourant à d’autres écrits de Kraus sur le portrait peint et sur la photographie (il s’était en effet aussi servi d’une photo de lui-même dans la confrontation de cette caricature et d’un portrait dessiné de lui-même par Kokoschka). Kraus donne les normes du genre : si l’exagération est permise, par contre l’invention ne l’est pas. Dès lors, le modèle peut demander une rectification par la photo, médium « naturaliste » par excellence, car s’attachant aux qualités visuelles de surface. Si Kraus n’a pas répondu de cette manière à Kokoschka, c’est que « la vérité du génie déformateur dépasse l’anatomie ». La qualité artistique d’un portrait jouerait ainsi un rôle pour déterminer si une œuvre est « mensongère » ou non. Or, il semble bien que le peintre ait rendu compte de certaines qualités de Kraus parce qu’il se détachait de la contrainte d’une ressemblance physique, faisant preuve ainsi de réalisme. Et Kraus a pu dire de lui qu’il peignait non-ressemblant (donc de façon non naturaliste), mais qu’on reconnaissait cependant ses modèles. Pour sa part, Blix n’aurait simplement pas eu le don de produire une telle vérité supérieure. Pour arriver à cette conclusion, l’auteur s’était interrogé auparavant sur le rôle de la caricature dans l’avènement de l’art moderne, question déjà âprement discutée par W. Hofmann et E. Gombrich. Occasion pour l’auteur de formuler deux thèses : 1) le lien entre art moderne et caricature est d’ordre purement formel (et non thématique par ex.), 2) les portraitistes expressionnistes partagent certains des objectifs réalistes déjà présents chez les premiers caricaturistes, idée qui suppose qu’on n’a pas besoin de l’Idéal du beau pour expliquer la naissance d’une caricatura, de tendance réaliste.
Si l’on passe maintenant en Italie, on découvrira avec Chritiane Dotal et ses observations sur « La Villa Médicis dans sa quotidienneté à travers le regard de ses pensionnaires [fin XIXième, début XXième] ») tout un fonds de caricatures inédit, dessinées par les résidents de l’Académie de France à Rome au tournant du XXième siècle. Ce genre intime n’est pas entièrement nouveau, car il s’inscrit en fait dans une tradition remontant au début du XIXième siècle. Les trois albums de caricatures qui constituent ce fonds nous renseignent sur le fonctionnement de cette vénérable institution (à propos par exemple des règlements stricts sur la non-présence de femmes, de la modernité et plastique et thématique des envois de Rome, ou encore de leurs formats colossaux). Au moyen de « scènes de genre » ou de bestiaires hybrides (tête humaine de pensionnaire sur corps d’animal), la Villa Médicis, mais aussi le peuple qui l’habite, sont gentiment brocardés. En effet ces croquis, dont certains sont réalistes, se veulent bon enfant et ont avant tout pour fonction de divertir.
Restant en Italie, cette fois avec Marta Sironi (« Se la modella fosse così. Avant-goût de satire italienne sur l’art moderne »), on constatera que l’art moderne, concentré de modernité au sens le plus large, a souvent prêté le flanc aux critiques dans les revues satiriques de ce pays. L’auteure, qui situe l’avènement d’une satire spécifique de l’art moderne à l’époque du réalisme en France, relève en premier le nom de C. Teja, dessinateur du Pasquino, revue fondée en 1859. Un motif satirique est par exemple l’apparition d’une nouvelle technique comme celle de la photographie, qui fut l’occasion d’une querelle avec la peinture. Le recours au style « dessin d’enfant » permet de railler efficacement l’art moderne. Fragmentation des plans, déformation, style infantile anticiperaient sur les avant-gardes historiques. Mais le futurisme, pour son ultra-modernisme, tout comme le mouvement nostalgique Novecento Italiano (1929), pour son anti-modernisme, sont moqués à parts égales par d’autres dessinateurs. Toujours dans le cadre de la polémique antimoderniste – après un passage par l’entre-deux-guerres – l’auteure nous rapproche de l’époque actuelle en terminant par quelques propos sur Bartoli, auteur dans les cinquante et soixante d’innombrables vignettes sur la figure de l’artiste.
Nous souhaitons pour finir que le lecteur prenne plaisir à lire et analyser ces articles parfois denses qui apportent de nombreux éléments de réflexion.
SOMMAIRE :
Alain DELIGNE : Caricature(s) et modernité(s) : tentative de situation
Alain DELIGNE, Jean-Claude GARDES : Présentation raisonnée du dossier « Caricature(s) et modernité(s) »
Pierre VAISSE : Considérations intempestives sur la caricature et la modernité
Michela LO FEUDO : Caricature moderne et modernité de la caricature chez Champfleury
Louis LEVY : La caricature et l’avènement de la modernité suivi de Modernité et japonisme
Solange VERNOIS : Caricature et modernité à la Belle Epoque : les trois synthèses
Bruno de PERTHUIS : L’imagerie de la Grande Guerre : vers un nouvel esthétisme du discordant, du disharmonieux et de l’aléatoire
Cahier des illustrations en couleur
Guillaume DOIZY : Syllabus vs chemin de fer : l’antimodernisme de l’église catholique dans
la caricature anticléricale, une contre-image de la modernité ?
Laurence DANGUY : Caricature et modernité dans Jugend : une relation paradoxale dans le sillage de Baudelaire
Frédéric TEINTURIER : Les dessins d’Heinrich Mann ou : comment dire la modernité ?
Klaus-Peter SPEIDEL : Portrait expressionniste et caricature - Le rôle réaliste de la distorsion
Christiane DOTAL : La villa Médicis dans sa quotidienneté à travers le regard de ses pensionnaires (fin XIXième, début XXième)
Marta SIRONI : Se la modella fosse cosí. Avant-goût de satire italienne sur l’art moderne
Analyse d’image : Alain DELIGNE : Tester la théorie sémiotique de l’image
Comptes rendus et informations diverses : Guillaume Doizy, Jean-Claude Gardes
Résumés des articles
Résumé des articles en français, anglais, allemand
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