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Cet âge d’or du dessin de presse s’illustre également en province. A Rouen par
exemple dès avant 1870 se publient deux hebdomadaires satiriques, Le Tambour et le Tam-Tam. A Lyon on peut lire la Comédie Politique. En 1874 Gilbert-Martin fonde le
Don Quichotte à Bordeaux qui obtient un succès national. Après 1881 ce sont des centaines d’illustrés satiriques régionaux ou locaux qui se publient. Ils offrent au lecteur des villes
moyennes, voire aux ruraux, une vision caricaturale de la vie locale ou des images de portée plus générale. On trouve à Marseille, La Calotte, l’Etrille à Reims. De 1885 à 1911 La
Cloche illustrée se publie au Havre. A Rouen le dessinateur Pépin travaille pour le Petit Rouennais. A titre anecdotique dans la ville de Chauny, dans l’Aisne, un journal
conservateur tri-hebdomadaire publie en 1902 et 1903 une grande caricature politique par semaine, parfois reproduite sous forme de chanson ou dans des albums. Pourtant, la ville ne comprend que
10 000 habitants ! Chaque ville moyenne, chaque région, possède en 1900 son ou ses journaux satiriques illustrés. On voit là le succès du dessin de presse à la Belle Epoque. Et évidemment, on
trouve aussi de tels journaux dans les colonies…
Il est impossible de restituer ici toute la diversité du dessin de presse à la fin du XIXe siècle. Evoquons tout de même des journaux qui se créent et disparaissent le temps d’une crise politique
comme pendant l’Affaire Boulanger ou l’Affaire Dreyfus. Evoquons également des revues de tendance plus littéraire et reflétant l’esprit de Montmartre comme Le Courrier français avec
Willette, ou plus humoristiques comme Le Rire ou Le Sourire, ou encore plus osés comme Le Frou-Frou par exemple.
Le Rire, fondé en 1894, publie entre autres des dessins puisés dans la presse européenne permettant aux stéréotypes de circuler et de s’uniformiser au delà des frontières. C’est une
caractéristique du moment : l’hebdomadaire devance en cela Courrier international en reproduisant des vignettes de la presse Allemande, Anglaise, Américaine, Russe, etc. Les images circulent, les
dessinateurs aussi. Certains, pour échapper à la répression, d’autres pour trouver du travail. Après 1900, des dizaines de dessinateurs étrangers participent par exemple à l’Assiette au
Beurre.
A la fin du XIXe siècle on trouve des hebdomadaires de grand format, illustrés d’une seule grande caricature en noir ou en couleur et souvent fondés par le dessinateur lui-même. Le lecteur peut également choisir parmi des revues de taille plus modeste mais au nombre de page supérieur, parfois sans aucun texte, accueillant des dizaines de dessins. Certains hebdomadaires satiriques mènent, quand ils en ont les moyens, de véritables expériences esthétiques. On peut évoquer L’Assiette au Beurre, mais aussi Le Cocorico moins connu dont le dessin de titre se renouvelle chaque semaine. La mise en page change brutalement. Les vignettes rectangulaires ou carrées, insérées dans des colonnes de textes régulières, sont abandonnées pour une véritable intégration texte-image. La division par page laisse place parfois à une composition par double-page dans laquelle circule le regard. Les jeux graphiques se multiplient et le point d’interrogation, par exemple, rentre de plus en plus dans la caricature. Ces expérimentations puisent dans les trouvailles des avant-gardes artistiques. On pense aux Incohérents par exemple, mais aussi à l’Art nouveau. Lautrec, Juan Gris, Kupka, Luce et bien d’autres, sont autant dessinateurs satiriques que peintres novateurs. La photographie influence elle aussi la caricature par ses cadrages extrêmes. Elle permet les premiers photomontages et des mises en scènes satiriques qui ne sont plus dessinées.
Les supports se diversifient : les caricatures se publient sur des cartes à jouer, des jeux de l’oie, sur des assiettes, des affiches, des cartes postales, des enveloppes. Depuis longtemps on regrave des monnaies. Des sculptures en plâtre ou en pain d’épice s’attaquent aux hommes célèbres, on édite des verres à bière comiques, on sculpte des marrons ou on modèle des peaux d’orange comme on le voit ici. Le lecteur a alors l’embarras du choix, les kiosques fourmillent de titres satiriques divers, sur tous les sujets possibles, pour tous les styles, pour tous les âges.
Après 1900, apparaît une imagerie caricaturale à caractère social. Depuis le
Chambard Socialiste, des dessinateurs s’engagent auprès des anarchistes ou des syndicalistes. Des stéréotypes nouveaux apparaissent. L’Officier, en général cruel et inhumain. Le
Magistrat, qui défend les puissants plutôt que le malheureux. Le curé, enrichi et pédophile, et surtout le bourgeois exploiteur. Toute une rhétorique du « gros » se met en place en opposition au
petit, à l’exploité. Le gros bourgeois, surtout, dont la panse démesurée devient un coffre fort. L’ouvrier se fait jeune et musclé, les foules manifestent leur colère. Les anarchistes et les
syndicalistes publient des journaux illustrés de dessins satiriques, notamment Les Temps nouveaux, La Guerre sociale, la Voix du peuple, Le Terrassier, ou La Bataille
Syndicaliste. A cette époque naît l’affiche politique illustrée avec évidemment Grandjouan.
Après 1910, l’ambiance change. Certaines revues phares de la période s’éteignent et on peut relever ici où là la montée du nationalisme.
Pendant la première guerre mondiale, le dessin de presse défend l’Union sacrée.
Comme un seul homme ou presque, les dessinateurs les plus hostiles à la guerre avant 1914, se mettent au diapason. Le Rire, qui devient alors Le Rire rouge, tient à justifier la
poursuite de sa parution malgré les heures graves qui s’annoncent, en expliquant qu’il s’agit-là d’un choix patriotique. Il s’engage à dénoncer l’ennemi et à galvaniser les troupes. Evoquons
également La Baïonnette parmi une pléthore de titres, qui présente l’ennemi comme un monstre hybride, sanguinaire et piètre soldat. On s’intéresse également à la vie des tranchées ou de
l’arrière. Ces deux thèmes sont traités parfois avec légèreté, car on continue de s’amuser malgré les combats et la mort. Le dessin de presse se charge alors de valoriser le poilu tout en mettant
en scène ses souffrances quotidiennes, en exprimant parfois une certaine réserve sur la guerre. On critique bien évidemment les planqués de l’arrière. Des journaux de tranchées voient le jour et
recourent à des dessinateurs souvent non professionnels.
A la Belle Epoque, tandis que Marianne symbolisait aussi bien la République, la Révolution ou encore la France dans l’image satirique, elle traduit dorénavant et exclusivement la Patrie, opposée
au boche, à Germania ou encore à Guillaume II. En dehors de toute culture guerrière, se fonde Le Canard Enchaîné qui défendra des positions plutôt pacifistes, avant de se rapprocher des
idées du parti communistes pendant l’Entre deux guerres.
Dans l’entre deux guerres, justement, perdure la profusion de journaux à
caricatures. Par contre, le métier du dessinateur évolue. Christian Delporte a beaucoup insisté sur l’idée que les caricaturistes ne se considèrent plus alors comme des artistes, mais comme des
journalistes. Certains d’entre eux passent en effet plus de temps dans les couloirs du palais Bourbon et dans les rédactions que dans leurs ateliers. On expose au salon des Humoristes sans
chercher à faire carrière dans le grand art. Le dessin politique et parlementaire vise au dépouillement graphique. Pour autant bien des dessinateurs restent encore attachés à une certaine
richesse formelle, surtout dans les hebdomadaires. On pense à Iribe par exemple, et ses charges dont les couleurs, traitées en aplats, sont fortement teintées d’esprit Art déco. Sennep, à droite
et Cabrol, à gauche, tiennent alors le haut du pavé. Le premier illustre ce nouveau rôle du dessinateur journaliste publiant à l’Action Française et à Candide. Le second reste
héritier de la tradition du portrait charge et travaille pour le Parti communiste. Le clivage gauche-droite structure encore très fortement la presse satirique. Certains stéréotypes perdurent
comme le juif enrichi; d’autres font leur apparition comme le bolchevik. On joue dorénavant avec les symboles des partis, le dessin intègre en cela les expériences de l’abstraction. La faucille
et le marteau, le triangle, le compas ou les trois points maçonniques ou encore l’étoile de David et les trois flèches socialistes structurent bien des images.
La seconde guerre mondiale ne présente pas une grande originalité par rapport aux périodes qui précèdent, si ce n’est l’engagement de certains dessinateurs français aux côtés des Nazis, comme par
exemple Ralph Soupault.
A la Libération renaît une presse dynamique et variée qui n’hésite pas à faire
appel au dessin satirique. Dans les années cinquante se développe l’humour graphique notamment dans Paris-Match comme on l’a vu. Depuis cette époque, ce qui s’est maintenu, c’est le dessin
politique dans les quotidiens nationaux. Le Figaro avant la mort de Faizant, Le Monde, Libération en sont les exemple types. La presse quotidienne régionale n’est pas en reste
avec ses dessinateurs attitrés. Par contre, ce qui a changé, c’est la disparition des hebdomadaires satiriques spécialisés. Certes, on pourrait citer quelques titres contestataires célèbres qui
ont marqué les cinquante dernières années, comme Siné Massacre, L’Enragé, ou La Grosse Berta. Pinatel à l’extrême droite, un moment, publiait Le Trait, totalement
illustré. On pense aussi à Hara-Kiri et son humour si particulier, utilisant beaucoup la photographie. Malgré tout, depuis les années 1960, le dessin de presse a trouvé des débouchés
dans les magazines. Minute en son temps a accueilli des dessinateurs de premier plan. Marianne aujourd’hui publie de nombreux dessins commentant l’actualité politique et sociale. Mais
actuellement en France, seuls Le Canard Enchaîné, Charlie Hebdo et Siné Hebdo depuis peu, ressemblent à certains de leurs ancêtres du XIXe siècle.
Le dessin de presse après la seconde Guerre mondiale a perdu en audience, par rapport aux périodes qui précèdent. Paradoxalement, au moment où en occident l’image satirique perd du terrain, elle
en gagne dans le reste du monde, notamment depuis la décolonisation. Dans presque tous les pays du monde on trouve dorénavant du dessin de presse, qui doit vivre dans des conditions parfois
difficiles.
On s’interroge évidemment sur l’Influence d’Internet sur ces images. En fait,
depuis longtemps, le dessin satirique a été confrontée à de nouveaux médias, s’y adaptant en général avec un succès limité. Le cinéma dès avant 1914 diffuse des caricatures filmées pendant les
séances d’actualités de (Pathé) par exemple, où le dessinateur Léonard s’affaire devant un tableau noir. Il joue sur le suspens graphique laissant au spectateur le soin d’imaginer la suite de son
dessin. Le caricaturiste efface parfois tel ou tel élément, cherche à nous surprendre, intervient également dans l’image comme acteur. Il peut, comme ici, retourner sa feuille et faire apparaître
une scène que l’on n’avait pas imaginée. Plus proche de nous, l’image satirique s’est invitée à la télévision dans Tac au Tac, avec un jeu entre plusieurs dessinateurs, mais aussi au Petit
rapporteur et Droit de réponse. Le 20H a également eu recours au dessin de presse filmé.
La caricature a trouvé un nouveau souffle avec les marionnettes du Bébête Show importé d’Angleterre et plus tard les Guignols. A la fascination qu’entraîne l’efficacité de la charge en relief,
s’ajoute le mouvement et le son, qui permettent d’entrer dans le monde captivant de la fiction. Mais la grande révolution du support depuis quelques années, c’est bien sûr Internet.
Comme la presse l’a permis depuis 1830, Internet donne, de manière vertigineuse, une audience encore plus large au dessin satirique. La caricature publiée dans le journal se retrouve presque
immédiatement sur la toile, qui permet également parfois la mise en ligne d’œuvres inédites. D’un clic, l’internaute accède à une planche à dessin mondiale où chacun s’exprime dans ou hors de son
pays, contournant les interdits. Avec évidemment tous les travers ou les bienfaits que l’on connaît. La diffusion lointaine et rapide des images entraîne une ouverture sur le monde mais également
un choc des cultures. L’image satirique, instrumentalisée dans le cadre des rivalités entre Etats, trouve quand elle est rediffusée par la télévision ou le web, une nouvelle manière d’alimenter
les tensions interculturelles. On pense à l’affaire des caricatures de Mahomet, ou au concours organisé en Iran sur la Shoah.
Internet, pour l’instant, semble ne modifier ni les sujets, ni de langage du dessin de presse. Les dessins publiés dans le journal papier ou sur la toile sont interchangeables. Si Internet permet
une plus grande diffusion des caricatures, inversement, la Toile noie le dessin dans un déluge d’images fixes ou animées. Alors qu’une charge de La Caricature en 1830 rencontrait peu de
concurrentes et pouvait jouir d’un affichage de choix dans les kiosques ou d’une diffusion privilégiée par les colporteurs, le dessin sur la toile perd en lisibilité.
Pour terminer notre panorama, évoquons un dernier aspect. Au-delà de la
production et de la consommation du dessin de presse, quel statut chaque période que nous venons d’évoquer a attribué à ce genre ? Quand naît la caricature en Italie avec les Frères Carrache,
très vite se publient des recueils et des esprits éclairés cherchent à analyser cette nouvelle manière, comprise comme finalement l’envers de la quête du beau idéal. En 1792, le journaliste et
polémiste Boyer de Nîmes de tendance royaliste reproduit et analyse une série de caricatures patriotiques. L’auteur, et c’est un point de vue original, s’interroge sur l’influence de ces gravures
sur les opinions. Il leur attribue un rôle majeur pendant la crise révolutionnaire .
Les beaux esprits du XIXe siècle adoptent en général un point de vue négatif, voire hostile vis-à-vis du dessin de presse, considéré comme sulfureux et indigne des cimaises. Quelques
personnalités aux idées avancées adoptent un point de vue opposé, comme Beaudelaire par exemple qui voit dans Daumier un monument de la caricature et de l’Art moderne. Au milieu du siècle, le
littérateur Champfleury se fait historien de l’image satirique, un historien républicain et militant, qui considère la caricature comme un instrument au service de l’émancipation des citoyens, et
une évolution vers un art plus démocratique.
Quand une crise politique ou sociale revigore la caricature, des amateurs éclairés établissent des recueils, redoutant que le temps ne fasse disparaître ces produits éphémères de la mémoire
collective. Ainsi en est-il par exemple avec Jean Berleux, qui publie en 1890 un catalogue des placards parus en 1870 et 1871. Les collections privées de la fin du XIXe siècle alimenteront les
fonds de nombreuses bibliothèques. En 1888 se tient au Musée des Beaux-Arts à Paris une exposition qui montre une certaine évolution dans le regard porté sur la caricature. L’exposition
s’intitule Exposition des peintures, aquarelles, dessins et lithographies des maîtres français de la caricature et de la peinture de mœurs au XIXe siècle. L’événement étonne par la
renommée de ses organisateurs. Plusieurs ministres, des inspecteurs de Beaux-Arts, des conservateurs et des directeurs de musées ainsi que des écrivains, des artistes et des directeurs de
journaux parrainent l’événement. Mais si la République officielle et modérée rend hommage à un genre qui a envahit le quotidien des populations, elle émet tout de même bien des réserves : les «
maîtres de la caricature » présentés au public, tous décédés, le sont avant tout pour leurs qualités d’artistes justement, de peintres habitués des Salons. L’auteur du catalogue, Paul Mantz,
montre un certain mépris pour les gravures de la Révolution française. Il oppose les « maîtres véritables » aux « faiseurs d’images qui méritent à peine le nom d’artistes ». Mais malgré ces
réserves, en cette fin de XIXe siècle, après des décennies de mépris des élites pour la caricature, cette exposition se montre résolument « moderne » dans son choix d’intéresser le public à ce
genre sulfureux.
L’année 1888 confirme un revirement. Le grand amateur d’images satiriques John Grand-Carteret publie alors un ouvrage important, Les Mœurs et la caricature en France, dans lequel il
retrace l’histoire de ce qu’il considère comme un genre à part entière. L’auteur se moque des tenants du « grand Art », qui méprisent la satire en image, une documentation inestimable pour
comprendre l’histoire des nations, les passions politiques et l’état d’esprit d’une époque. Grand-Carteret publie des recueils analytiques de caricatures françaises, belges et allemandes. Il
s’intéresse bien sûr au passé, mais choisit surtout de montrer les images qui ont marqué son époque sur des sujets comme l’anticléricalisme, Guillaume II, l’homosexualité, l’Asie, la Femme,
Bismarck, la Triple alliance, l’Affaire Dreyfus, ou encore Emile Zola. A la fin de certains de ses ouvrages, ce passionné n’hésite pas offrir au lecteur des notices biographiques de dessinateurs,
voir un index descriptif des journaux publiés. John Grand Carteret n’est pas un cas isolé, mais c’est un précurseur. A la Belle Epoque se publient de nombreux ouvrages s’intéressant surtout aux
caricaturistes en vogue, montrant par là le prestige de ces hommes.
Il n’est pas possible de citer tous ceux qui ont contribué à rendre
intelligible l’histoire de la caricature et du dessin de presse. Signalons néanmoins, un seuil qui se franchit avec André Blum, un historien d’art cette fois. Blum publie dans les années 1920
plusieurs ouvrages sur la caricature, mais aussi sur la gravure, le grand art, l’histoire du costume, etc. Avec Werner Hofmann, en 1958, et son ouvrage La Caricature de Vinci à Picasso,
on insiste sans doute pour la première fois sur l’évolution des styles de la caricature et leur influence sur certains mouvements artistiques, notamment sur le réalisme et même l’expressionnisme.
On assiste alors à un véritable renversement par rapport aux décennies qui précèdent.
Michel Ragon publie dans les années 1960 un ouvrage sur le dessin d’humour où il étudie la naissance de l’humour graphique d’après-guerre, qu’il met en perspective avec le passé. Pour
caractériser le dessin satirique du XIXe siècle l’auteur prend le contre-pied de ses prédécesseurs. Proche des anarchistes, il estime que l’image satirique s’est toujours montrée réactionnaire.
Elle s’est attaquée aux innovations techniques, elle a flétrit les nouvelles écoles artistiques comme l’Impressionnisme par exemple.
La caricature et le dessin de presse sont également redevables à des spécialistes de l’image, conservateurs de grandes bibliothèques, comme Jean-Adhémar puis Michel Melot. Ce dernier a cherché
tout particulièrement à analyser le fonctionnement du rire dans l’image satirique. Dans la foulée de 68, cet auteur analyse l’histoire de l’histoire de la caricature sous un angle marxiste,
notamment à propos de la réception de l’œuvre de Daumier, qui a, même après sa mort, longtemps rebuté la bourgeoisie modérée.
Les historiens et les historiens d’art de la deuxième moitié du XXe siècle ont jusqu’à récemment boudé ces images de seconde zone, tout juste bonnes à illustrer tel ou tel événement du passé, tel
ou tel manuel scolaire. Avec l’histoire culturelle qui s’impose au milieu des années 1980, le mouvement s’est inversé et les historiens se sont mis à voir dans ces images un matériau important
permettant d’analyser l’évolution des représentations mentales et des imaginaires collectifs. Maurice Agulhon par exemple, dans sa trilogie sur Marianne n’a pas manqué de donner une place à
l’analyse des caricatures. On pense également aux travaux de Christian Delporte, à ceux de Bertrand Tillier, ou aux recherches d’Annie Duprat. On ne s’intéresse plus seulement aux thèmes de la
caricature , à sa chronologie, ou aux dessinateurs dont on aligne les biographies. Sous l’impulsion de la sémiologie, on analyse dorénavant les images de manière transversales, on s’intéresse aux
procédés de la satire graphique. On essaie également d’étudier la réception des images, pas toujours facile à saisir. Ces dernières décennies ont vu se créer des équipes de recherche autour du
rire et de l’image satirique, notamment Corhum avec la revue Humoresques et l’Eiris dont je recommande le site et la revue Ridiculosa. En dehors de l’Université, des dessinateurs ou des amateurs
travaillent à faire vivre la mémoire du dessin de presse. Je pense par exemple au Dico-Solo qui représente un outil colossal sur les caricaturistes et les supports depuis deux siècles.
Même si Beaubourg, la BNF, la BDIC et le Musée d’Art et d’histoire de Saint Denis organisent parfois des expositions sur la caricature, et même si plus récemment un rapport a été commandé sur la
promotion et la préservation du dessin de presse, il faut bien dire qu’en France, les grandes Institutions culturelles se montrent plutôt frileuses vis-à-vis du genre. Aucun grand musée n’est
consacré à la caricature dans notre pays. Les grandes expositions se font rares. Le bicentenaire de la naissance de Daumier, vous l’avez remarqué, a été très modeste. Cette frilosité n’est pas
sans conséquence sur la conservation des collections existantes et leur mise à disposition du public. Le papier journal du XIXe siècle est en fait très fragile, les collectionneurs le savent
bien. Il n’existe en France aucun grand plan de numérisation institutionnel s’intéressant particulièrement à l’image satirique. On trouve bien sûr, quelques documents satiriques sur Gallica, mais
assez peu par rapport à l’ensemble. D’autres pays commencent à se poser le problème. L’Université de Heidelberg en Allemagne a mis en ligne l’intégralité du journal satirique Kladderadatsch. En
Italie existent également de tels projets. Pour l’historien de la caricature, Internet, en permettant l’accès à des collections numérisées complètes, représente une véritable révolution. Il faut
aussi se pencher sur l’avenir des collections personnelles des dessinateurs, qui devraient pouvoir trouver une institution pour être conservées et rendues accessibles aux chercheurs comme au
public.
Finalement, les historiens s’intéressent de plus en plus à l’image satirique au
moment où ce mode d’expression semble en perte de vitesse. La presse écrite a perdu en audience au profit de la télévision, l’image fixe perd de son pouvoir de séduction et devient ringarde au
regard de l’image animée. Le rire trouve des supports plus attractifs que le dessin d’humour. La satire littéraire et dessinée des siècles passés est remplacée aujourd’hui par les films
d’animations ou de séries télévisées qui puisent dans l’humour leur ressort principal. On pense aussi aux comiques dont on rit des facéties en regardant un DVD. Disparues les feuilles volantes et
les cartes postales illustrées de charges vivifiantes vendues par les colporteurs ou diffusées par les militants. Disparus ces dizaines, voire ces centaines de titres satiriques qui égayaient les
kiosques de la Belle Epoque et reflétaient toutes les sensibilités de l’échiquier politique ou sociologique. Disparues ces joutes par l’image de l’époque du Pssit!!! et du
Sifflet. Disparue ou presque la passion pour ces images qui poussait le lecteur à les collectionner.
Le dessin satirique est devenu une sorte d’auxiliaire, certes incontournable, de l’expression journalistique. Il vaut parfois un édito. Fait-il encore peur ? On peut en douter quand on voit
Jean-Louis Debré organiser une exposition de caricatures à l’Assemblée nationale en 2004, signe que le genre a été intégré, qu’il ne porte plus en lui la subversion. Parfois néanmoins des
réactions hostiles de certains groupes de pression laissent à penser que l’image satirique dérange encore. Il y a là peut être un danger pour le dessin de presse. Les dessinateurs, et plus encore
les journaux qui recourent à leur travail, pourraient être tentée par l’autocensure. Dans nos sociétés démocratiques en apparence ultrapolicées, ne cède-t-on pas petit à petit au désir d’évacuer
toutes les outrances, pour de bonnes, comme pour de mauvaises raisons ? Le dessinateur ne peut pas ne pas s’interroger sur ces questions.
En définitive le dessin de presse subit la dépolitisation générale et l’affaiblissement des clivages politiques. L’effervescence des Trois Glorieuses, de la Belle Epoque ou des Années Folles
n’est plus qu’un souvenir. Pour l’historien qui compare la situation actuelle avec le passé, les imaginaires d’aujourd’hui semblent surtout marquées par un rapport au monde plus distant. Le
dessin de presse ne représente plus le meilleur moyen de mettre en image les opinions, les peurs, les joies et les haines de l’humanité. Les plus pessimistes diront que l’avenir de la caricature
se trouve dans le musée et que ce mode d’expression doit être conjugué au passé. Pour les optimistes, plus que l’avenir, toujours difficile à imaginer, ce sont les enjeux du présent qui doivent
être analysés. Dans quelle mesure la crise de la presse actuelle (ou peut-être la crise tout court d’ailleurs), modifiera le rôle du dessin satirique et le travail des dessinateurs ? Internet
apportera peut-être des solutions alternatives en termes économiques, comme c’est déjà le cas avec des journaux qui se diffusent uniquement en ligne ou des dessinateurs qui proposent, via
Internet, des abonnements pour recevoir un dessin hebdomadaire ou mensuel, ou encore des organismes, qui valorisent la production des caricaturistes en organisant des concours ou en promouvant
leurs oeuvres.
L’entretien avec Charb et le débat qui suivra nous éclaireront sûrement sur ces importantes questions, et en poseront d’autres.
Voilà, avant de rendre le micro, je tiens à remercier François Forcadell, qui m’a invité ici, Alban Poirier qui m’a aidé dans la préparation de cette petite conférence, Manuela Padouan des
Archives Pathé, la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris et les collectionneurs qui m’ont donné accès à leurs inestimables trésors satiriques.
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Autres articles sur la
caricature
Petite bibliographie et sitographie :
- Laurent BARIDON, Martial GUÉDRON, L’Art et l’histoire de la
caricature, Paris, Citadelles & Mazenod, 2006.
- Michel DIXMIER, Annie DUPRAT, Bruno GUIGNARD, Bertrand TILLIER, Quand le crayon attaque. Images satiriques et opinion publique en France 1814-1918, Paris, Autrement, 2007.
- Guillaume DOIZY, Jacky HOUDRE, Marianne dans tous ses états – La République en caricature de Daumier à Plantu, Ed. Alternatives, 2008.
- François FORCADELL, Le Guide du dessin de presse d’actualité, Paris, Syros - Alternatives, 1989.
- Werner HOFMANN, La Caricature de Vinci à Picasso, Paris, Somogy, 1958.
- Michel MELOT, L’Œil qui rit. Le Pouvoir comique des images, Paris, Bibliothèque des Arts, 1975.
- Michel MELOT, Daumier – L’art et la République, Les Belles lettres/Archimbaud, 2008,
- Michel RAGON, Le Dessin d’humour. Histoire de la caricature et du dessin humoristique en France, Paris, Seuil, 1992. [1re éd. Fayard 1960].
- SOLO (dir.) assisté de Catherine SAINT-MARTIN et de Jean-Marie BERTIN, Dico Solo. Plus de 5 000 dessinateurs de presse & 600 supports en France de Daumier à l’an 2000, Vichy,
AEDIS, 2004. [1re éd. 1996].
- Bertrand TILLIER, A la Charge ! La Caricature dans tous ses états - 1789-2000, Paris, L’Amateur, 2005.
www.eiris.eu
http://gallica.bnf.fr/
http://www.histoire-image.org/index.php