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Dessin de Cabu, Charlie Hebdo du 7 janvier 2009
Dessin de Siné, Siné Hebdo du 7 janvier 2009

Face à un événement tragique, l’homme peut éprouver différentes émotions : rage, colère, indifférence, incompréhension… Il choisira ou non d’exprimer cette émotion, transformée alors en opinion, voire en action.
La « une » de Charlie du 31 décembre 2008 et le dessin de Siné publié cette semaine s’opposent résolument, alors qu’elles évoquent toutes deux le conflit israélo-palestinien. Les deux journaux n’ont pas réagi avec la même célérité à l’événement. Charlie s’est montré plus rapide en ces périodes de fête tandis que Siné choisissait, on s’en souvient, de publier un numéro spécial dessins la semaine dernière, réalisé à l’avance et donc, moins en prise avec l'actualité.
Nous remarquions que le dessin de Luz sélectionné par Charlie (a priori par Philippe Val) ne se positionnait pas directement sur le conflit mais choisissait un biais national, ciblant plutôt l’hyperactivité prétentieuse de Sarkozy capable, à l’en croire, de résoudre toutes les crises de la planète. Le dessin de Luz n’exprimait pas d’opinion sur cette crise tragique qui secoue une petite bande de terre à quelques milliers de kilomètres de chez nous. En la matière, le dessinateur est roi. Il peut s’amuser d’un événement et même des événements les plus tragiques, les plus horribles, surtout lorsqu’ils ne touchent pas directement au cœur et à la vie de ses lecteurs. Le rédacteur en chef ou le patron du journal choisit le dessin, et à travers ce choix, inscrit son organe de presse dans une « ligne » éditoriale donnée.
Charlie Hebdo avait, par son dessin, tenté d’amuser ses lecteurs en ces périodes de fête, en ridiculisant Sarkozy. Siné Hebdo, cette semaine, tourne résolument le dos à l’humour. Il se fait accusateur, dénonciateur, cassant, militant, contrairement à la majorité de ses « unes » depuis son premier numéro de septembre 2008. Siné retrouve la rage de Siné Massacre ou autres Enragé...
Pour une fois, intéressons-nous aux hiérarchies. Comment le lecteur perçoit-il les différentes parties constitutives du dessin, dans quel ordre, et avec quelle incidence sur son interprétation ? Au premier abord, le lecteur voit double : il perçoit une étoile de David, mais une étoile de David constituée d’ossements. L’étoile de David renvoie évidemment d’abord aux juifs en général. C’est un symbole chargé d’une histoire monstrueusement tragique depuis la Shoah (que Dieudonné et Faurisson nient de manière imbécile et réactionnaire) et ses millions de morts (l’extermination des Roms n’a pas conservé la même place dans nos mémoires, et pourtant !). Symbole très fort donc, constitué de branches remplacées pour l’occasion par des longs os de toute évidence humains.
Vu la nature du conflit et l’opinion de Siné sur la situation au Proche-Orient depuis des années, le lecteur comprend sans mal l’association juif = mort. C'est-à-dire, les juifs sèment la mort.
Sauf que… dans un second temps, deux signes graphiques secondaires perturbent cette interprétation : il s’agit des deux bandes horizontales bleues sur le fond blanc. Deux bandes qui renvoient au drapeau… israélien. Le dessin ne vise donc pas les juifs en général, mais l’Etat d’Israël. L’Etat d’Israël sème la mort. Rien dans le dessin ne permet de savoir si cette opinion est déterminée par les événements actuels ou si finalement, Siné exprime un point de vue général sur la politique de l’Etat hébreu depuis des décennies.

Cette lecture en deux temps (d’abord juifs = mort puis Etat d’Israël = mort) résulte d’un choix très fort de la part du dessinateur quant au cadrage : en effet le drapeau israélien bien connu n’est pas ici représenté en temps que tel. La « une » de Siné Hebdo zoome sur le centre du drapeau, sans en représenter le contour. Il en résulte une certaine dématérialisation de l’objet au profit du seul symbole.

D’aucuns trouveront ce dessin ambigu. Et ils auront raison. Siné n’a pas choisi de représenter un drapeau au bout de sa hampe, figuration moins sujette à interprétation. Par ce choix du gros plan, le dessinateur propose une image équivoque, en semblant viser tous les juifs dans un premier temps, mais sans pouvoir prêter le flanc à cette accusation puisqu’il représente bien un élément de drapeau. Ses adversaires pourront donc le traiter d’antisémite quand ses partisans prouveront le contraire.
D’un point de vue graphique, le gros plan permet un dessin visuellement bien plus efficace et redoutable, d’une simplicité désarmante, plongeant le lecteur dans l’hésitation interprétative entre la vision d’un objet déterminé et/ou celle d’un symbole désincarné et donc plus générique.
La caricature s’intéresse depuis le XIXe siècle aux symboles en général, et aux symboles nationaux en particulier. Bien sûr pour évoquer la nation qu’ils représentent, mais aussi la situation politique. En ce qui concerne le drapeau français, composé de trois couleurs politiquement très marquées, le dessinateur attaque Louis-Philippe en présentant le drapeau tricolore comme une « relique » du pouvoir dont la bande rouge est déchirée, ou alors il montre des "blanchisseuses", affidés du « roi des barricades » qui tentent, avec une brosse et du savon, d’ôter au drapeau sa couleur rouge (dessin de Daumier). Dans la caricature politique, la faucille et le marteau ont, depuis les années 1930, inspiré les dessinateurs (d’abord surtout de droite). Dans un premier temps, l’emblème a pour fonction de renvoyer à l’idéologie ou au pays qu’il représente. C’est un marqueur que le dessin ne transforme pas. Puis les dessinateurs, influencés par les jeux graphiques liés à l’abstraction, détournent les deux éléments qui composent le symbole, les transforment, les combinent différemment, pour en donner un sens nouveau. Très récemment, lors de la campagne des élections américaines, de très nombreux dessinateurs de presse ont ainsi joué avec le drapeau américain, ses bandes horizontales et ses étoiles.
Quant à l’évocation de la mort par la figuration d’ossements, elle s’inscrit dans une tradition iconographique plus ancienne encore qui représente l’absence de vie par une allégorie squelettique et qui, par un jeu de substitution de la partie pour le tout, se synthétise au travers de l’ossement nettoyé de ses chairs.
Mais le dessin de Siné nous semble porter une autre ambiguïté. A qui appartiennent les os du dessin ? S’agit-il d’ossements palestiniens, l’image traduisant l’idée que l’Etat d’Israël tue ses adversaires, qu’il mène une politique meurtrière et criminelle ? Aucun signe ne permet de connaître la « nationalité » de ces éléments macabres. On peut ainsi également interpréter cette image comme exprimant le souhait de voir mourir l’Etat d’Israël et les Israéliens eux-mêmes. Dans un dessin de la Baïonnette Guillaume II est dépeint comme un barbare, mais également comme un mort. La Calotte, journal anticlérical de la Belle Epoque, représente la fin du papisme par un personnage en soutane blanche dont le crâne sans chair est coiffé d’une tiare. En l’absence d’élément graphique ou scriptural signifiant, le dessin de Siné pourrait très bien être interprété comme une volonté de voir exterminée la population d’Israël, ce qui, à notre avis, ne constitue pas du tout le point de vue du dessinateur. Le dessin aurait échappé à cette interprétation si son auteur avait par exemple placé son drapeau macabre sur la carlingue d’un char ou d’un avion de Tsahal. Signalons d’ailleurs l’importance du contexte. Dans cinquante ans, un lecteur non informé associera l’idée de mort au drapeau israélien, sans qu’aucun élément ne puisse lui rappeler le contexte.
Enfin, dernière ambiguïté d’une telle image : en recourant au symbole national que constitue le drapeau, Siné dénonce la politique meurtrière de l’Etat. Mais le drapeau symbolise également une nation, une population. Dans le cas présent, la « une » de Siné Hebdo ne permet pas de distinguer les nuances qui pourraient s’exprimer dans l’opinion quant à la guerre en cours. Israël est bien présenté comme un bloc. Siné aurait pu évoquer les anti guerre en substituant à un des os une branche de laurier par exemple. Mais certes, l’opposition à la guerre ne semble pas très forte en Israël. Mais là encore, ce détail aurait levé toute ambiguïté sur la nature des os représentés.
Quant au dessin de Cabu, il s’intéresse à une actualité bien plus fondamentale pour ce qui concerne notre quotidien. Une vraie révolution, à en croire certains journalistes ! Bien plus grave que quelques centaines de morts à l’autre bout du monde.
Charlie avait déjà évoqué la fin de la publicité sur les chaînes publiques dans un dessin de Charb (associé au décès de Derrick). Cette fois, on s’amuse des conséquences qu’entraîne le changement de la grille de programmation, le temps de pub étant considéré jusque-là comme une fenêtre permettant à la petite famille de se préparer au film de 21h. Ainsi, avec la fin de la pub la mère de famille risque bien de ne plus pouvoir faire « sa » vaisselle ni « son » pipi du soir dans des conditions satisfaisantes, les deux étant ici combinés de manière incongrue et évidemment assez drôle, Cabu renvoyant à une image très traditionnelle du foyer et de la ménagère, fortement stéréotypée (avec son tablier à dentelles notamment, tandis que le mari, là encore une synecdoque, se réduit à une paire de charentaises…). Une fois encore Charlie choisit de nous distraire sans référer finalement aux modifications principales liées à la loi : la nomination du PDG de France télévision par le président de la République lui-même et le cadeau que représente la fin de la pub sur les chaînes publiques pour les chaînes privées.
Le dessin de Cabu se moque néanmoins du trouble exprimé par certains téléspectateurs dans ce qui va bouleverser leur soirée ! On rit des petites misères du bon peuple, « victimes » collatérales d’une guerre qui se mène au sommet de l’Etat pour le contrôle de l’information et les profits des grands groupes de presse.

Guillaume Doizy, le 8 janvier 2009

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