Dessin de Cabu, Charlie Hebdo du 11 mars 2009
Dessin de Siné et Loup, Siné Hebdo du 11 mars 2009
Les stéréotypes ont parfois la vie dure : qu’il s’agisse de l’évêque grassouillet de Cabu ou du colonial de Siné, les clichés visuels sont le résultat d’une longue histoire, reviennent périodiquement sur le devant de la scène après avoir sommeillé dans les têtes, muté parfois, circulé d’un pays à l’autre, d’un domaine de l’iconographie à un autre.
Le moins que l’on puisse écrire, c’est que les événements de Guadeloupe et de Martinique n’ont pas du tout inspiré, cette semaine, les dessinateurs de Charlie Hebdo, hormis Charb avec une vignette de petite taille. A contrario, Siné Hebdo signe sa « une » pour une seconde fois à propos de la Guadeloupe, faisant écho à plusieurs autres dessins sur le sujet dans le même numéro. Siné imagine un colonial très stéréotypé, dépité, ramant à l’opposé d’une île tropicale, entouré de requins, juché sur une embarcation précaire à savoir un canot de sauvetage répondant au nom de « France ». Le colonial représente tout aussi bien les békés, descendants d’esclavagistes, que l’Etat français lui-même, qui s’est illustré par un colonialisme forcené depuis le 19e siècle, et notamment lorsque les républicains opportunistes ou radicaux détenaient le pouvoir.
Le dessinateur en compagnie de son complice Loup ne précise pas si cette image traduit la situation présente ou rappelle ce qu’il est advenu de la France, quelques décennies en arrière, lorsque les peuples colonisés se sont révoltés les uns après les autres, refusant de supporter plus longtemps le joug occidental. Cette image rappelle en tous cas la menace d’Elie Domota, mais sans y faire aucunement référence de manière explicite (Siné se prémunit-il des risques de poursuite ?), contre les békés qui refuseraient de signer les accords arrachés après plusieurs semaines de grève générale : ils devraient, dans ce cas, quitter l’île. « Nous ne laisserons pas une bande de békés rétablir l’esclavage » a-t-il alors rajouté, suscitant de vives réactions du côté du pouvoir économique et politique, les journalistes relayant à loisirs les accusations de provocation à la haine raciale et autres réjouissances. Siné semble souhaiter le départ des békés et de l’Etat français, comme il souhaitait, dans les années 1960 la fin des colonies ainsi qu’il le proclamait en « une » de Siné Massacre par exemple, une dans laquelle le même colonial tout de blanc vêtu se trouvait en bien mauvaise posture, risquant de se retrouver capturé par un noir, pour le plus grand bonheur du lecteur.
La caricature met en scène son adversaire, soit dans une position dominante pour en signaler le danger, et souvent l’amplifier afin de susciter un sursaut chez le lecteur, soit au contraire, comme c’est le cas ici, dans une attitude d’échec, pour fêter la défaite supposée ou réelle de l’autre, et donc autocélébrer la puissance de son propre camp. On jouit des déboires de son adversaire, dans le cas présent fatigué par l’effort (voir les gouttes de sueur), mal rasé, harcelé par les moustiques, la bouche tombante, risquant à tout moment de se faire dévorer par les requins.
Si ce retour aux « fondamentaux » évoque les luttes anticoloniales des années 1960, le dessin semble ne retenir de la crise sociale actuelle qu’un de ses aspects les plus nationalistes, tout comme le dessin de « une » détournant « l’indigène » de Banania. Le colonial symbolise sans doute le béké, mais également l’Etat français, les blancs « expatriés » en général. L’échec de la politique coloniale de l’Etat français dans « les îles », illustrée dans ce dessin de Siné et Loup, fonctionne bien comme le reflet d’un désir d’indépendance. Pourtant, depuis des semaines, les objectifs du mouvement se sont cantonnés à des revendications sociales visant à faire « payer » le patronat et l’Etat, visant à obtenir de meilleures conditions d’existence. Si les békés ont été dénoncés, c’est avant tout pour leur richesse, leur hostilité à céder aux revendications. De ce point de vue, le dessin de Lindingre en p. 5 met en scène les rapports raciaux doublés d’une problématique sociale (dominant-riche-blanc/dominé-pauvre-noir).
Soulignons que finalement, la grève générale a échappé à l’attention des dessinateurs, qui ont préféré bien souvent mettre en avant la dichotomie blanc/noir.
C’est au début du XXe siècle que l’anticolonialisme installe ses stéréotypes dans l’iconographie de la presse satirique. Certes, depuis le milieu du XIXe siècle, les dessinateurs s’intéressent
aux guerres que mènent les occidentaux sur d’autres continents. Daumier multiplie, dans les années 1860, les dessins de chinois, mais sans volonté de dénoncer l’impérialisme sanguinaire qui
s’illustre autour de la guerre de l’opium.
La caricature fustige également les menées colonialistes de Ferry, et les nombreux morts qu’elles accompagnent.
Après 1900 éclot un véritable mouvement anticolonial d’extrême gauche, doublé d’antimilitarisme et de radicalité sociale. Le colon se distingue par sa barbarie, par la torture et la mort qu’il
inflige au noir transformé alors en victime souffrante (contrairement au noir de la caricature allemande à partir de l’occupation de la Ruhr en 1923, présenté comme le symbole de la force
brute, bestiale et inhumaine, comme l’a si bien montré Joël Kotek lors de sa conférence du 10 mars 2009 au Mémorial de la Shoah).
Grandjouan dessine même un numéro de l’Assiette au beurre intitulé « Colonisons » et proclamant : « L’Algérie aux Algériens », tandis que l’allégorie très militariste de la « mère patrie » retient enchaînés le Dahomey, le Sénégal et… la Martinique ! Jossot, de son côté, met en scène le jeu de la baïonnette qui consistait à lancer des nouveaux-nés en l’air pour les embrocher comme au bilboquet…
Charlie-Hebdo, dans la tradition anticléricale qui est la sienne, s’indigne de l’attitude révoltante de la hiérarchie catholique dans l’affaire de la petite brésilienne de neuf ans, excommuniée, comme sa mère et l’équipe médicale, pour avoir été avortée après des viols répétés de son beau-père. Le dessinateur vise bien sûr la haute hiérarchie du catholicisme, mettant en scène un évêque, le pape Benoît XVI et quelque cardinal. Tous trois trépignants, s’impatientent devant une porte. L’évêque, penché en avant, observe une scène que le lecteur ne voit pas et déclare « excommuniée ! ».
Les religieux sont bien évidemment présentés comme des pervers, des voyeurs, l’un le pourléchant les babines, l’autre serrant les poings, les yeux globuleux tandis que le troisième éructe et postillonne, éléments renforcés par le léger tremblement du point d’exclamation. Mais que regardent-ils, que se passe-t-il derrière la porte, qu’est-ce que Cabu laisse deviner au lecteur ? Une scène de viol ? On peut évidemment l’imaginer, vu l’expression quasi lubrique des trois religieux censés avoir prononcé des vœux de chasteté et que la tradition anticléricale présente toujours comme portés sur la chose. Pourtant, l’excommunication n’a été prononcée qu’à l’issue de l’avortement. Les trois hommes en soutane attendent donc que les médecins effectuent leur intervention sur la fillette pour émettre leur sentence morbide, semblant jouir de l’événement. En tout état de cause, le lecteur pressé n’aura, lui, probablement pensé qu’à la scène du viol…
En dehors de l’expression des visages très peu caractéristiques de la dignité religieuse supposée, Cabu affuble l’évêque mitré et portant la crosse, d’un postérieur magistral ainsi qu’une bonne bedaine, reflétant ainsi peut-être la physionomie peu ascétique de l'archevêque de Recife, José Cardoso Sobrinho.
Dans la tradition anticléricale, le jésuite s’est le plus souvent distingué par sa grande maigreur, tandis que le moine, le curé ou l’évêque étaient dénoncés pour leur propension à préférer les plaisirs du corps à ceux de l’esprit…
Si le dessin de Cabu s’offusque de l’attitude de la hiérarchie catholique dans cette affaire, il dénonce néanmoins ces religieux « seulement » pour leur perversité et non en tant qu’immonde réactionnaires, méprisant les femmes (le violeur est considéré dans l’affaire comme pardonnable, tandis que le médecin ne l’est pas) et surtout la vie de la fillette qui, à 9 ans aurait eu toutes les difficultés à survivre à une grossesse gémellaire.
Chaque dessinateur choisit un angle d’attaque particulier qui traduit un point de vue personnel sur les événements, teinté d’une sensibilité politique et philosophique qui porte en elle son originalité, mais aussi ses propres limites. Le dessin de presse ne peut évidemment tout dire, mais il résulte de choix qui façonnent nos manières de comprendre l’actualité de façon plus ou moins incisive, aiguisant plus ou moins notre esprit critique, nous poussant plus ou moins à l’indignation, cherchant à mettre le doigt sur des points de détail ou au contraire sur des aspects plus ou moins « fondamentaux ».
GD, le 13 mars 2009