Dessin de Charb, Charlie Hebdo du 30 septembre 2009
Dessin de Jiho, Siné Hebdo du 30 septembre 2009
Alfred Le Petit, après avoir lancé La Charge en 1870, ne cesse de se plaindre à ses proches de la difficulté de faire vivre son journal qu’il gère et illustre quasiment seul. A cette époque, un dessinateur peut créer un hebdomadaire illustré sans s’entourer d’une grande équipe, comme le fait le même Alfred Le Petit pour Le Sans-culotte, mais également André Gill, Gilbert-Martin et de nombreux autres.
Aujourd’hui les choses ont bien changé. Comme le rapporte Rue89, Charlie Hebdo annonce 30 permanents, Siné seulement une dizaine, chiffre auquel s’ajoute une bonne pléiade de pigistes. Il faut également compter avec des locaux plus ou moins onéreux (importants pour Charlie Hebdo).
La situation semble bien difficile pour la presse satirique. Bakchich, média en ligne d’abord, lance une version papier pour trouver un équilibre financier. Des frais fixes découlent évidemment le seuil de rentabilité. L’exemple de la Suisse, où se crée un nouvel hebdo satirique (Vigousse) est patent : il fait suite à une série de titres dont l’espérance de vie n’a pas été à la hauteur des espoirs de leurs fondateurs !
De toute évidence, pour Charlie Hebdo, seul à occuper le terrain il y a encore un an et demi, la situation peut devenir critique. Le journal a perdu une partie de son lectorat, absorbé par le nouveau concurrent Siné Hebdo.
Le petit frère semble mieux armé que son aîné pour affronter la crise qui touche toute la presse. Mais c’est au prix d’une plus grande flexibilité, qui ne déplairait d’ailleurs certainement pas à une certaine… Laurence Parisot. Une faible proportion de permanents signifie le recours à de nombreux pigistes, c'est-à-dire des précaires. Pour un journal, au-delà de l’aspect économique, la pige comporte de nombreux avantages : alors que les dessinateurs de Charlie semblent indétrônables, dans une équipe très stable, les signatures chez Siné Hebdo changent en partie d’un numéro à l’autre, ce qui, pour le lecteur, induit une plus grande diversité. La valse des dessinateurs provoque peut-être le sentiment de trouver dans les kiosques un nouveau journal chaque semaine.
A lectorat égal en nombre, les frais fixes ne déterminent pas seuls le seuil de survie d’un journal en cas de crise prolongée du secteur. La nature du lectorat aura son influence. Les abonnés de Charlie se montreront-ils plus fidèles, car attachés au journal depuis plus longtemps que leurs clones de Siné Hebdo ? Les deux lectorats présentent-t-ils des différences du point de vue sociologique, et donc en terme d’âge et de pouvoir d’achat ?
Les cartomanciennes de Caricaturesetcaricature.com refusent de se prononcer sur ces questions vitales pour l’un et l’autre des deux hebdomadaires satiriques. Nos médiums ne dévoilent pas non plus comment les « jeunes » dessinateurs de Siné Hebdo parviendront à remplacer le maître en « une » (un exercice nouveau pour eux). Nos diseuses d’horoscopes se montrent incapables de prévoir la situation politique et sociale dans les mois qui viennent, déterminante elle aussi pour l’avenir de la presse.
Les deux « unes » de cette semaine nous invitent à comparer le style graphique des dessinateurs, et à nous intéresser au rapport de la presse satirique à l’actualité, et également au procédé graphique ancien, le parapluie comme métaphore de la protection contre… un événement ou une situation défavorables.
Saluons la première « une » de Jiho qui évoque, comme on l’aura compris, une mésaventure récente de la Grande Muette.
Intéressons nous d’abord au style du dessinateur. Comme ses confrères, Jiho recourt au stylo noir, un marqueur épais. Il croque son personnage dans un mouvement très gestuel, sans chercher le détail ni la précision du rendu, mais plutôt l’expressivité du trait. Le filet, qui cerne le dessin, plutôt épais mais aux bords irréguliers cette fois, épouse le style général. Un filet que l’on retrouve depuis quelques semaines en une de… Charlie, mais alors, tiré au cordeau.
L’originalité graphique de Jiho tient pour une part dans son utilisation du dégradé fabriqué très probablement par une mise en couleur à l’encre ou peut-être même à l’aquarelle. Le costume de Fillon passe du noir (pantalon) au bleu (col) dans un jeu de moirures qui teinte l’image d’une certaine douceur en la créditant d’une richesse plastique que ne produirait pas… l’aplat de couleur, qui impose souvent sa « dictature » en « une » de Charlie.
Charb donne cette semaine un dessin sur les suicides à France Télécom. Il utilise le principe des aplats pour la mise en couleur de sa caricature, avec une dominante ocre jaune, couleur relativement peu habituelle (le journal a fait le choix de « coordonner » son numéro, c'est-à-dire que l’on retrouve cet ocre dans toute sa maquette, de la première à la dernière page, notamment pour la typographie et les encadrements). L’aplat induit un jeu de contrastes forts et surtout permet souvent une meilleure lisibilité des dessins. Il découle ici très probablement d’une mise en couleur logicielle et non manuelle, pratique de plus en plus fréquente dans le dessin de presse (même si certains, comme Honoré par exemple, continuent de travailler exclusivement à la main).
D’aucuns rejetteront la froideur des aplats. D’autres se féliciteront de parvenir à des harmonies colorées plus complexes et peut-être plus inhabituelles que celles établies par le mélange manuel de l’encre par exemple, en jouant avec les mille et une couleurs du nuancier de Photoshop.
L’aplat, que l’on associe historiquement dans le dessin de presse d’abord au dessinateur Jossot, représente à la Belle Epoque un véritable engagement moderniste. Il s’oppose en tous points à la tradition picturale, fondée sur la quête du beau ou du vrai au travers d’une représentation vériste de la réalité. La peinture jusqu’aux avant-gardes du XXe siècle, ne se conçoit pas sans ces jeux de camaïeux, de grisailles, de fusion des couleurs dans le but de traduire les effets de couleurs et de matières, les variations d’intensité de la lumière sur les objets.
Le dessinateur Jossot, imprégné de japonisme et de cloisonnisme, échappe à la prééminence du modelé et lui préfère le choc des aplats mis au service d’un style de dessin épuré et élégant, au trait arabesque et sinueux. Dans le sillage de Jossot, le dessinateur Paul Iribe, dont on connaît l’engagement à l’extrême droite dans l’entre deux guerres prend la suite, avec la revue illustrée Le Témoin, sous influence Art Déco. La pureté de l’aplat s’associe à la simplification des formes de plus en plus géométriques. Dans l’entre deux guerres, le dessin réduit la gamme de ses artifices, ne veut plus singer l’art. Le blanc de la feuille prédomine, et en cas d’utilisation de la couleur, l’aplat devient majoritaire.
Demeure aujourd’hui cette césure entre la mise en couleur manuelle d’un côté, qui joue sur les nuances plastiques (du trait comme des couleurs) et de l’autre, un dessin plus froid, dans lequel la colorisation semble souvent secondaire.
Comme nous l’avons déjà signalé, la grande difficulté de la presse satirique se cristallise dans son rapport à l’actualité. Un rapport toujours ambigu, entre la volonté de coller à un sujet qui fera écho chez le plus grand nombre d’une part et de l’autre, le choix d’une idée au travers de laquelle le journal veut défendre un point de vue. Le sujet du dessin peut devenir un simple prétexte. Le gag ou le trait d’humour forme alors la sève de la « une » qui vise avant tout à faire rire le lecteur. C’est le cas du dessin de Jiho qui ne dénonce rien de très évident, mais s’amuse d’un événement secondaire et tragique, dans une image discrètement provocante.
Parfois, l’actualité se montre atone, le dessinateur-journaliste peine à trouver sa pitance du jour, à profiter d’une polémique ou d’un événement qui, par sa démesure, son caractère extraordinaire ou choquant, met en émoi l’opinion.
Cette semaine Charlie Hebdo avec Charb nous intéresse à une problématique vielle de quelques temps déjà, et qui a fait l’objet d’un grand dessin de « une » deux semaines plus tôt chez Siné Hebdo. Le sujet en question, les suicides chez France Télécom, aura suscité une belle indignation, une couverture médiatique importante et même l’intervention du gouvernement exigeant du P-DG des mesures rapides. Un sujet toujours d’actualité, hélas, puisque les suicides n’ont pas cessé avec les palinodies de Darcos. Un dernier cas le lundi 28 septembre accroît le triste palmarès de l’entreprise. Ce mercredi 30, jour de la publication de Charlie et Siné Hebdo, Didier Lombard, le P-DG de France Télécom se sent obligé de rencontrer les syndicats, qui, par ailleurs, semblent s’orienter vers une journée de grève le 6 octobre.
Charb n’aborde pas cet aspect social, la colère des salariés de l’entreprise et leurs réactions individuelles ou collectives face aux mesures de mutations forcées, aux suppressions de postes et plus généralement au stress imposé par la course au profit. Ces éléments, pour reprendre un terme pédagogique, relèvent des pré requis supposés du lecteur. Le dessinateur oriente sa charge contre la personne de Lombard, polytechnicien, ancien ambassadeur et président de France Télécom depuis 2005. Contrairement à Siné qui avait fait le choix de traiter du suicide au travail comme un problème général, Charb concentre ses flèches sur l’homme qui avait choqué l’ensemble du personnel de France Télécom en parlant de « mode » du suicide dans l’entreprise.
Charb s’amuse (mais il y a là une bonne dose d’ironie) de « la » seule véritable mesure prise par la direction de France Télécom : protéger d’abord et avant tout son dirigeant des conséquences de cette vague de suicides, mais bien évidemment, pas les empêcher de se produire !
Et en effet, les mesurettes annoncées, le « gel » pour quelques semaines des mutations, la fin du principe de mobilité des cadres, le lancement de discussions avec les syndicats, forment ce que le porte parole du gouvernement, Luc Chatel, ose considérer comme une réponse aux problèmes qu’affrontent les salariés de l’entreprise.
Pour Charb, Lombard cherche avant tout à passer l’orage, et à protéger ses positions, la gauche et certains syndicats réclamant sa démission. Le dessinateur recourt à l’image du parapluie, censé protéger des intempéries météorologiques, mais que la caricature utilise dans un sens plus politique.
Le « riflard » a très tôt permis de distinguer Louis-Philippe, au même titre que la poire et le chapeau haut de forme. Dès le milieu du XIXe siècle avec Charles Vernier puis Daumier, le parapluie comme métaphore devient le symbole d’une tentative, pour un homme politique, de se tirer d’un mauvais pas, de se protéger d’une situation défavorable.
Le parapluie s’avère plus ou moins efficace en fonction de sa taille, mais également de sa solidité. Tout dépend de l’intensité des turbulences ! Le pébroque peut même subir quelque dommage, au grand dam de son propriétaire comme on peut le voir ci-dessous.
Dessin de VERNIER Charles (?-1887), « En temps d'orage », Le Charivari, 29/1/1851.
Dessin de DAUMIER (1808-1879), Le Charivari, 23/10/1869.
Dessin de LE PETIT Alfred (1841-1909), « La fin du président-soliveau », Le Forum, 11/6/1888.
Dessin de GILBERT-MARTIN Charles (1839-1905), « L'abri », Le Don Quichotte n° 181, 7/12/1877.
Dessin de EMERY-CHANTECLAIR Lucien (1874-1965), « Quel temps de chien ! », La Libre parole illustrée, 5/1/1895.
Dessin de LEMOT A. (1846-1909), « Il pleut, il pleut, berger », Le Pèlerin, 17/7/1904.
Dessin de DUKERCY (1888-1945), sans titre, Le Carnet de la semaine, 15/6/1924.
Dessin de CABROL Raoul (1895-1956), « Edouard Herriot ».
Jeddo, le fondateur du site Charlieenchainé s’interrogeait la semaine dernière dans un commentaire en fin de « match » sur le manque de modernité d’un dessinateur recourant à des procédés remontant au XIXe siècle, voire au-delà. Nous montrions en effet que Cabu s’inscrivait dans une longue tradition caricaturale s’étant nourrie de la figure du boucher.
Charb, un vulgaire continuateur ? La différence fondamentale entre la pratique ancienne de la métaphore du boucher, et la manière dont l'utilise Cabu réside dans la condensation qu’elle opère. De même chez Charb. Avec le parapluie, les dessinateurs du passé représentent tel ou tel se protégeant d’un déluge d’objets divers, symbolisant le rejet de leur politique, leur manque de crédibilité, la colère qu’ils suscitent. Charb joue sur deux tableaux : le parapluie protège Lombard de deux manières : il symbolise la volonté du P-DG de ne pas affonter ses responsabilité (et donc conserver son poste), tout en lui permettant de se protéger des salariés qui se défenestrent en masse au dessus de lui. A comprendre bien sûr au propre comme au figuré.
L’image satirique du XIXe siècle se montre plus narrative et symbolique, joue moins l’ambivalence des polysémies, ne connaît pas vraiment de discours décalé, pratique assez peu souvent l’ironie. Lombard suscite ici d’autant plus la colère qu’il protège son beau costume des taches de sang, mais sans chercher le moins du monde à secourir les suicidés. Son visage paisible et même joyeux contredit la situation macabre dont il semble se moquer éperdument.
Le dessin du XIXe siècle présentait au contraire le propriétaire du parapluie comme se désespérant de l’orage. Ici Charb rajoute une bonne dose d’humour, joue sur le décalage entre d’un côté l’expression réjouie du personnage et l’aspect dramatique de la scène, les deux étant liés par le parapluie bien évidemment.
Le regard « moderne » se montre plus complexe. L’humour d’aujourd’hui joue sur une combinatoire faite d’éléments souvent contradictoires et décalés, ce qu’on appelle le « second degré ».
Le dessin de Jiho rentre lui aussi parfaitement dans cette définition. Sous ses faux airs anodins, la charge se montre provocatrice et pétillante. Au début de la semaine, le gouvernement présente le budget, qui doit faire rapidement l’objet d’un vote au parlement. Un budget de « reprise » nous annonce la com’ ministérielle. Jiho charge le « pauvre » premier ministre, que la caricature montre volontiers comme la marionnette de Sarkozy. Fillon semble porter le poids du monde dans une sorte de candeur triste et juvénile. A la tribune (de l’Assemblée), le Premier ministre détaille sans doute les grandes lignes de son budget. Il s’agit d’un instant grave, le budget déterminant la grande marche de l’Etat, des services publics, des aides aux entreprises, des impôts, etc. Mais dans son travail d’explication, Fillon semble pris en défaut d’avoir oublié le principal : « racheter 2 Rafale », référence à ces deux engins de morts disparus jeudi 24 septembre suite, nous dit-on à une collision. Fillon, une fois de plus rappelé à l’ordre, passe pour un bien mauvais élève, incapable de déterminer lui-même le contenu de la politique menée.
Sauf que l’injonction présente le rachat des deux avions comme s’il s’agissait d’une liste de courses tout à fait banale. Le crash de ces deux Rafale représente un accident déterminant pour Dassault qui n’a, jusque-là, jamais réussi à vendre un seul de ces avions à l’étranger. Ce qui n’a pas empêché l’industriel (pour compenser sans doute), d’empocher d’importantes subventions de l’Etat pour mettre au point ces pépites de technologie (dont personne ne veut donc !).
Jiho transforme un événement grave en une péripétie dérisoire. Il associe deux événements non liés entre eux dans la réalité, mais dont le rapprochement et la manière dont ils sont connectés doivent susciter le rire. Notons que si Charb couvre un sujet très médiatisé, Jiho réfère à une actualité pour laquelle la presse s’est montrée plutôt discrète…
Jiho produit un Fillon pitoyable et s’amuse, dans une attitude quelque peu badine, mais que l’on imagine aussi un peu antimilitariste, de la disparition de ces deux symboles guerriers. Pour autant, comme souvent dans le dessin de presse actuel, Jiho n’évoque pas les grandes questions liées au budget, les dizaines de milliers de postes supprimés dans les services publics, les cadeaux fiscaux au entreprises, la diminutions des aides à la relance qui pouvaient un peu profiter à la population. De ce point de vue, Charb donne un dessin plus engagé socialement.
Jiho réalise une charge peu attrayante dans sa version Internet publiée la veille de la sortie papier (taille de l’image trop petite sur les blogs), mais qui, en grand format, ne manque pas de charme. Un dessin moins « militant » et « lutte de classe » que ceux du grand patron et qui, de ce point de vue, semble plus proche de l’esprit des « unes » de Charlie…
Guillaume Doizy, le 31 septembre 2009