Cavanna raconte Cavanna, Les Echappés, 144 p., illustrations, 30 €.
Les Ritals ? Les Russkoffs ? Qui ne connaît Cavanna et ses nombreux textes autobiographiques ? Encore un, diront les mal lunés, un de plus ? Pour sûr, mais cette fois, la synthèse est de rigueur. Synthèse de textes, synthèse en images, avec un large panel de photographies, de documents personnels, de dessins, de couvertures de journaux. Et quels journaux !
Après quelques dizaines de pages qui retracent son enfance et le dur apprentissage de la vie, Cavanna fait la part belle au rédacteur en chef qu’il fut, au co-fondateur de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, deux fleurons de la presse satirique, quasiment sans équivalent sur nos cinq continents. Avant de devenir Cavanna et de s’acoquiner avec Bernier (professeur Choron) pour fonder ces deux titres emblématiques, le rital a d’abord acquit ses lettres de noblesses à la pointe de ses crayons. Une truelle de maçon dans la poche, Cavanna s’est très jeune essayé au dessin d’humour, en adoptant le surnom de Sepia et au départ le style de Dubout. Le hasard fit que l’écriture prenne le dessus, avec Hara-Kiri justement.
Une bonne moitié de l’ouvrage porte sur l’extraordinaire aventure de ces années « bêtes et méchantes », pendant lesquelles Cavanna a tenu le rôle de découvreur de talents, parvenant à réunir sous une même bannière Cabu, Willem, Reiser, Gébé, Topor, Siné, Wolinski, etc. La doctrine Hara-Kiri ? « Applaudir aux plus beaux exploits de la Bêtise et de la Méchanceté écrit Cavanna, en en rajoutant, en allant dans le même sens qu’elles mais plus loin qu’elles, le plus loin possible dans leur logique tordue, jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’odieux, jusqu’au grandiose ».
Cavanna l’écorché ne revendique aucune tradition et distribue ses mauvais points au Canard Enchainé disqualifié pour son « esprit », ses jeux de mots et ses calembours, « cette acrobatie stérile ». Il ne se reconnaît pas non plus dans la fameuse Assiette au Beurre, « ce magazine de la fin de l’autre siècle » dont « le graphisme prestigieux illustrait des idées d’une platitude de discours électoral ».
L’équipe d’Hara-Kiri et du premier Charlie Hebdo a en effet produit une satire et une caricature totalement inédites, alliant provocation débridée et gratuite, outrance et immoralité ou encore dénonciation politique. Un mélange explosif quasi nihiliste et antisocial, sans projet particulier, sans visée militante (Cavanna exècre le militantisme). Pour l’auteur des Russkoffs, la caricature c’est avant tout « un coup de poing dans la gueule ». Du jamais vu dans l’histoire de la caricature depuis Luther et Lucas Cranach. Du jamais vu, car sous ses airs d’impertinence, d’exagération, de raillerie et d’en rire, la satire visuelle s’est toujours donnée des objectifs « sérieux » et finalement utilitaires : dénoncer, divertir, désinformer… L’image satirique a longtemps servi de médium, un moyen de passer un message, avant de devenir une fin en soi. Rire pour rire, provoquer pour provoquer, pousser la limite pour ce seul plaisir, presque sans objectif politique ou moral, parodier pour parodier…
Avec son style truculent, Cavanna évoque ces années haletantes, jouissives et difficiles à la fois, la corde toujours raide, le procès jamais loin. Et l’échec en 1981, l’incapacité à durer au-delà du quart de siècle. L’auteur se montre moins enthousiaste sur le Charlie nouvelle formule, incapable de taper aussi fort que ses deux illustres devanciers. Cavanna égratigne sévèrement après coup Philippe Val et son opportunisme, responsables d’un cours dans lequel il ne se reconnaissait pas, sans pourtant jamais décider de claquer la porte du journal. Peu de choses sur « l’affaire Siné », pas encore digérée…
Cavanna garde l’optimisme chevillé au corps, un optimisme revenu depuis le départ de Val. Et des louanges pour la « jeune » génération qui prend la suite dans un climat bien différent de celui qui prévalait dans les années 1960. Un régal d’écriture et d’illustrations, un bonheur de revoir les « unes » de ces journaux « historiques » qui ont creusé le sillon d’un rire fou autant que libérateur, avant tout destiné à ébranler la camisole morale qui a longtemps étouffé la société.
GD, 7 décembre 2012