Cardon, Vu de dos – Trente ans de dessins plus que politiques, ed. de L’Echappée, 22 €.
Depuis sa fondation pendant la première guerre mondiale, le Canard Enchaîné, nourri de pacifisme et d’idéaux de gauche, égratigne les pouvoirs en place, dénonce les forfaitures, les hypocrisies et les magouilles. Pour renforcer leurs flèches, les rédacteurs en quête de scoops bien sentis peuvent compter sur la verve radicale et joyeuse des dessinateurs. Le Canard sans dessins perdrait en effet une bonne part de son âme batailleuse.
L’hebdomadaire ne se montre pourtant pas toujours reconnaissant à l’égard de ces maîtres du crayon. S’il accordait une place de choix à Moisan, avec des pages entièrement dessinées, et offre encore aujourd’hui aux artistes des émoluments très corrects, le journal ne leur concède de nos jours qu’une place limitée, voire franchement secondaire. Parfois guères plus grandes qu’un timbre poste, les caricatures attirent pourtant le regard et démontent une actualité en moins de traits qu’il ne faut de mots pour le dire.
Dans la pléiade d’artistes passés au Canard, Cardon apparaît comme un des plus originaux. Troubadour du silence, pourfendeur des puissants et dénonciateur des cruautés du monde, cet ancien ouvrier des arsenaux de Lorient (né en 1936, évidemment !), dessinateur au Canard depuis 1974, se passionne – parce qu’il les déteste – pour les hautes sphères du pouvoir. Il met en scène la solitude du monarque, les fantômes politiques, ces chimères persuadées de faire l’Histoire en étant seulement les valets – certes de luxe - des véritables maîtres du monde.
Contrairement à la plupart de ses confrères, Cardon représente le plus souvent ses cibles de trois quart dos, déniant à ces hommes leur dignité d’êtres, car personnalités sans visages. Figures toujours raides ou presque (comme pétrifiées par l’ampleur de leurs basses œuvres) s’inscrivent dans des espaces rendus infinis grâce à de puissants effets de perspective. Dans ces mondes presque froids, l’homo politicus semble ne devoir jamais rencontrer le lecteur. Et pourtant, dans sa quête médiatique, le candidat ou le ministre professionnels s’épuisent à toujours rester connectés à leur public, jusqu’à ce qu’une élection ou une sélection bénies renouvelle leur mandat. Cardon destine les hommes de pouvoir aux oubliettes de l’histoire, laisse filer leur regard vers le néant, comme si leurs ambitions étaient rendues vaines par avance. Ces statues de sel avancent vers l’horizon, fuient le monde humain au point de se perdre dans l’infinitude du blanc de la page…
Cardon le révolté dessinateur crie dans un silence assourdissant les faux-semblants politiques et les injustices du monde. Dans ce recueil passionnant de colère, le dessinateur tourne le dos à la rhétorique traditionnelle du dessin de presse, une rhétorique qui pousse loin les excès du corps, pour révéler les vilenies cachées. Cardon n’a pas besoin de ces artifices visuels pour flétrir ses cibles et atteindre une forme de grandeur. Ses charges empreintes de froideur enragée permettent de revisiter sans complaisance trente ans de notre trop souvent désespérante vie politique et sociale.
Guillaume Doizy, novembre 2010