Michel Biard et Pascal Dupuy dir., « Entre scatologie et fantasmes sexuels, le cul et son imaginaire », Annales historiques de la Révolution française, N°361, juillet/septembre 2010, Armand Collin.
Les historiens et les historiens d’art ont longtemps porté un regard méprisant sur les excès linguistiques ou visuels distillés par les pamphlets ou la caricature depuis le XVIe siècle. Interprétant ces déchaînements comme signes de déraison et de dépravation des temps, voire comme des pratiques commerciales douteuses et donc indignes de leurs doctes études, les savants ont néanmoins fini par apprécier le caractère trivial de certaines publications polémiques comme le reflet des mentalités et la traduction symbolique des « passions » politiques. Grâce à l’histoire culturelle, les représentations figurées, mentales et langagières les plus diverses, tout comme les rapports des humains aux odeurs, au bruit, etc., ont intégré le champ de la recherche. Dans cet ensemble, la transgression des tabous corporels tient une place de choix.
Le recueil dirigé par Michel Biard et Pascal Dupuy s’inscrit bien sûr dans cette visée culturaliste, qui semble à son tour désireuse de transgresser les préventions d’une profession à l’égard de son objet d’étude. A la liberté qui s’exprime dans le choix du sujet, le « cul », s’ajoute une autre liberté, celle du ton. L’historien choisit dorénavant et sans complexe de faire reculer la ligne rouge en usant d’un style cru, mieux à même d’évoquer les extrémités de son objet de recherche. Il épouse son sujet dans un jeu mimétique parfois déroutant, mais souvent séduisant.
Ce numéro des Annales de la Révolution française se propose d’étudier « le cul et son imaginaire », c’est-à-dire la manière dont les hommes ont instrumentalisé l’image du bas corporel dans la littérature, le pamphlet et la caricature. Quatre articles (sur neuf) explorent des corpus qui relèvent de la satire visuelle. Le premier (Wolfgang Cillessen et Rolf Reichardt) analyse plusieurs motifs en montrant leur pérennité entre le XVIe siècle et les débuts du XIXe : les représentants politiques aux latrines communes, l’accouchement par l’anus, la défécation profanatrice, les monarques et leur pot de chambre ou en train de déféquer. Vaste programme !!! Annie Duprat, de son côté, s’intéresse à la fessée avec un échantillon de neuf gravures produites et diffusées pendant la Révolution française. Pascal Dupuy, dans une vue plus panoramique, guète les accès scatologiques dans ce qui constitue l’âge d’or de la caricature anglaise, c’est-à-dire le XVIIIe siècle. De Walpole à la Révolution de 1789, les graveurs anglais, jouissant alors d’une très grande liberté, ont parfois recouru à un langage visuel particulièrement ordurier, soit pour mettre en scène les tensions de la politique intérieure, soit pour stigmatiser les révolutionnaires français. Enfin, signalons une étude particulièrement originale, celle d’Emmanuel Fureix : en 1814 et 1815 une vingtaine de gravures attaquent de manière frontale l’Archichancelier de Napoléon Ier, Cambacérès, en mettant en scène sa supposée homosexualité. Si le XVIIIe siècle s’est passionné pour la mise en image des frasques sexuelles des élites dans le cadre d’une rhétorique pornographique, en cette première moitié du XIXe, la chose est devenue plus rare. Ces charges contre Cambacérès forment un ensemble exceptionnel qui n’est pas sans exiger de l’historien qu’il explique les motivations de leurs auteurs, au-delà de la contextualisation habituelle des gravures. En s’appuyant sur des témoignages et des archives indiscutables, Emmanuel Fureix analyse par le menu le sens de ces charges, leur incidence possible sur la perception de Cambacérès par les contemporains, mais également les raisons (politiques) d’une campagne aussi exceptionnelle dans sa rhétorique. Ces œuvres, bien que produites par différents dessinateurs, semblent bien répondre à la volonté délibérée de déstabiliser un homme politique perçu alors comme dangereux par le nouveau pouvoir…
Qu’il s’agisse de l’introduction de Michel Biard et Pascal Dupuy ou des études que nous n’avons pas mentionnées, ce numéro sur le « cul » ne manquera pas de passionner le lecteur. Au-delà de la caricature, les auteurs de ce recueil ont exploré les obsessions anales de Sade, l’image scatologisée et sexualisée des aristocrates ou des révolutionnaires dans les pamphlets, les excès langagiers au temps de la révolution, la signification du pet dans les représentations, etc. On perçoit ainsi le « cul et son imaginaire » comme un fait social total, quel que soit le médium exploré. Le lecteur se reportera avec intérêt aux deux cahiers iconographiques (un en couleur, l’autre en noir et blanc), bien utiles pour la compréhension du propos, même si la qualité de reproduction des visuels n’est pas toujours au rendez-vous.
La scatologie et le « cul » constituent un des procédés les plus anciens et les plus virulents de la caricature, un procédé largement transgressif qui évidemment témoigne d’un certain rapport de répulsion de la société à son « fondement ». Néanmoins, comme tout procédé, le cul au sens large fonctionne dans une ambivalence troublante. Si l’étron ou la dégoulinure excrémentielle évoquent à coups sûr une profanation, l’auteur du matériau fétide n’est, lui, pas toujours la tête de turc du propos satirique. Il peut tout aussi bien passer pour le héros dont la généreuse production stercoraire souille un adversaire honni par le dessinateur... Le chieur ou le conchié, le pot de chambre ou l’excrément peuvent tour à tour être instrumentalisés dans des visées positives, tout aussi bien que négatives. Dans ce procédé qui ne cesse pas en 1850 dans l’imagerie française, loin s’en faut (avec notamment les charges contre Napoléon III, Zola et son naturalisme et bien sûr Guillaume II), la métaphore scatologique ou sexuelle semble souvent témoigner d’une transgression de la morale sociale. Pour autant, motif ambivalent, elle traduit sans doute la très grande pluralité du rapport au corps dont fait preuve la société humaine. La scatologie et le « cul » se conçoivent finalement comme une transgression tellement codée et donc intégrée à certaines pratiques symboliques, qu’elle en devient, dans l’univers assez large de la satire, quasi normative.
Guillaume Doizy, décembre 2010
Sommaire :
Michel Biard et Pascal Dupuy, Introduction
Wolfgang Cillessen et Rolf Reichardt, « Matières scatologiques dans la caricature politique, de la Réforme à la Révolution »
Michel Biard et Jacques Guilhaumou, « La « pelle au cul » et autres joyeusetés langagières au temps du carnaval proscrit »
Annie Duprat, « La trésorière des Miramionnes n’avait qu’une fesse... »
Philippe Bourdin, « Le son du corps, ou l’âme en pet »
Thierry Pastorello, « La sodomie masculine dans les pamphlets révolutionnaires »
Emmanuel Fureix, « La porte de derrière ». Sodomie et incrimination politique : des caricatures contre Cambacérès (1814-1815) »
Michel Delon, « L’obsession anale de Sade »
Stéphanie Genand, « L’infâme derrière des ci-devants. Le cul aristocrate et la contre-révolution »
Pascal Dupuy, « trône adoré de l’impudeur » : cul et caricatures en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle