Grand-Carteret John, Derrière « Lui » - L’homosexualité en Allemagne, 1907, réédité par les Editions Gai Kitsch Camp avec une présentation de Patrick Cardon et une analyse de James D. Steakley intitulée « Iconographie d’un scandale », 1992, ISBN : 2908050153, prix actuel : 30 € 48.
Les passionnés de caricature connaissent bien les recueils de John Grand-Carteret, un des premiers grands amateurs à avoir systématisé la collecte thématique de dessins satiriques parus dans la presse de son temps. Avec la publication de dizaine d’ouvrages, Grand-Carteret a offert à ses contemporains – et bien sûr aux générations suivantes – une matière inestimable, des sommes permettant d’envisager un regard panoptique sur un genre considéré comme secondaire et indigne d’être conservé ou étudié, car marqué par l’actualité et la polémique.
En puisant dans la presse française mais aussi systématiquement dans les journaux étrangers, John Grand-Carteret n’a pas manqué de montrer la généralisation du genre caricatural - notamment en Europe - à la fin du XIXe siècle, généralisation d’un genre, mais aussi d’une langue graphique avec des codes communs largement partagés malgré les frontières nationales.
S’il est possible de consulter certains de ses ouvrages sur Gallica ou d’en trouver d’autres chez les bouquinistes, une partie des publications de Grand-Carteret reste difficile d’accès. C’est le cas de l’opus intitulé Derrière « Lui », portant sur un des plus grands scandales qu’ait connu l’armée allemande avant 1914. Des proches de Guillaume II sont en effet accusés d’homosexualité, la sodomie étant alors condamnée par la loi. Si le grand collectionneur qu’était Grand-Carteret se démarque de cette pratique sexuelle perçue alors comme un vice, une maladie et une déviance, il se garde bien de verser dans la germanophobie (1), évoquant d’ailleurs en parallèle du fameux « vice berlinois », des pratiques homosexuelles non seulement très répandues dans d’autres pays (notamment en France), mais également pratiquées dans les sphères du pouvoir depuis très longtemps. Malgré l’affirmation de ses réticences à l’égard des pratiques homosexuelles, il donne la parole à quelques auteurs qui prônent la liberté de choix en matière amoureuse.
John Grand-Carteret « analyse » ces images comme on le faisait alors, évoquant le scandale et les débats sur l’homosexualité plutôt que la stratégie graphique des dessinateurs. Il note néanmoins que les caricatures publiées hors d’Allemagne n’adoptent pas un ton plus insultant à l’égard des acteurs du scandale, que celles publiées outre-Rhin, ouvrant la voie vers des comparaisons culturelles et nationales.
Les éditions Gai Kitsch Camp qui ont réédité cet ouvrage en 1992, ont adjoint au travail de John Grand-Carteret un texte passionnant de l’américain James D. Steakley qui restitue très finement les enjeux du scandale en contextualisant chaque caricature présentée par Grand-Carteret. Steakley décrypte les soubassements politiques de la crise et la lutte que se mènent deux clans au sommet du pouvoir, en vue d’influencer Guillaume II. Il s’intéresse aux conséquences du scandale sur la perception et les représentations de l’homosexualité dans la société allemande. Le scandale a eu le mérite de rendre visible une communauté qui ne disait pas encore son nom, de faire connaître des pratiques sexuelles inconnues du plus grand nombre et en général non nommées ou seulement évoquées de manière allusive. Les dessinateurs ont alors adopté un point de vue « bourgeois », globalement anti-homosexuel, point de vue largement nourri par la peur de l’effritement d’une virilité traditionnelle mise à mal dans les sociétés européennes à la fin du XIXe siècle. Les homosexuels, féminisés à souhait pas la caricature, sont accusés de faire courir à l’armée et à la société le risque de se déliter.
Cette réédition déjà ancienne et quelque peu communautariste ne manque vraiment pas d’intérêt, malgré la qualité moyenne de certaines reproductions. On regrettera également l’absence d’informations sur la réception, à l’époque, de l’ouvrage de John Grand-Carteret en France. Ce qui n’enlève rien à l’intérêt de cette réédition.
Guillaume Doizy, août 2012
(1) Il tente d’ailleurs de fonder en 1912 un Comité de Rapprochement intellectuel franco-allemand.