Au début du XIXe siècle, quand l'image satirique rejoint la presse naissante, le développement de la caricature politique se fait conjointement à celui du journalisme. Le XIXe siècle en Espagne, avec son histoire pleine de bouleversements politiques, est le siècle d’un journalisme idéologique et combatif. A l’époque en Espagne, l'article 371 de la Constitution de 1812 garantit la liberté de la presse. Mais cela n'a pas empêché les gouvernements successifs d’appliquer cet article à leur bon gré, souvent en mettant en œuvre une stricte censure [1]. Ainsi, la presse espagnole s’est-elle développée par à-coups, à la merci des pouvoirs politiques. « En Espagne, on n'a jamais vraiment aimé cette liberté pour la satire » [2], a noté le premier historien de la caricature espagnole, Jacinto Octavio Picon. Malgré tout, nous pouvons dire que la presse politique la plus agressive et la plus combative du XIXe siècle a été la presse satirique, qui s’est donnée pour tache d’attaquer sans frein la classe politique espagnole.
« Beaucoup de journaux ont recouru à la satire politique et sociale en cherchant à dénoncer les abus et les injustices séculaires, et bien qu'il y ait des journaux de toutes les sensibilités politiques, la satire a plutôt été plébiscitée par les journalistes progressistes », déclare Juan Francisco Fuentes [3].
Les titres de satire politique, confrontés aux assauts de la censure et de la police, naissent et meurent avec effervescence. Ces publications demeurent précaires, avec des tirages faibles et à la vie éphémère. Irrespectueux envers le pouvoir et ses symboles, ces titres en général un peu libertaires, attirent un public extatique émoustillé par les invectives virulentes des satiristes. Le premier organe satirique à rencontrer un indéniable succès a pour nom El Zurriago (1821), «violent, passionné, brutal dans leurs attaques, en utilisant une satire, mais non sans grâce, était un roturier et irritant blasphème» [4] . Mais ni El Zurriago ni sa légion d'imitateurs ont utilisé encore l'image comme un véhicule pour leurs attaques satiriques.
Une nouvelle étape de la presse satirique se construit avec Fray Gerundio (1837), qui allie information et dérision. Rédigé par le journaliste Modesto Lafuente, et sous-titré «journal satirique de la politique et la morale», la revue acquiert une une très grande popularité. Fray Gerundio se montre libéral, anticlérical et prend la défense de la reine Christine. L’organe comprend bien sûr des illustrations dont la parution s’avère relativement irrégulière et réalisées par des artistes inconnus. Elles ont l’unique fonction d’illustrer le texte. Comme l’indique le spécialiste Valeriano Bozal, ces images publiées dans Fray Gerundio « sont là pour remplir une fonction purement décorative, avec un objectif commercial : rendre plus attrayante la présentation du journal »[5].
A partir de Fray Gerundio, et à cause du formidable succès qu'avaient dans la France voisine La Caricature (1830) et Le Charivari (1832), l'image satirique a réussi s’imposer progressivement dans les journaux satiriques espagnols. L'image avait déjà conquis leur territoire dans notre espace de communication.
Les premiers magazines satiriques qui combinent texte et l'image en Espagne, ont été El Mata-moscas (1837), Guindilla (1842), El Papagayo (1842), La Risa (1843), La Carcajada (1843), El Fandango (1844) ou La Caricatura (1858). Mais il a fallu attendre la fin des années soixante pour que la satire dessinée se montre vraiment impertinente à l’égard de la classe politique du le pays. L'amélioration des techniques d'impression rejoint les vicissitudes de l'histoire, comme il était avec la chute de la reine et les six années postrévolutionnaires après la révolution "Glorieuse" (1868) qui a permis l'éclosion de la presse satirique.
Durant le dernier tiers du siècle vinrent les grandes publications satiriques: Gil Blas (1864), publié à Madird, dont la structure est devenu un modèle pour les revues satiriques qui ont suivi à une époque où l'analphabétisme reste encore très élevé en Espagne ; La Flaca (1969), éditée a Barcelone, qui publie d’extraordinaires dessins imprimés dans les pages centrales (lithographies en couleurs) ; La Campana de Gràcia (1870) de Barcelone encore et en langue catalane, un hebdomadaire républicain dont la longévité dépasse les six décennies ; publiée par le même éditeur, L'Esquella de la Torratxa (1879) ; Madrid Cómico (1880) qui comme son nom l’indique rayonne à partir de Madrid, mais se fait moins politique et plus légère ; El Motín (1881), publication madrilène virulente, antimonarchiste et anticléricale ; enfin de la même région Gedeón (1895), un peu plus calmée.
Après la brève République (1873-74), malgré la censure qui jete son ombre sur la presse espagnole, de nombreux autres titres utilisent la satire et la caricature comme munition au cours des trois dernières décennies du XIXe siècle. L'image satirique est profondément enracinée dans la culture espagnole, qui se nourrit de moquerie et apprécie les images comme véhicul de transmission d'idées. Avec la restauration des Bourbons, réapparait une censure féroce, qui tente de contrôler les publications de toutes sortes. Pour contourner les interdits, les éditeurs publient des almanachs annuels, non soumis à l’examen de la censure de presse. Ainsi, l'Espagne voit la prolifération des almanachs comiques, tels que El Almanaque de El Cascabel, El Almanaque de la Risa, El Almanaque El Buñuelo…
Au tournant du siècle les publications périodiques de Madrid et Barcelone demeurent très différentes. Les publications satiriques de Madrid, comme le système politique espagnol, sont ancrés dans le passé. A contrario, Barcelone regarde vers l'Europe s’inspirant des journaux français et allemands et produit les publications les plus innovantes de la presse ibérique durant le premier quart du XXe siècle : Cu-cut ! (1902), Papitu (1909), Picarol (1912), La Piula (1916), Cuca-Fera (1919), L’Estevet (1921), El Borinot (1923), sont les principales publications en Catalogne, avec une présentation soignée, des dessinateurs talentueux, et une quête de modernité et d'innovation. A ces titres on doit ajouter les vétérans La Campana de Gràcia et L’Esquella de la Torrratxa, qui on été modernisés, avec l’arrivée de nouveaux dessinateurs et de nouvelles maquettes [7]. Il y a eu aussi des titres audacieux, comme El senyor Daixonses i La Senyora Dallonses (1926), un magazine d'humour d'un côté pour les hommes (Mr. Daixonses), de l’autre pour les femmes (Mme. Dallonses), ou La Zancadilla, (1920), le premier hebdo satirique dédié aux football, annonciateur du célebre Xut ! (1922), publication humoristique à succès. En matière de presse satirique catalane, on doit aussi évoquer le succès de El Be Negre (1931) pendant la Seconde République espagnole (1931-1936), un magazine incisif et poignant, inspiré du Canard enchaîné.
Dans le Madrid du début du siècle on lit encore les démodées Gedeón (jusqu'en 1912), Madrid Cómico (jusqu'en 1923), ou El Motín (jusqu'en 1926). La presse de Madrid ne fait sienne la modernité qu’avec l’apparition de Buen Humor (1921) et surtout Gutiérrez (1927), deux magazines fondamentaux dans l’histoire de l'humour espagnol, pour la qualité de leurs rédacteurs et dessinateurs (Mihura, Tono, K-Hito, Ramón, Jardiel Poncela, Neville, Flórez…). On tend alors vers un humour absurde, loin de la réalité, qui annonce La Codorniz (1941), la grand publication d’humour de l’après-guerre. [8]
A la fin de l'ère Franco (1940-1976), après des décennies de censure et de peur, émergent de nouveaux médias. Beaucoup de nouveaux titres se colorent d’esprit satirique, car à cette époque encore, on doit utiliser l'humour pour dire des choses que’ on ne peut pas dire sous d’autres formes. Apparaissent Barrabás (1972), Hermano Lobo (1972), El Papus (1973), Por Favor (1974), El Cocodrilo Leopoldo (1974), ou El Jueves (1977), le seul titre qui a survécu jusqu’à nos jours. [9]
Jaume Capdevila
Notes
1 Voir : Soria, Carlos: “La Ley española de Policía e Imprenta de 1881” en Documentación de las ciencias de la información,. nº 6, 1982, pp. 11-40.
2 Picón, Jacinto Octavio. Apuntes para una historia de la caricatura. Madrid, 1877 p.121
3 Fuentes, Juan Francisco: “Prensa satírica del trienio liberal” en 150 años de prensa satírica [cat. expo.] Ayuntamiento de Madrid, Madrid 1991, p. 33
4 Larrubiera, Alejandro. “La prensa madrileña político-satírica del siglo XIX”, en Revista de la Biblioteca Archivo y Museo, Año X, número 39. Ayuntamiento de Madrid, Madrid 1933, p. 347.
5 Bozal Valeriano. La ilustración gráfica del siglo XIX en España. Alberto Corazón, Madrid 1979, p. 27.
6 Selon un recensement de 1860, une population de 15.673.481 habitants, seuls 3.129.921 ont été alphabétisés (y compris les deux millions et demi étaient des hommes et 715 906 femmes). Dans ce recensement, 705 778 sont considérés comme semi-analphabètes. Données tirées de l'œuvre de De Gabriel, Narciso “Alfabetización, semialfabetización y analfabetismo en España (1860-1991) Revista Complutense de Educación, vol. 8, núm 1, 1997, p.202.
7 Pour en savoir plus, on vous recommande Solà i Dachs, Lluís : L’humor català (3 vols.) Barcelona : Bruguera, 1978
8 González-Grano de Oro, Emilio. La Otra generación del 27. El Humor Nuevo Español y La Codorniz primera. Madrid : Polifemo, 2004
9 Le mieux trevail sur le dessin politique de ce période est dans Tubau, Ivan. El humor grafico del franquismo. Barcelona, Mitre, 1987