Ferry pot de chambre, par Alfred Le Petit...
Dans son n°39 de Papiers Nickelés (4e trim 2013), Corinne Taunay, qui a soutenu une thèse sur les artistes Incohérents, signe un article sur une expérience tout à fait originale : le Journal parlé, chronique d’actualité mise en scène par des artistes, des chansonniers et des journalistes en 1883-1884 à Paris. Le fondateur, Louis Peyramont, souhaitait proposer une version « live » de ce phare du XIXe siècle qu’est le journal. Une version publique et quotidienne, lue, jouée, mimée, mise en musique et dessinée. Pour se faire, Peyramont s’entoure d’un dessinateur fameux de cette fin du XIXe siècle et qui terminera sa carrière par un antidreyfusisme virulent : Alfred Le Petit, journaliste, dessinateur, photographe, musicien, peintre, collectionneur de tortues, membre des Incohérents… Cet Alfred n’est pas n’importe qui, puisqu’il fusionne son journal La Charge fondé en 1870 avec L’Eclipse de Gill, avant de devenir, contractuellement, le dessinateur attitré du Grelot (contrat d’exclusivité).
Fin 1883, le journal… « parlé » se tient salle de l’Athénée à Paris. Mais les difficultés s’accumulent et surtout, les autorités politiques semblent vouloir mettre un terme à ce spectacle grinçant qui prend notamment pour cible le président du Conseil d’alors, Jules Ferry. Alfred Le Petit éreinte surtout le nez de ce chef de gouvernement, nez que le comique allonge considérablement dans des jeux de mimes en s’entourant d’objets divers. Effet garanti !
Le spectacle est-il alors interdit en vue de protéger le nez de Ferry, comme le dénonce Clovis Hugues à la Chambre le 10 février 1884 ? Une longue discussion oppose le député au ministre de l’Intérieur Waldeck-Rousseau (ça vous rappelle quelque chose ?) tenu pour responsable de l’interdiction du spectacle. De quoi s’agit-il ?
D’abord autorisé, le Journal Parlé est finalement interdit après avis de la Commission des Beaux-arts et de la Commission des théâtres. Pourquoi ? La « liberté de caricature » serait-elle remise en cause demande Clovis Hugues ?
Nullement, répond le ministre de l’Intérieur, ni d’ailleurs la « liberté de réunion ». La discussion porte sur un argument de sécurité. La salle en sous-sol de l’Athénée, autorisée à recevoir des réunions publiques, ne peut accueillir des représentations théâtrales pour raison de sécurité. Comprenne qui voudra. Si le journal conservateur Le Temps présente l’opération de censure comme « puérile », Le Gaulois évoque l’argumentaire ministériel dans son bulletin parlementaire en concluant : « personne n’en croit un mot et l’incident est vidé ».
En 1884, le droit à la caricature n’est nullement remis en cause dans la presse. Les nez de Ferry y abondent, démesurément allongés depuis le rejet par le Sénat puis par la Chambre des députés du fameux article 7 de la loi du 18 mars 1880 relative à la liberté de l'enseignement supérieur. Cet article retoqué visait à interdire aux membres des congrégations non autorisées toute participation à l'enseignement, qu'il soit public ou libre, primaire, secondaire ou supérieur. Alors que le nez de Ferry n’avait pas jusque-là fait l’objet d’un allongement spécifique malgré son rôle politique depuis des années et son corollaire, sa présence soutenue dans la caricature, le camouflet subit via le rejet de cet article 7 entraîne une modification soudaine de l’identité caricaturale du ministre. Une modification qui se cristallise, et se répand d’abord dans les milieux satiriques d’extrême droite, puis chez tous ceux qui, à gauche, rejettent de plus en plus vertement la politique des opportunistes. Les revers coloniaux de Ferry renforcent la charge caricaturale sur son nez.
Mais alors, l’allongement du nez ne serait pour rien dans l’interdiction du Journal Parlé, et il faudrait s’en tenir à l’explication toute rationnelle du ministre de l’Intérieur ? Pas si sûr. Encore faudrait-il distinguer nez « dessiné » et nez « joué ». Jusqu’à la Belle Epoque, les théâtres bénéficient (si l’on peut dire) d’un régime de censure tout particulier. Alors que la loi de 1881 libéralise la presse écrite et donc illustrée, le théâtre demeure soumis à l’autorisation préalable. On le surveille de près ! Depuis la première moitié du XIXe siècle, les imitations politiques sont sévèrement réglementées également.
La plupart des quotidiens en 1884 évoquent l’affaire du Journal parlé, décrivant le « tumulte », voire « l’émeute » produite par le spectacle. Les facéties d’Alfred Le Petit rencontrent un évident succès, succès public qui n’est pas sans inquiéter la préfecture de Paris alors que la grogne contre les opportunistes monte d’un cran. Surdimensionner le pif du président du Conseil, pourquoi pas dans un journal. Mais face à mille personnes qui rient et s’échauffent ensemble non loin de la Chambre (près de l’Opéra en fait), pas question !
L’aventure du Journal parlé reflète sans aucun doute le foisonnement créatif d’un large milieu littéraire et artistique en marge des Académies à la fin du XIXe siècle. Réunis autour du projet Incohérent, de journaux ou de cabarets, chansonniers, dessinateurs, journalistes, acteurs, musiciens « rebelles » opèrent une critique bouffonne des milieux politiques et artistiques traditionnels, sans pour autant adhérer à un projet de société précis. Dans les années qui suivront, certains se retrouveront à soutenir Boulanger avant de sombrer dans l’antisémitisme (comme Alfred Le Petit), d’autres, au contraire, se prémuniront de tels écueils.
GD, janvier 2014
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