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Le Philosophe a bu la ciguë, cliché obligé, le 18 janvier 1868 avec son numéro 35, victime de Dame Anastasie. La semaine du 12 au 19 octobre 1867 est numérotée 21-22 , le 21 originel  fut censuré avec interdiction pour  le journal d'en révéler les causes.Donc 34 numéros? Oui et non. Le dessin du n°36 intitulé L'étranglé de la Porte Saint-Martin illustrait la violence de la police impériale. Ce numéro fatal ne fut jamais mis en vente mais un confrère fit le service à la petite trentaine d'abonnés. En résumé, 35 numéros imprimés mais seul 34 actuellement peuvent être consultés, pas de numéro 1 mais un numéro spécimen.

Le spécimen est mis en vente le 19 mai 1867  au prix de 20 centimes le numéro, 10 francs l'abonnement d'un an à Paris, 12 dans les départements. Le journal frère La Lune se vend en 1867 10 centimes le numéro, 3 francs l'abonnement à Paris, 4 dans les départements.  L'Exposition Universelle de 1867 n'est pas l'excuse pour afficher un prix élevé, Gilbert-Martin le fondateur ambitionne une grande qualité artistique, un tirage à part des lithographies, en noir et blanc, crées par des artistes et non des barbouilleurs comme on en trouve dans les journaux à deux sous. Cependant dès le numéro 2, il fait machine arrière; pour que le journal puisse être acheté  il laisse à 10 centimes le numéro, mais baisse l'abonnement  à 5 francs pour Paris, 6 pour les départements. S'abonner par trimestre ou semestre est possible. Les “réclames” soulagent-elles la trésorerie? On en trouve sur quelques centimètres à partir du numéro 14 pour de nobles causes éducatives ou médicales. Le journal apporte son soutien au  Courrier Français, et présente un catalogue  de livres avec des réductions de 50% .Il fait de la publicité pour  l'eau mémostatique et les digestifs du célèbre Docteur Huffelend qui traitent les dyspepsies et gastralgies opiniâtres. Le castoreum névrosine vainqueur des migraines, spasmes et hystéries, et l'Amanta, un sédatif et stimulant digestif vous assurent un meilleur confort de vie. Si vous souffrez de douleurs rhumatismales, névralgiques et goutteuses ou d'affections gastro-intestinales des organes pectoraux, achetez la soie dolorifuge Léchelle. L'industrie pharmaceutique fleurit-elle sur les excès de bouche des visiteurs de L'Expo? Reprenez donc un peu de thé anti-nerveux.

Le prix n'est pas le seul changement apporté par le numéro 2 :le rédacteur gérant J.J.Danduran (n° spécimen) est devenu le rédacteur en chef Ch.Gilbert-Martin, masque du pseudonyme? cache-cache avec la censure? L'imprimerie Turfin et Adjuvet, 9 Cour des Miracles, passe ses casses à l'imprimerie Vallée 15 rue Bréda  mais ni le dépôt central chez Madre, 10 rue du Croissant, ne change ni le bureau 77 rue Richelieu, le logement de garçon dont parle Charles Gilbert-Martin dans ses souvenirs ?

Le journal parait le dimanche sur quatre pages format 34/48, trois de texte et un dessin pleine page. A l'exception du numéro 35, le journal tire à 3 ou 4 mille exemplaires. Le sommaire apparait en première page dés le numéro 3. Très peu de collaborateurs nous dit Gilbert-Martin, pourtant sans compter sa signature (tous les numéros) ni ses pseudonymes connus Trilbelg(n°2 à 25 + 27 + 30 à 32 + 34 et 35), Louis Lemaigre (n°7 à 35) et vraisemblablement Jean-Jacques Danduran (spécimen + n°2 + n°21-22), en négligeant l'article d' Arthur Arnoud sur Vallès repris du Charivari et la lettre de Vallès refusant de collaborer mais donnant quelques souvenirs de sa vie de collégien, on dénombre au final 25 signatures différentes, certaines éphémères, d'autres récurrentes (1). Dans le n° spécimen, un article est signé Several ce qui signifie plusieurs en Anglais, est-ce là un pseudonyme gigogne de Gilbert-Martin? sous combien d'autres pseudonymes se cache-t-il ? Quels sont les véritables noms des “plumes les plus autorisées”? humour du rédacteur en chef ? Un rat de Bibliothèque Nationale rognera-t-il un pseudonyme pour faire apparaitre un écrivain peu ou prou célèbre ? Rongeur... songeur... une lettre.

 

 

LE DESSIN -TITRE

Sur 15 cm de haut, figure le dessin-titre, identique du n° spécimen au n° 24.Le personnage principal est un journaliste- écrivain, longue barbe, longue chevelure. De sa plume d'oie de 11 cm légère mais ferme il jette derrière lui dans un tonneau renversé (celui de Diogène) une foule de bourgeois, bourgeoises, juges, militaires. Il sourit, la pointe de son nez au milieu d'un dessin de 26cm, à 13 cm très exactement, chiffre fatidique à ce journal qui, né le 19 mai 1867 n'aura vécu que 8 mois, un petit prématuré tué par le censureur (si vous préférez censeur...) Delesveaux et qui aura valu à son père une amende de 200 francs et un petit séjour à Sainte-Pélagie de deux mois.

La main gauche de l'écrivain lance une multitude de livres, journaux, feuilles volantes écrites ou dessinées dans une hotte débordante“la grande hotte de l'histoire” dont parle Danduran. Dans les airs, quatre farfadets dansent légers et farceurs, l'un joue les fous à marotte, un autre du tambour, un troisième, genre clown, a peut-être allumé de sa pipe la lampe du quatrième, celle de Diogène, qui éclaire la foule lourde, balourde et chuteuse.

A partir du n° 25 le dessin change, il rétrécit (13,5cm), le titre est blanc sur fond noir, peu agréable à lire. Gilbert-Martin dès le n°26, l'améliore : les couleurs sont inversées, le titre est noir, le fond blanc, les personnages sont beaucoup plus lisibles.

Un homme de forte corpulence, le dresseur, le redresseur, plus grand que tous les autres, la main droite dans sa poche, décontracté, tient de sa main gauche un cerceau de papier déchiré par le passage d'hommes et de femmes, trois d'entre eux ont déjà franchi l'obstacle, une femme a retrouvé son équilibre, un homme essaie de retrouver le sien, un autre est encore à terre, plus dure a été la chute. Un autre groupe de trois franchit le cercle de papier, un homme fesses dodues en l'air, une femme à longue robe camouflante, un acrobate à petite culotte, torse nu, saute de dos. Le troisième groupe est derrière le dompteur ; un bourgeois ou étudiant frileux et un ouvrier à casquette attendent leur tour de sauter alors qu'un troisième homme à face simiesque s'apprête, jambes écartées, à prendre son élan pour franchir l'obstacle. Il faut dresser les gens pour qu'ils découvrent la vérité au-delà des apparences, à travers le miroir. Du grand cirque, de l'éducation, de la maïeutique.

 

LES TEXTES

Pourquoi ce titre Le Philosophe? « Je regarde les professions de foi comme choses superflues, je n'en ferais pas » lit-on dans le n°16. Pourtant, Danduran, dans un article  en page 2 du spécimen, intitulé « Les Réminiscences de l'Histoire » semble bien professer. Résumons : il est fait référence à Socrate, l'éternel contradicteur, un parallèle est tiré entre le siècle de Périclès et 1867 ; les historiens officiels abrutissent les contemporains et la postérité, ils accumulent les mensonges, le peuple, au lieu d'une cervelle, n'a plus qu'une éponge et le vin dans ses veines remplace le sang. « Quand un peuple court à sa décadence, les hommes de dévouement doivent faire entendre les vérités utiles aussi bien aux grands qu'aux petits ». Socrate s'est attaqué aux dieux, aux prêtres fourbes, aux philosophes âpres au gain, à tous ceux qui cultivent l'ignorance, la superstition, qui font germer la servitude, c'est pourquoi la société bien pensante le condamna. Le Philosophe  se propose de ressusciter Socrate

Les thèmes des rubriques écrites sont semblables à celles de beaucoup d'autres journaux. On y trouve des faits divers, des comptes-rendus de pièces de théâtre, de concerts (ceux de Pasdeloup sont valorisés) et des « balivernes » c'est -à-dire des blagues comme on peut en trouver dans nos  recueils actuels. On se promène dans la foire aux vanités de l'époque, on n'est plus employé de voirie mais professeur de balayage, on commente les petits malheurs de la vie quotidienne, par exemple avoir un voisin qui joue de la contrebasse, on donne des informations sur les projets insolites, comme celui du professeur Velpeau avec l'introduction de l'usage de la pipe et du cigare dans les collèges, ou celui des élus qui veulent empailler les grands hommes, opération beaucoup moins onéreuse que de leur élever des statues. Le rire peut devenir réactionnaire avec la critique des nouvelles inventions, les accidents de train, les aérostats qui peuvent vous tomber sur la tête. On peut suivre des feuilletons : « Gahorte ou un épisode sous la régence - La Redingote marron de l'Oncle Borniflet - Le Chalet de la Main Rouge ». On peut lire aussi quelques rares poèmes, des informations sur les artistes (Nadard, Courbet, Rachel), les musiciens (Wagner, Saint-Saens), les écrivains (Vallès, Hugo, Renan, Paul de Kock, Ponsard, Shakespeare), des reportages sur la Gironde, l'Inde, la Grèce, ou la Chine, sur l'esclavage en Russie.

Le journal est plus mordant avec l'actualité politique et sociale. Lorsque les gazettes  révèlent leur vie privée, les grands de ce monde perdent de leur prestige et le bon bourgeois ne respecte plus le Tzar en visite à Paris, lorsqu'il apprend que celui-ci adore les petits pois au sucre tout comme lui. Si Le Philosophe critique les “canards” de la grande presse, il donne des informations sur ses confrères, apporte son soutien aux nouveaux nés comme Le Démocrite qui s'est vu refuser l'estampille dès le premier numéro ou Le Satan qui remplace Le Corsaire.

Il bataille contre la peine de mort et la férocité des spectateurs qui raffolent du spectacle, attire l'attention sur les fous de Charenton. Il défend les couches sociales les plus défavorisées, la misère des prostituées en hiver, des jeunes orphelines obligées de racler du violon devant les cafés pour survivre, s'indigne qu'un jeune homme soit mort de froid dans l'inconfort d'un wagon de troisième classe alors que la Compagnie des Omnibus regorge d'or.

 

LES DESSINS

Les dessins occupent toute la quatrième page, exception faite du n° spécimen où la troisième feuille se fait accueillante. Ils se veulent en noir et blanc pour une meilleure qualité artistique mais dès le n°11, Gilbert-Martin renonce à ses ambitions éducatives et se résigne, le cœur serré, à offrir la couleur aux acheteurs qui préfèrent un badigeon d'imagerie d'Epinal à la beauté.

Une courte biographie, une petite notice élogieuse ou critique accompagnent le dessin dans une autre page du journal. On sait que, loi oblige, il fallait obtenir l'autorisation du caricaturé avant de publier sa charge, rappelons-nous le « Chargez » de Vallès. Les réponses sont très diverses : certains disent oui, d'autres non comme Berlioz qui las et découragé ne souhaite que l'obscurité, d'autres encore comme Glais Bizoin veulent voir leur charge avant de donner leur accord. Il arrive même que des assoiffés de gloire envoient leur autorisation avant d'être sollicités. Gilbert-Martin choisit de publier  celles qui se veulent spirituelles ou humoristiques.

Deux artistes seulement signent : Charles Gilbert-Martin et Jean-Paul Laurens. Les deux hommes sont amis, ils se sont rencontrés alors que le peintre connaissait des débuts difficiles et vivait dans son atelier rue Chabrol de la maigre pension que la ville de Toulouse versait à son lauréat. Nombreux furent les peintres qui, comme lui, tâtèrent du dessin humoristique ou de la caricature: Toulouse-Lautrec et Markoussis dans  Le Rire, Picasso dans Fantasio, pour ne citer que ceux-là.

Laurens fournit quatorze dessins. Six pourraient trouver place dans des journaux plus légers, moins politiques. Ainsi le n° 11, en couleur, est une « baliverne ». Le peintre en son atelier est  un thème  inépuisé aux résultats généralement peu palpitants. Ce rapin, veste rouge, pantalon blanc, fume la pipe allongé sur un divan aux coussins verts, à ses pieds une peau de grand fauve cernée de rouge, derrière lui, appuyée au dossier, la solliciteuse en longue robe bleue. L'artiste philosophe a posé une tête de mort sur son bahut. « Quand on est jeune, on n'a pas le temps de se marier, quand on est vieux, il n'est plus temps, dans l'intervalle on réfléchit » dit la légende.

« Quartier Latin » est une histoire de cocuage. Le dessin est coupé en deux par la porte que le trompé, à gauche, chargé de bagages, ouvre. Beaucoup de verticalité dans ce dessin : la porte, l'entrant et son tuyau de poêle sur la tête, la lorette, en chemise debout au dessus de son amant, appuyée sur le haut de la porte, fait le lien entre les parties gauche et droite du dessin. Le jeune homme lui est à moitié allongé sur un divan, sous lequel git une botte flasque. S'il levait les yeux au lieu de se cacher inquiet derrière la porte, il verrait sans doute de fort jolies choses, de quoi le remettre bien droit dans ses bottes. (n°14) Dans une scène de bain de mer, notre œil est guidé vers la mer après être passé sur sable, rochers et cabines. Une femme en tenue de bain ouvre la porte d'une de ces cabines et nous découvrons une baigneuse nue qui, engagée dans un théâtre parisien, s'entraine à porter son costume d'Eve. Laurens ne fait pas dans la dentelle. (n°21-22) Dans le n° 24, il s'inspire d'un texte signé Tribelg avec une image à double entente sur les dangers du voyage auxquels s'expose un mari abandonnant sa charmante femme. Même leur chien essaie de le retenir. Il illustre un dialogue du même Tribelg dans le n°27 ainsi que “L'Usurier de Village d'Amédée Rolland et Charles Battaille joué au Théâtre de la Porte -Saint-Martin. Indépendamment de leur qualité artistique, les huit autres dessins ne s'éloignent pas de la ligne générale du journal : anticléricalisme, portraits des pauvres, de journalistes, d'écrivains, d'hommes politiques.

 

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Un curé, au ventre bien rond, la soutane relevée par devant comme une robe de femme enceinte, pose bras écartés pour inspirer au peintre une Immaculée Conception (n°23). Un croquis pris sur le vif dans l'église Notre-Dame donne à Laurens sa carte de dessinateur reporter. En attendant le sermon, devant la chaire vide du prédicateur à la mode, des hommes  en grand nombre lisent la presse : on reconnait quelques titres, Le Siècle, La Patrie, La Lune. Il faut bien songer aux choses d'ici bas. Le désordre des chaises, les chapeaux sur le sol, l'attitude des lecteurs, font plutôt penser à un cabaret qu'à une église. (n°32) Un titi compare au bœuf gras une bateleuse de foire foraine dont une contre-plongée magnifie la taille d'ogresse. Le dessin accompagne l'article “Le bas de l'échelle” et décrit, à la Vallès, la pauvreté du petit peuple  des saltimbanques et de son public. (n°25) Le premier croquis  de Laurens apparait au n°10. C'est lui qui apporta la pierre lithographique avec la tête de Rochefort :C'était une simple tête, enlevée en 4 traits et se détachant sur fond noir. Le terrible pamphlétaire... apparaissait avec une serviette au cou ; une table lui montant jusqu'au menton supportait un plat rempli de personnages véreux dans lequel il plongeait ses deux mains osseuses et armées de griffes. Ce croquis valait surtout par sa facture extrêmement large” .(2) Il n'est rien dit de l'autre personnage, de cette demi-tête rondouillarde posée de profil sur un col pointu à vous crever l'œil, et celui de Rochefort n'est point avenant.

 

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Vallès, lion puissant et musclé à l'œil fauve et à la belle crinière, déchiquette les entrailles d'un chat-tigre, dans lesquelles évolue un scorpion. Gilbert-Martin nous apprend que ce ventre ouvert est celui de Villemessant, le directeur du Figaro que Vallès avait quelque peu malmené dans un article de La Rue ; le Réfractaire a peu apprécié de se voir ainsi représenté, n'a pas digéré ces entrailles. (n°26) Il croque, dans le n° 29, Ferdinand Fabre, le coude appuyé sur une table, la plume à la main, le sabot au pied. L'écrivain songe au Chevrier (titre d'un de ses livres) qui sonne le rassemblement de son troupeau gambadant dans la montagne cévenole. Le bedonnant et disgracieux Emile Olivier est devenu sous le crayon de Laurens un Hamlet superbe et élégant aux jambes d'Apollon, lui reproche Gilbert-Martin dans le n°30. (2)

Deux  autres lutteurs politiques en caleçon léger sont portraiturés, représentants représentés ; Guéroult, cuisses puissantes, sourire aux lèvres, cravate un petit Thiers bedonnant. Le préfet de police a interdit la vente de ce numéro sauf aux abonnés qui ont pu être servis. Laurens, ayant après Emile Olivier, embelli Thiers, Gilbert-Martin lui a demandé de retoucher son dessin : un Thiers, élégant de cinq pieds de haut, c'était inacceptable. (n°31)

Gilbert-Martin note que les croquis de son ami sont académiques, n'ont aucun lien avec l'actualité ou la politique et sont sans fantaisie ni comique :”Rien de bien palpitant pour un journal d'escarmouche” (2), il les accueille tout de même, est-ce par amitié et/ou par concession au public ?

Quatre croquis de Gilbert-Martin. sur vingt ne s’inscrivent pas dans la tradition du portrait-charge, la tradition des grosses têtes sur petits corps. Le dessin du n°33 surprend, il est inhabituel chez lui, on s'attendrait plutôt à lire la signature de Laurens. Un mari est furieux que sa femme obèse revête un uniforme pour le suivre aux armées. Passons.

Autre facture inhabituelle au numéro 34. La muse de nos théâtres était belle, élégante et chaste, elle a, oh décadence, engraissé nous dit le texte. Le dessin nous la montre vêtue d'une longue jupe rouge, le corsage généreusement échancré, légèrement déhanchée, elle s'appuie de la main droite sur une grande borne de pierre dressée. Bornons-nous à la description.

Deux autres dessins ne montrent pas un seul personnage à grosse tête, mais des équipes  de journalistes .Ce sont les rédacteurs de L'Epoque (Vallès, Féval, Sarcey, Arnould, Grousset etc..) au moment de la grande réconciliation. Sarcey, selon l'article, pardonne, chose rare, les injures qu'il a infligées aux autres. Petit coup de patte en passant à la grande presse. (n°16)

L'autre équipe est formée des quatorze rédacteurs du Siècle et parmi eux nous retrouvons Louis Jourdan qui mange du prêtre, ce qui nous rappelle que dans le n°18 il se tenait devant le bas de porte d'un traiteur. Les journalistes entourent le buste de Léonor  Havin, leur directeur, hissé sur un socle de pierre dédié à Voltaire, que s'apprête à décorer d'une couronne de laurier un Auguste Luchet simiesque.(n°20)

 

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Les portraits-charges :

Alphonse Karr est la première tête. “Grand maitre du petit journalisme”, et opposant farouche à  Napoléon III, il s'exile sur la Côte d'Azur où il ouvre une boutique de fleurs, fruits et légumes, des cultivables ceux-là. Nous le voyons jardiner en sabot, arrosoir à la main, une guêpe sur le nez, allusion à son journal satirique  Les Guêpes. L'autorisation de charger estreproduite : “ faites Monsieur, à votre fantaisie, salut cordial” (spécimen)

Jules Janin, face lunaire, bouche lippue, docteur au chevet de la Tragédie, prend le pouls de sa patiente. Jules  propose sa propre caricature: “un pauvre homme assez vieux, beaucoup moins long que large, faites moi ressemblant et vous aurez ma charge.” (n°2)

Camille Pelletan, orbites noires, tête de mort à fleur de peau, n'a pas l'air en bonne santé . (n°3)

Jules Claretie tire la bobinette du Grand Hôtel de l'Opinion Nationale, plumes sous le bras, sac à la main. “ Il vous plait de faire ma charge? faites là. J'en serai charmé et que ce soit une charge à fond de train, je n'y mets pas de coquetterie”. (4)

 

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Théophile Gautier, belle tête piriforme, écrase de tout son poids un frêle siège aux minces pieds. (n°5)

 

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Offenbach, large front, lorgnons à l'œil, longues rouflaquettes au vent saute comme un mouton d'un théâtre à l'autre. (n°6)

 

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Rossini:”je vous autorise de publier....ma caricature charmé d'y voir reproduire les traits du vieillard de Pésaro, que vous saurez embellir d'oripeaux fantastiques, n'est-ce-pas? pour adoucir du temps l'irréparable outrage.”  Inquiet  Rossini? (n°7)

Jules Renard aurait pu écrire la légende du n°8 :”La liberté d'une presse qui fonctionne comme un pressoir”(4). Georges Maillard, esclave sous le fouet du directeur du Figaro, fait tourner hier comme aujourd'hui et demain une presse plus impressionnante que son corps et arrose de sa sueur l'actualité qui rôtit à la broche.”puisque vous le désirez, monsieur, prenez ma tête et faites une charge. Je me livre pieds et poings liés, en réclamant l'indulgence de mes juges”. Inquiet lui aussi Maillard ?

Auguste Villemot, frondeur audacieux, nous dit Trilberg, est en équilibre sur une balançoire assis sur sa plume, derrière lui on devine une frondaison luxuriante. (n°9)

Louis Ulbach, l'œil méchant, sous ses lunettes, le cheveu raide, la bouche menaçante prête à mordre, est campé devant la Librairie Internationale avec dans la main droite un plan de Paris déplié  et dans la main gauche un petit livre rouge, le Paris-Guide qu'il a écrit et dont il sera rendu compte dans les n° 20 et 27. (n°12)

 

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Champleury, assis dans un plat (son goût pour la brocante ?), jambes écartées, sans doute pour équilibrer la composition et mettre en valeur le chat qu'il retient de sa main droite, ce félin est une allusion à son livre “Les Chats”. Cet autre Jules en tenue d'intérieur, col ouvert, gratte son pied gauche dé-escarpin-é. Cette tenue décontractée rappelle sans doute l'époque de sa bohème avec Murger. (n°13)

Alphonse Duchesne,rédacteur du Figaro, est montré pieds nus dans un parterre de fleurs, toge rouge, plume à la main, lorgnon à l'œil. Ses yeux mi-clos et sa moustache tombante sur une barbe fournie lui donnent un petit air méprisant. (n°15)

Félicien Mallefille, ami de GM, écrit des articles dans Le Philosophe, des pièces de théâtre et des romans. Drapé comme un fier espagnol (son biographe nous dit qu'il connait à merveille l'Espagne) dans une grande cape grise, la tête de profil coiffée d'un large chapeau gris, debout devant une mur de pierres grises percé d 'une ouverture noire à la Matisse, l'œil peu tendre, Mallefille qui a beaucoup pratiqué l'escrime, semble prêt a nous embrocher si on lui marche sur le bout de l'orteil. Une grande moustache comme une paire d'ailes blanches  est accrochée au dessus d'une triangulaire barbiche plumeau. (n°17)

Autre journaliste écrivain, Louis Jourdan, botté, redingotté, chapeauté, cheveux, barbe moustaches et sourcils blancs, l'œil mauvais, un fouet à la main, homme pourtant affable et obligeant nous dit son biographe. (n°18)

Variation sur le petit Poucet; Bismark, assis affute un grand couteau et dévore déjà des yeux des bambines endormies sous les bottes de 7 lieues. (n°19)

Grosse tête dessinée gauchement selon son auteur, Fuoco le chef des brigands italiens tient une escopette à la main, la moustache lui barre tout le bas du visage. Si vous retournez le journal vous découvrez la face rondouillarde d'un moine tonsuré, la moustache est devenue une couronne de cheveux. Ce tour de passe-passe est utilisé depuis  longtemps par les graphistes, c'est un des aspects du thème Le Monde à l'Envers. Ainsi en 1600, le Pape à l'endroit devient, retourné, un diable. Des personnages historiques comme Louis XIV, Cambacérès, Guillaume II , les Napoléon I et III, et bien d'autres, ont été caricaturés avec ce double visage. 16 000 exemplaires de ce numéro ont été vendus, le double en aurait été imprimé si l'imprimeur n'avait refusé ses services après l'interdiction du Parquet. (n°35) Même si quatre fois en cinq semaines Le Philosophe eut à affronter la censure, il ne s'attendait pas à disparaitre si vite puisque nous pouvons lire dans le n°35 : ”L'abondance de matières nous oblige à renvoyer au prochain numéro la suite de notre feuilleton”.

Le tueur, bien connu des journalistes qui s'escriment contre le régime, est le juge Delesveaux, président de la sixième chambre. Victor Hugo l'a jugé : “Un juge est un valet... Nulle différence entre un videur de pots-de- chambre et Delesveaux” (3) Le Philosophe a-t-il tenu les promesses de sa profession de foi ? A-t-il “scruté de sa lorgnette le monde avec l'aide des grands patriotes, des profonds penseurs, des grand écrivains” ? On s'attendait à de grandes batailles, on eut des escarmouches. Il récolte l'écume des jours, fait des concessions au public, censure Ferdinand Castet : ”Ci-git un paragraphe, bien pensant, je le crois, mais compromettant j'en suis sûr. Vous êtes, mon cher Castet, d'une indiscrétion révoltante, et je me doute bien, moi, de la réponse qu'on ferait  à votre question”.

Il avance parfois à pas de loup : ”La prudence est la sauvegarde des petits journaux” (n°16). Il s'autocensure lorsqu'il s'interdit d'analyser les livres et articles d'Eugène Pelletan. Lorsque Gilbert-Martin propose de troquer des dessins pour La Rue contre des causeries dans Le Philosophe, Vallès décline élégamment l'offre, certain de blesser et d'horripiler les abonnés. N'oublions pas toutefois que le journal a défendu les journalistes et écrivains qui ont ferraillé contre le régime impérial, qu'il s'est attaqué à la peine de mort, qu'il a traité des problèmes sociaux, pris la défense des opprimés, des aliénés, des misérables.

N'oublions pas non plus que Gilbert-Martin s'est retrouvé maintes fois sur les bancs de la police correctionnelle. Dans ce jeu du chat et de la souris avec la censure, le public, habitué à comprendre à demi-mot entre les lignes, adore les allusions discrètes ou transparentes mais il est difficile de prévoir les phrases ou dessins qui vont faire cliqueter les ciseaux sourcilleux de Dame Anastasie : lorsque le Paris-Guide de Louis Ulbach n'a pas obtenu l'autorisation d'être vendu en  province, Le Philosophe s'interroge sur les causes de l'interdiction et ne découvre rien qui puisse mettre en danger le pouvoir. Un rond-de-cuir effarouché interdit la parution du n°36, Gilbert-Martin passe outre en toute connaissance de cause. Condamné, on lui fait comprendre qu'il obtiendrait une remise de peine s'il consentait par écrit, à demander sa grâce. Il refuse, conscient que le régime de Napoléon III cherche à compromettre et corrompre les journalistes de l'opposition. On peut reconnaitre le courage de Gilbert-Martin si on se souvient de ce que Victor Hugo, l'intransigeant exilé, écrit à ses fils : “Je ne mettrais pas un liard dans un journal ... Si je fourrais mon doigt dans l'engrenage, j'y passerais tout entier, je donnerais à Bonaparte la joie de me ruiner. Amendes, confiscations, suppressions etc...” (3)

 

Daniel Dugne

 

 

NOTES

(1)  Différentes signatures  Le Guillois (spécimen), Ferdinand Castet (spécimen+ n°2 à 6+9+11+20+26+28), E. Hernat ( spécimen +3 à 5+7+17), Hervé Joret ( spécimen + 4 à 6+31 à 35), Justin Bouisson (2+3+6+13), Th.Ragealot (3+4), Félicien Mallefille (4+6), V.Samuel (4+5+7+9+11+14 à 28+30 à 33+35), Labattut (7), Charles Vincent (7), Antonio Vaudry (7+8), Edouard Plouvier (8), Simplice(12 à 14), Old Devil (12), Julius Jalus (17+19+23), Henri Lierre (20), A.Brun (23), L.I (25), L.G (spécimen), Gustave Lafargue (25),Emile Deschamps (28) René de Saint-Prest (29), Léon Palut (34+35), P.Cardon (34), sans oublier Several (spécimen)

 

(2)Souvenirs d'un caricaturiste

 

(3)lettre de Victor Hugo du 27-02-1868  à ses fils Charles et François Victor

 

(4) Jules Renard: Journal

 

MATERIAUX

 

 -”Le Philosophe” collection complète ( moins le 36 censuré), consultable sur Gallica. Tous les dessins sont reproduits en noir et blanc.

 

- “Souvenirs d'un caricaturiste “  publiés  par Charles Gilbert-Martin dans “ Le Don Quichotte” les  7, 14, 21, 28 mai 14 et 18 juin 1887.

 

- Article de Jacky Houdré dans Ridiculosa n°18, 2011, page 102 pour la biographie de Gilbert-Martin.

 

 

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