Jean-Christophe Victor, Un Œil sur le monde – les meilleurs dessins de presse internationaux de 1989 à nos jours, Robert Laffont, 2012, 280 p., 250 dessins, dictionnaire des dessinateurs en fin d’ouvrage, 29 €.
Les amateurs de dessins de presse et d’actualité politique se délecteront de cet ouvrage intitulé « Un œil sur le monde », et réunissant, selon la volonté de son auteur, « les meilleurs dessins de presse internationaux de 1989 à nos jours ». Quand on parle de mondialisation, on en voit la queue… ou plutôt ici les dessins de presse. Voilà sans doute l’atout principal de ce travail, réunir 250 dessins d’actualité tirés des plus grands journaux (quotidiens la plupart du temps) du monde entier. Et illustrer les grands événements qui ont marqué une période riche en bouleversements géo politiques ou économiques par le regard d’une centaine de cartoonists « qui comptent dans le monde », selon l’expression de Jean-Christophe Victor (étrangement, aucun dessin de Plantu n’a été sélectionné).
Bien connu pour son émission de décryptage des cartes géographiques, expert en géopolitique, J-C Victor a construit son ouvrage autour d’événements marquants, classés par ordre chronologique, avec pour chacun une introduction puis un ou plusieurs dessins doté(s) de fortes légendes explicatives.
Dans l’ensemble, on goûte avec bonheur cette sélection et les commentaires éclairants de l’auteur. On s’amuse de l’humour bienveillant, cynique, caustique ou décalé de tel ou tel dessinateur, on prend plaisir à la diversité des styles, à la variété des procédés, même si le choix du noir et blanc (agrémenté parfois du rouge) réduit sans doute la richesse visuelle et le potentiel expressif des dessins. Certes, le lecteur attentif peut ici ou là porter un regard différent sur le sens à donner à telle ou telle caricature* ; on regrette aussi parfois une tendance à la sur interprétation liée au fait de vouloir donner le maximum de clefs pour comprendre les situations ; on peut également s’interroger sur l’absence de dessins sur le tremblement de terre d’Haïti par exemple, quand le Tsunami de 2004 et la catastrophe de Fukushima ont droit à leur chapitre.
Bien que cet « œil sur le monde » emporte l’adhésion par son parti pris international et ses commentaires éclairants, il porte un regard finalement étriqué sur le monde : les œuvres choisies fleurent bon le « politiquement correct ». Cet « œil sur le monde », a en définitive chaussé les lunettes du démocrate humaniste occidental. Un modéré porté à regarder au delà des frontières géographiques, mais en restant cantonné à une conception modérée et sage de la vie publique. Il est bien dommage que cette sélection fasse l’impasse sur les caricatures conçues par des dessinateurs aux opinions plus radicales, voire extrêmes, ou par ceux dont la main est tenue par des pouvoirs dictatoriaux.
Cette sélection « démocratique » excluant une bonne part de la production dessinée ne fait l’objet d’aucune justification, même si dans son introduction, Jean-Christophe Victor voit le dessin de presse comme « un outil de la démocratie ». Une définition particulièrement restrictive ou alors très naïve et in fine fort peu satisfaisante. Les dessins antisémites d’hier aux mains des nazis publiés dans Der Sturmer et dans Kladderadatsch ou aujourd’hui dans certains pays arabes : des « outils de la démocratie » ? Ou alors doit on exclure ces charges de la catégorie « dessin de presse » ? Les dessins de presse fustigeant les noirs aux Etats-Unis, ou les femmes en Europe à la fin du XIXe siècle, des « outils de démocratie » ?
Jean-Christophe Victor généralise sans doute un peu vite en expliquant qu’on « observe simplement que les tenants de la force et du pouvoir n’aiment pas le dessin. Qu’il n’y a pas de caricaturiste dans les journaux Biélorusses ou en Corée du Nord ». Et en Russie, en Iran ? Et en Chine ? Et dans les pays arabes (liste non exhaustive) ?
Le dessin de presse n’a pas de patrie idéologique. Il sert tous les courants. Et finalement, dans les grands journaux « démocratiques », le dessin d’actualité n’a-t-il pas pour fonction de défendre l’ordre du monde, en égratignant les puissants sur des questions qui paraissent finalement souvent secondaires, ou plus souvent en visant des fusibles, sans attaquer les véritables pouvoirs ? L’impertinence dessinée en « une » des grands journaux eux-mêmes tenus par de puissants actionnaires ne participe-t-elle pas au leurre démocratique ?
La confrontation de différents dessins sur un même sujet aurait sans doute encore mieux fonctionné si l’ouvrage avait réservé une place à ces caricatures actuelles qui heurtent les bons sentiments en défendant des idées souvent nauséabondes. Question de pédagogie : en feuilletant ces pages, un lecteur non avisé se dira qu’en effet le dessin de presse porte la bonne parole, les idées généreuses et libérales, fustige les abus, les régimes autoritaires et les courants les plus réactionnaires (J-C Victor valorise les dessinateurs qui se sont récemment fait attaquer en Syrie ou dans d’autres pays non démocratiques). Vision plus que naïve, puisque depuis deux siècles la plupart des régimes ou des mouvements politiques se sont servis d’images satiriques pour défendre et imposer leur point de vue, stigmatiser leurs opposants ou leurs ennemis. Il aurait sans doute été plus juste que Jean-Christophe Victor intitule son livre « Mon regard de démocrate sur le monde » et défende ce parti pris dans son introduction.
Malgré nos réserves, insistons sur l’intérêt de cette sélection de 80 dessinateurs qui sont, en France, pour la plupart inconnus, et dont le travail mérite de l’être !
Guillaume Doizy, novembre 2012
*P. 11, un dessin de Cajas publié dans El Comercio en avril 1989 représente Salman Rushdie tapant à la machine, doté de « sabots fourchus », tandis qu’une tête de mort sort de la machine à écrire. Pour J-C Victor, Cajas assimilerait Rushdie à un cochon, « un animal considéré impur par les musulmans ». Il s’agit probablement bien plus de pieds de boucs, le dessinateur cherchant à évoquer l’argument même d’un exégète perse indiquant que Mahomet aurait été inspiré par le diable, aspect que reprend l’auteur britannique et traduit par le titre de son ouvrage « les versets sataniques ». Le dessinateur représente ici Rushdie comme inspiré par le malin et non comme un écrivain porcin !