En 1911, Poulbot était convoqué chez le juge d’instruction. Le sénateur Bérenger, ce censeur à la vue basse, estimait que son dessin paru dans Les Hommes du jour sous le titre « La première cigarette » était attentatoire à la pudeur publique. En 1923, les temps ont changé et si Poulbot va chez Thémis, c’est de l’autre côté du prétoire. Comme nous le savons, notre artiste était apolitique et honorait les commandes des journaux de toutes les tendances. Pour le quotidien L’Humanité, nous connaissons la très belle affiche qui annonçait le roman d’Émile Pouget (1860-1931) Nico, sous forme de feuilleton du 25 janvier au 16 juin 1913.
Mais si Poulbot intente un procès au journal communiste, c’est pour l’importance de la défense du droit des artistes. Voici les faits : Poulbot, représenté par la société « Le Droit d’Auteur aux Artistes » demande 10 000 francs de dommages-intérêts au journal pour avoir publié, sans son autorisation et en changeant la légende, un de ses dessins vieux de onze ans.
Ce dessin, paru le 1er mai 1911, représentait une foule d’enfants et d’ouvriers avec cette légende : « Aux petits prolétaires l’avenir appartient ». L’artiste fut très étonné de revoir ce même dessin paraître à nouveau le 1er mai 1922 et légendé comme suit : « Unissons-nous contre la Guerre ! ». Ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
Mais le débat dépasse beaucoup une question de personnalité. D’ailleurs Poulbot s’en expliquait ainsi : « Je n’engage pas cette affaire sur un point de vue politique. Il ne s’agit pas ici de la couleur de L’Humanité, il s’agit simplement du droit qu’a un artiste d’être seul à disposer de ses dessins et de ses légendes. Déjà une fois, en mars dernier, le journal s’est servi, sans mon autorisation, d’un de mes anciens dessins. Je n’ai rien dit, mais le fait se reproduisant une seconde fois, cela ne peut continuer ainsi. Il serait trop facile aux journaux d’acheter, au marché aux puces ou n’importe où, de vieux clichés et de les ressortir en y mettant une légende d’actualité. Les artistes se laissent voler depuis trop longtemps. »
Comme il le dit, Poulbot avait fait le 14 mars 1908 pour le journal Le Socialisme dirigé par Jules Guesde un dessin représentant un enfant se détachant sur un fond d’usine. Ce même dessin fut reproduit dans le numéro de L’Humanité du 18 mars 1922, sans son autorisation. Jadis, Daumier, mais le cas est unique, ne se souciait pas de ce qu’on inscrivait sous ses lithographies. Gavarni, au contraire travaillait énormément ses légendes.
Pour Daumier, au Journal amusant, les collaborateurs littéraires étaient payés cinq francs pour faire parler ses bonshommes. A cette époque, l’esprit abondait et ne rapportait guère !
Poulbot veut obtenir justice, une décision consacrant à tous le respect de la propriété artistique et littéraire. Propriété d’essence supérieure puisqu’elle repose sur la création de la pensée et du génie, puisque, à l’encontre de la propriété en général qui n’est qu’une appropriation des choses existantes, elle fait découvrir aux générations actuelles et futures les inestimables trésors de la créativité.
C’est à la 12e Chambre correctionnelle que le procès a lieu.
Poulbot, malgré un handicap suite à une chute, avait tenu à être présent.
Ce sont les avocats de la Société « Le Droit d’Auteur aux Artistes », maîtres de Tastes et Lionel Nastorg qui plaident pour Poulbot. Le journal est représenté par maître Fournier. Il ressort dans ce procès que la propriété artistique est d’une essence supérieure. La création d’une œuvre donne à son auteur un droit absolu sur elle. Il doit demeurer le maître incontesté de sa reproduction.
L’aliénation d’une œuvre d’art, dit un article d’une loi de 1910, n’entraîne par pour son auteur, à moins de conventions contraires, l’aliénation du droit de reproduction. Depuis longtemps déjà, cette noble préoccupation a animé les législateurs des différentes époques.
Lakanal disait à la Convention : « De toutes les propriétés, la moins susceptible de contestation, celle dont l’accroissement ne peut ni blesser l’égalité républicaine, ni donner d’ombrage à la liberté, c’est sans contredit celle des productions du génie. Celui-ci a-t-il ordonné dans le silence un ouvrage qui recule les bornes de la connaissance humaine ? des pirates littéraires s’en emparent aussitôt et l’auteur ne marche à l’immortalité qu’à travers les horreurs de la misère ».
Après les plaidoiries, la Cour a renvoyé les délibérations au 1er mai 1923. A cette date, elle donne raison à Poulbot et condamne L’Humanité en dommages-intérêts. Notre artiste rétrocède ceux-ci à la Société défendant les droits d’auteur. Ce procès fera jurisprudence. Bravo encore à notre Poulbot !
(…)
Article rédigé par Jean-Claude Gouvernon et publié préalablement sous le titre "Poulbot attaque L'Humanité" dans la revue annuelle de L’Association des amis de Francisque Poulbot, n°24, 2013, p. 21-23.