"On reproche surtout aux peintres cubistes de réduire les volumes à des formes géométriques simples, à des « cubes »", entretien avec Jeanne-Bathilde Lacourt, commissaire de l'exposition "BROUILLON KUB"

A l'occasion de l'exposition Brouillon Kub présentée au Lam de Villeneuve d'Ascq, entretien avec Jeanne-Bathilde Lacourt :

Après le réalisme et l’impressionnisme, aucun autre mouvement artistique n’a été autant moqué par le dessin de presse que le cubisme, pourquoi ?
Il y a sans doute plusieurs raisons à cela. La première étant peut-être que le cubisme est un mode de représentation extrêmement déconcertant à l’époque. En représentant les objets sous plusieurs points de vue différents, il remet en cause le principe de la perspective linéaire qui domine la peinture depuis la Renaissance. Ceci n’étant cependant pas toujours compris comme cela dans la presse : ce que l’on reproche surtout aux peintres cubistes, c’est de réduire les volumes à des formes géométriques simples, à des « cubes ». Toujours est-il que le public et une grande frange de la critique ne sont pas armés pour « lire » ces images qui ne sont d’ailleurs pas toujours très bien imitées dans la presse.
Une autre raison pourrait être du fait des artistes eux-mêmes, du moins certains d’entre eux, qui se jettent délibérément sur la place publique. La salle 41 du Salon des Indépendants de 1911 en est un exemple. Plusieurs artistes y ont fait des pieds et des mains pour être réunis dans la même salle et se rendre ainsi plus visibles. Deux d’entre eux, Albert Gleizes et Jean Metzinger, publient le premier livre théorique sur le mouvement en 1912, suivis par Guillaume Apollinaire en 1913. Cela indique que le mouvement se revendique comme tel, ce qui n’était pas forcément le cas des tendances du tout début du siècle, en particulier du fauvisme qui avait aussi fait scandale en son temps.
Ceci dit, les peintres cubistes et les peintres fauves sont souvent associés dans la presse satirique. Une claire imitation de peinture cubiste peut être présentée comme une œuvre « fauve ». Cela est sans doute dû aux jeux de mots que permet le terme « fauve », et à l’agressivité supposée envers le public qu’il implique. Sachant que le mot « cube » autorise aussi beaucoup de bons mots, dont certains deviennent de véritables poncifs (le cubiste « rond » suite à l’abus d’alcool, sa fascination pour le bouillon KUB, le maître/mètre cube… et sa tendance à montrer son « cube » à tous les passants.)

Contrairement au Réalisme avec Courbet ou à l’Impressionnisme avec Monet, les dessinateurs n’ont pas cherché à personnifier leur cible, s’en tenant à brocarder le cubisme en général et non leurs inventeurs…
Il est vrai que peu de noms d’artistes sont cités dans les dessins de presse. De manière générale, les « comptes-rendus » de salons sont moins précis qu’auparavant, cela est vrai aussi pour les autres tendances du début du siècle (fauvisme, futurisme...) Les noms de Braque et Picasso apparaissent cependant parfois, notamment dans un dessin de Louis Marcoussis publié en 1912 dans La Vie parisienne où ils s’épellent « Brak » et « Pikasso ». C’est intéressant parce que cela souligne l’importance de ces deux peintres dans l’histoire du mouvement, alors qu’ils n’exposent plus aux Salons et sont très peu visibles. Cela s’explique par le fait que Marcoussis, qui signe cette caricature de son vrai nom Markous, est lui-même un peintre cubiste qui connaît bien les arcanes du mouvement.

Pendant la guerre de 14-18, le cubisme bien que d’invention hexagonale est systématiquement associé à l’Allemagne, donc à l’adversaire. Pourquoi ?
C’est totalement irrationnel, mais explicable par une certaine tendance, quand le contexte politique s’y prête, à associer ce qui est étrange à ce qui est étranger. D’un point de vue factuel, c’est vrai qu’aucun des peintres cubistes parisiens n’est d’origine allemande, mais ils sont défendus par deux collectionneurs et marchands d’art allemands, Daniel-Henry Kahnweiler et Wilhelm Uhde. Parmi les artistes, beaucoup sont des peintres d’origine étrangère attirés par le dynamisme artistique de la capitale. Ce cosmopolitisme devient suspect après la déclaration de guerre, où la presse de propagande prétend opposer la grandeur de la France à tout ce qui vient de l’extérieur. D’une façon un peu absurde, le cubisme est vu comme une émanation de la Kultur allemande, qui s’écrit avec un K. Rapidement, le Kubisme s’écrit avec un K aussi et menace la réputation de clarté et de pureté de la peinture française académique. Alors qu’historiquement, le cubisme est né à Paris avant d’être diffusé en Allemagne par le biais des collectionneurs, des artistes et des publications spécialisées.

Globalement, le dessin de presse jusque dans les années1930 a été plutôt hostile à toute nouveauté en art. Les dessinateurs, marchant dans les pas « réalistes » de Daumier mais aspirant tout de même à faire une carrière artistique, vengeraient-ils leur incapacité à égaler ces peintres novateurs ?
Il m’est difficile de percer la psychologie des dessinateurs de presse… Peut-être y a-t-il en effet une forme de jalousie, mais aussi une certaine adaptation au support et à sa tonalité. Si je ne m’abuse, l’innovation n’est, de manière générale, pas forcément soutenue par des titres comme Le Rire ou Le Journal amusant. C’est encore plus flagrant dans les revues de propagande du type de La Baïonnette. Même Louis Marcoussis, pourtant lui-même peintre cubiste, se moque – certes plus gentiment que d’autres – de ses co-disciples. Mais il est vrai que certaines personnalités, comme Lucien Métivet, semblent s’acharner tout particulièrement contre les peintres cubistes, s’attaquant notamment à leur recherche constante de nouveauté.

Comment les cubistes ou leurs soutiens ont-ils réagis à ces attaques ?
Avant-guerre, essentiellement par l’indifférence. Braque, Picasso et Kahnweiler, en particulier, se tenaient délibérément à distance des évènements publics et de leurs échos dans la presse. Pendant la guerre, les réactions sont variables. La plupart des artistes restés à l’arrière, particulièrement les artistes étrangers comme Picasso ou Juan Gris, font profil bas pendant un moment. Ils tempèrent leur cubisme ou renouent avec des modèles plus latins, comme l’Antiquité romaine ou le néoclassicisme. Quelques revues spécialisées, comme L’Élan fondé par Amédée Ozenfant, prennent timidement la défense des artistes cubistes en publiant entre autres des dessins envoyés par les artistes au combat. Car ce qui ressort de ces dessins réalisés sur le front est que le cubisme convenait particulièrement bien pour représenter le choc des tranchées.

Exposer des dessins de presse dans un musée d’art moderne, c’est possible uniquement parce que les dessins en question visent un mouvement artistique majeur du XXe siècle ?
C’est possible parce qu’ils présentent un lien avec nos collections, qui ne se limitent d’ailleurs pas à l’art moderne. En l’occurrence, ils sont présentés comme un moyen de comprendre la réception, à l’époque, des œuvres que nous présentons aujourd’hui dans un contexte tout à fait différent. De manière générale, nos expositions explorent toujours des thématiques en lien, d’une manière ou d’une autre, avec les collections permanentes. Nous pourrions par exemple envisager une exposition de dessins de presse réalisés par les artistes que nous exposons, puisque certains d’entre eux ont débuté leur carrière ainsi…

Propos recueillis par Guillaume Doizy, juillet 2014

Tag(s) : #Analyses sur la caricature, #News
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