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Combien de personnes connaîtraient aujourd'hui le nom de Louis Andrieux s'il n'était le père biologique de l'enfant adultérin que fut Louis Aragon ? Avocat, condamné à 3 mois de prison lyonnaise pour outrages envers l'empereur, il est libéré, après avoir purgé les deux tiers de sa peine le 4 septembre 1870. Six jours plus tard, l'ex-embastillé est nommé Procureur de la République de Lyon et doit collaborer avec les magistrats qui l'avaient condamné ! (2)
Il se bat en duel avec Cassagnac et Charles Laurent, devient Préfet de Police de Paris du 3 mai 1879 au 14 Juillet 1881, est plusieurs fois élu député.
Autre corde à son arc : l'écriture. Ce licencié es lettres publie entre autres un roman de jeunesse, une étude sur Madame Du Châtelet, et à 87 ans, passe un doctorat sur Alphonse Rabbe et Gassendi. Il écrit de nombreux articles dans les journaux notamment dans ceux qu'il achète ou qu’il fonde.
Il ne s'agit pas ici de biographer par le menu ce père de poète mais d'éclairer quelques caricatures parmi les 31 visionnées.
La franc-maçonnerie :
Par deux fois Le Bulletin de vote offre des portraits plutôt dessinés que caricaturés (d'André Gill et Bridet). Le 01-03-1885, Lilio (Achille Lemot) dans Le Triboulet et Alfred Le Petit dans Le Grelot du même jour adoptent un ton tout différent pour mettre en scène les rapports d'Andrieux avec la franc-maçonnerie. Il est membre du conseil de l'ordre de la franc-maçonnerie française à 23 ans. Ses motivations ? la curiosité et la possibilité de s'entraîner à être bon orateur. Le nom de sa loge ? Le Parfait Silence (sic). Mais c'est un franc-maçon qui ne prend pas les rites au sérieux. Dans ses Souvenirs d'un préfet de police (1) il cite la promesse qui doit être faite lors de la prononciation des vœux:
«Promettez-vous de ne rien divulguer des mystères de la franc-maçonnerie, sous peine d'avoir la tête coupée, la langue arrachée, le corps jeté dans l'océan, pour être éternellement roulé par le flux et le reflux de la mer ? ».
Andrieux raconte que Cassard, limonadier à Besançon, jouait le rôle du décapité pour impressionner les profanes : face enfarinée, lumière blafarde, un savant voilage donnait l'impression que la tête était séparée du tronc.
Lilio dessine la tête d'Andrieux tranchée par un énorme couteau-guillotine qui occupe tout le centre du dessin. Bernard Magnan, Grand Maître du Grand Orient de France, tient le rôle du bourreau ; son couvre-chef cheminée renvoie au mot fumiste de la légende et le chiffre 33 au 33 degrés de la hiérarchie maçonnique. Passons sur le squelette, les têtes décapitées, les épreuves et les différents attributs habituels de la franc-maçonnerie et notons que la tête est recueillie dans une cuvette où flotte un bateau, où pointe un rocher, dérisoire océan ensanglanté.
Ce n'est pas tant pour ses révélations qu'Andrieux est exclu de la FM, il n'en avait pas l'exclusivité, mais pour ses moqueries, pour la distance prise avec le rituel. Alfred Le Petit dessine un visage farce, un œil rieur. Ce bon petit diable, clown aux longues poulaines pointues et au pantalon à carreaux, tire la langue. Les basques retroussées, il s'apprête à rendre les épreuves (et si le mot est ici synonyme de vomir, ce n'est certes pas par la bouche) penché au dessus d'un trône où siège un Magnan effaré, indigné. Autant en emporte le vent.
Le conseil municipal de Paris :
La presse relate dans de nombreux articles le combat du préfet de police avec le Conseil municipal de Paris. Dans une caricature parue dans Le Monde Parisien du 01-08-1881, Andrieux et le Préfet de la Seine Ferdinand Hérold regardent d'un œil peu chaleureux les conseillers municipaux en fin de mandat partir se soumettre à l'élection. Ils ont pour guides Henri Thulié suivi de Léopold Cernesson les deux présidents du conseil municipal qui de février 1880 au 8 janvier 1881 se sont succédé... tout le monde essaie de sauver les meubles.
Le préfet de police est nommé par le Ministère de l'intérieur, donc non responsable devant les conseillers mais comme le budget de la police dépend du conseil municipal, il est d'usage que le préfet réponde aux questions éventuelles des conseillers, ce que ne refuse pas Andrieux, mais il réclame une totale indépendance, refusant de céder aux pressions ou aux demandes de passe-droit. Sans désavouer son préfet de police, le gouvernement ménage alors la municipalité. Si des amis républicains l'attaquent, Andrieux a droit en revanche au soutien des conservateurs et des impérialistes, à l'estime que les policiers ont pour « le monsieur qui entre dans la cage des fauves ». (1)
H.Thécla place un « Daniel- Andrieux » dans la fosse aux lions (Le Monde parisien du 04-09-1881). Le dompteur, un fouet dans la main gauche, un pistolet dans la droite, tente courageusement de maîtriser les conseillers. Le lion qui se jette sur lui est le président du conseil municipal Sigismond Lacroix. Hérold, couché à ses pieds, ne semble pas d'humeur belliqueuse. Andrieux est seul dans ce sombre cul-de-basse-fosse à lutter ; Gambetta, dans la lumière, au dessus de la mêlée lui tend certes une arme mais pour quelle troisième main ? Son œil de verre n'éclaire pas la scène. Sourit-il ?
Puisqu'il ne peut mener la politique qu'il souhaite, Andrieux finit par démissionner.
Grosse tête sur petit corps, Touchatout, le montre descendant les marches du conseil municipal qui referme la porte sur lui. Il porte beau, les poings crispés, le visage du lutteur résolu, et la position de ses bras indique qu'il ne les a pas baissés. Le casse-tête, arme du policier, gît à terre. On retrouve ce même casse-tête brisé dans le dessin de Gilbert-Martin (Le Don Quichotte 08-04-1881) imité du soldat à l'épée brisée sculpté par Antonin Mercier. C'est Constans, franc-maçon et ministre de l'Intérieur qui porte le soldat : gloire aux vaincus. Dans le numéro du 22-07-1881 de ce même journal, le préfet succombe sous le poids des affaires, tel Porthos écrasé par les rochers de Belle-Île en Mer, et là encore, le casse-tête lui échappe. Porthos ! Séverine, elle, le comparait, pour son élégance à Aramis.
Dans La Ménagerie Républicaine (1889) Barentin l'animalise en renard. Ce rusé s'use les griffes sur un haut mur palissadé qui lui barre la route de la Préfecture de Police. A sa droite, une feuille de vigne « recherche de dossiers », une autre « La Ligue », le journal où il a publié ses souvenirs, à sa gauche des noms de journaux, La Nation, le Matin et Le Petit Parisien lancé par lui puis revendu. Les feuilles de vigne ont la même couleur verte que les tessons de bouteille plantés sur le sommet du mur mais les raisins ne sont pas verts.
Libéré de son poste de préfet, il écrit ses souvenirs dans son journal La Ligue. Le Grelot du 29-03-1885 le montre hilare déversant ses ordures, que d'autres appellent turpitudes républicaines sur Jules Ferry, sur Constans, sur la presse, la magistrature, le Parquet.
La presse déchaînée :
Ses démêlées avec La Lanterne journal pourtant républicain mais auquel il refusait des passe-droit lui valut l'hostilité des journaux de tous bords. Un journaliste attaqué et c'est toute la profession qui se solidarise pour sa défense. « Journaliste intermittent » selon sa propre expression, il refusait de faire partie de «l a franc-maçonnerie » des écrivains de presse (1). Un fonctionnaire de la police découpait de son propre chef (avec jeu de mot) les articles concernant le préfet, les plus nombreux étaient hostiles. On trouve par exemple dans le n°7 Les Chambres Comiques (1886), ces vers:
Vous devenez vraiment trop excentrique/ Et chaque jour vous changez de refrain!/Un jour, mon cher, vous êtes monarchique,/ et le lendemain/ Vous êtes républicain!
Déjà dans le n°5 Georges Duval s'interrogeait sur la couleur de ses convictions et estimait que républicain à ses débuts, il était aujourd'hui tout ce qu'on veut.
Le Grelot du 19-11-1882 donne un exemple dans une caricature où l'anticlérical qui expulsait les jésuites est devenu un saint prônant la conciliation. On retrouve le redresseur de torts en rosière timide, vertueuse, nue comme la vérité sortant du puits dans Le Grelot du 26-03-1893. Il lui est reproché de n'avoir qu'un seul parti, le sien. On le voit quitter un naufrage, à cheval sur une balise rouge dans Le Don Quichotte du 12-04-1890 et appeler à voter pour lui-même dans le numéro du 29-06-1889. Le Triboulet du 17-04-1881 félicite bien sûr le préfet de révéler les vilenies républicaines. Le numéro du 07-06-1879 lui consacre une chanson sur l'air de Toto Carabo et Andrieux lui-même prend plaisir à citer le poème de Clovis Hugues Monsieur Mystère dans ses souvenirs.
Complétons les proses plus ou moins caricaturales, par le portrait de L'Illustration du 31-12-1892: regard gris noir, oblique , sournois, sourire narquois, physionomie inquiétante, énigmatique. Léo Lam dans La Nouvelle Lune du 19-11-1882 écrit qu'il sert tous les systèmes, représente toutes les idées, que c'est un parasite dangereux, un sauteur politique. L'adjectif est peut-être superflu.
Le Monde Parisien du 01-08-1881 cite un discours de Louise Michel où elle se montre beaucoup plus féroce : elle parle d'avocassiers, d'insectes visqueux, de crapaudière municipale, de détritus sociaux. Andrieux rapporte ce qu'elle écrivit dans La République Sociale : « La basse canaillerie du sbire Andrieux ne doit pas faire oublier que Ryssakoff peut avoir des élèves...le préfet de police ne mérite pas d'autre sort ».
Ryssakoff était ce révolutionnaire russe qui participa à l'assassinat du tzar Alexandre II. Mais Louise Michel ignorait que La République Sociale avait été créée par la préfecture de police pour infiltrer les milieux anarchistes, révolutionnaires et mieux les manipuler. L'affaire Hartmann, cet anarchiste russe qui tenta d'assassiner Alexandre II avant Ryssakoff fut le déclencheur du lancement de cet hebdomadaire. Le Triboulet du 14-03-1880 montre Hartmann et le préfet liés par la même chaîne de forçat. Le préfet de police finançait « les outrages les plus véhéments »que Louise Michel, « l'étoile » de sa rédaction, rédigeait.(1) Dans Le Monde Parisien du 05-16-1881 le discours de Louise est caricaturé. On la voit à la foire aux jambons dans sa baraque de boucherie-charcuterie montrer de sa main gauche la tête tranchée de Gambetta avec un couteau planté dans le crâne. Un bout de boudin « Trompette » (nom du cuisinier de Gambetta) est enroulé près du décapité. Au fond de la baraque est accrochée une guirlande de têtes tranchées, celles de Herold, d'Andrieux (une fois de plus), de Jules Ferry, du général Farre, ministre de la guerre. Un cochon dépiauté, le général Galliffet, gouverneur de Paris mais aussi « massacreur de La Commune », est suspendu au dessus du boudin.
L'ambassadeur :
Freycinet offre en compensation à l'ancien préfet de police l'ambassade de Madrid. Dans La Nouvelle Lune du 12-03-1882, Emile Cohl le montre franchissant les Pyrénées, sa besace contenant sa nomination de préfet suspendu au bout de son bâton de pèlerin. Ce bâton est aussi un gourdin de policier sur lequel on peut lire le nom d'un de ses prédécesseurs au poste de préfet de police, Piétri, caricaturé en mouche dans La Ménagerie Impériale. La main gauche retournée, Andrieux accepte discrètement l'obole. Il va passer devant la tête de Gambetta, tombé avec son gouvernement, le Grand Ministère, le 30 janvier.
Les Espagnols n'apprécient pas la nomination de cet ambassadeur, expulseur de jésuites, aussi tentent-ils d'empêcher sa venue. C'est ce que souligne Gilbert-Martin dans Le Don Quichotte du 17-03-1882. Andrieux peine à ouvrir la porte de l'ambassade, bloquée par éventail, crucifix, guitare, tambourin et castagnettes. Olé!
Au tribunal :
Louis Andrieux a un procès avec Numa Gilly et un autre avec Lissagaray.
La caricature de Gilbert-Martin (Le Don Quichotte du 13-10-1888) montre le renard Andrieux appuyé sur la margelle d'un puits d'où la vérité sort son miroir. Au pied du puits, un dossier avec le nom de Numa Gilly, en arrière-fond, l'Assemblée Nationale. Gilly, député du Gard, dénonce aussi bien les différents scandales financiers que la fortune nationale dilapidée:
« les brasseurs des affaires plus ou moins véreuses sont ensuite appelés à former la commission du budget.....la commission renferme vingt Wilson » (3).
Andrieux fait partie de cette commission, il porte plainte pour diffamation. Mais comme le tribunal refuse pour différentes raisons juridiques que Gilly fasse entendre ses témoins, ce dernier refuse de se défendre. Dans ces conditions, Andrieux, face au tribunal, retire sa plainte et demande l'indulgence des jurés. Un croquis d'audience de L'Illustration du 24-11-1888 le représente à la barre. Gilly est acquitté.
Lissagaray est également acquitté. Dans La Silhouette du 26-03-1893 les deux lutteurs marionnettes mécaniques combattent sur la boite titrée Deuxième Cours d'Assises de la Seine. La Libre Parole et Le Petit Parisien du 21-03-1893 ainsi que Le Patriote Savoisien du 26-03-1893 relatent l'affaire. Lissagaray, dans La Grande Bataille n’est pas l’auteur de l'article qui évoque la vente du canal de Givors et des trafics d'influence, mais en revendique la responsabilité en tant que rédacteur en chef.
Le boulangisme :
Henri Maret dans Le Radical qualifie Andrieux de boulangiste. Un duel a lieu, on tire en l'air, l'honneur est sauf, Andrieux ne peut plus être confondu « avec les gens de la boulange ».(2)
Après les élections de 1889, fatales pour Boulanger, Le Grelot du 29-09-1889 nous fait visiter la morgue où sont allongés les républicains devant le général qui se bouche les narines avec un mouchoir trois étoiles. Gilbert-Martin accroche une fiche d'identification au dessus de chaque cadavre, pour Andrieux la paire de gants gris perle qu'il portait lors de l'éviction des jésuites de la rue de Sèvres, pour Naquet la loi sur le divorce qu'il défendait, le carquois de flèches pour Rochefort enlacé avec Séverine, une figure de soldat pour le Général Thibaudin et la lyre du poète pour Clovis Hugues en fin de gondole. L'as de pique qui caractérise le poisson pas frais Maurice Vergoin rappelle peut-être qu'il fut président d'une maison de jeu. Remarquons qu'Andrieux appelle à voter Andrieux.
Le même journal du 20-10-1889 montre le buste funéraire de Boulanger, avec autour du cou la couronne sans fleurs offerte par Christophe Thivrier, le député-ouvrier en blouse bleue, premier maire socialiste de Commentry. Boulanger n'est mort que politiquement, c'est en 1891 qu'il se suicidera. Les représentants des principaux journaux, pantalons bas autour de son monument, alignés comme soldats aux feuillées, forment une couronne humaine. Ils se lâchent et le lâchent. Andrieux avec La Petite République fait partie de la troupe. Ces messieurs détournent l'usage premier de leur propre (sic) journal.
Le scandale de Panama :
Louis Andrieux est avec Drumont l'un de ceux qui révèlent le scandale. On le voit dans Le Grelot du 01-01-1893 apporter des documents dans sa toque d'avocat, un clystère sous le bras. Incorruptible, il veut purger les « saletés publiques ».
Comme Drumont et Delaye, en retrait eux dans leur robe rouge de juge, il ne siège pas à la table, il est devant, on retrouve l'homme seul de la fosse aux lions. Rochefort, modéré par Cornelius Herz, rédige un article d'une plume flasque.
Au-dessus d'eux le Christ fait les pieds au mur tandis qu'Arton déchire des preuves et se livre à une grande lessive. Ses yeux amusés tournés vers Andrieux semblent dire « cause toujours ». Notons que Herz et Arton sont les seuls à porter un vêtement de la même couleur, celle de l'exil. Andrieux, lui, nous regarde: nous sommes les jurés.
C'est en photographe des chéquards que La Silhouette du même jour montre Andrieux, sa robe d'avocat sur le bras. Le grand X noir, fixé sur la carte des Amériques par des tenailles de fer, renvoie à l'épithète accroché à son nom « Monsieur Mystère » dont Clovis Hugues avait fait le titre d'un de ses poèmes en 1881 (1). On retrouve ce X dans le dessin de Charvic du 26-01-1893 (4) sur la lanière qui soutient le tambour battu par le préfet devenu garde-champêtre chargé de faire comparaître un Arton réfugié chez la voisine, c'est-à-dire en Angleterre.
Cet articulet ne prétend pas avoir extrait toute la substantifique moelle de chaque caricature mais espère avoir évité que le décryptage soit, pour l'amateur, un casse-tête.
Daniel Dugne
Matériaux utilisés et notes
(1) – Louis Andrieux, Souvenirs d'un Préfet de Police, édition de 2002 avec
notes,index et préface de Jean-Paul Morel
(2)- Louis Andrieux, A Travers la République, Payot 1926. Reprend les souvenirs d'un préfet, les complète avec« La Commune à Lyon en 1870 et 1871» et avec ses six mois d'ambassade entre autres souvenirs.
(3) - Numa Gilly, site internet Sommières et son histoire.
(4) et également sur le bon signé Andrieux X (Le Grelot 26-03-1893)
- Pierre Juquin, Aragon un destin français 1897-1939, La Martinière 2012.
- Histoire générale de la presse française de 1871 à 1940, Puf 1972.
- Vie de Maurice Vergoin, par Bertrand Joly.Champion 2005.