Louis Philippe fut terrorisé par un caricaturiste, ce sont les notes et souvenirs d'un anglais anonyme qui l'affirment. Alors qui ? Daumier ? Non point, Philippon ? Nenni, Benjamin ? Pas du tout. Ce subversif était François d'Orléans, Prince de Joinville, le troisième fils de Louis-Philippe. Si le père appréciait les grands talents de dessinateur de son fils, le Roi en revanche craignait de découvrir lequel de ses ministres serait « chargé » par le verveux crayon princier.
La famille royale n'acceptait pas sans révolte les dessins jugés injurieux contre le chef de leur maison, aussi François arrosa-t-il les arroseurs. Le mémorialiste anglais a pu voir un carnet de croquis (est-il référencé dans une collection publique ?) où les caricaturistes de son père étaient assaisonnés à leur propre sauce, et qui plus est, d'une façon « plus profonde et plus sûre » (1).
On n'est pas obligé de partager les appréciations de ce britannique peu suspect de républicanisme mais il est possible de se faire une petite idée en feuilletant les « Vieux Souvenirs » du Prince de Joinville, illustrés par lui-même.
C'était un habile dessinateur et un caricaturiste plus remarquable encore ; mais si le premier de ces talents faisait le délice de ses parents, le second les remplissait de terreur, le roi surtout, qui ne savait jamais sur lequel de ses ministres son troisième fils exercerait la verve de son crayon. J'ai vu de lui toute une série de croquis contre les satiristes de son père : ces croquis, destinés à divertir sa jeune femme et ses frères, auraient, s'ils avaient été publiés, atteint leur but de façon plus profonde et plus sûre que toutes les productions quotidiennes visant le souverain. Car, à cette époque, si sages et si prudents qu'ils soient devenus plus tard, les fils de Louis-Philippe n'étaient pas d'humeur à accepter sans révolte les insultes qu'on prodiguait au chef de leur maison. Tous, filles et garçons, avaient les plus grandes dispositions pour les arts du dessin ; ils les tenaient de leur mère... (1)
Autre anecdote sur les pouvoirs du caricaturiste : Dantan croqua La Malibran pour la faire rire...elle fondit en larmes. Depuis ce jour, il aurait renoncé « à un amusement qui pouvait sembler cruel bien qu'il le crût innocent » (2)
L'anglais à Paris, après avoir réfuté point par point les autres hypothèses, relaie l'information des frères Goncourt sur l'origine du sobriquet Badinguet accroché au futur Napoléon III. Dans sa série Étudiants et Étudiantes, Gavarni utilise le nom dans une légende. Le squelette du dessin est baptisé « Eugénie,l'ancienne de Badinguet ». Gavarni n'a pas inventé le nom, un personnage d'une comédie en un acte Le mobilier de Rosine jouée pour la première fois en 1828 s'appelle Badinguet (3).
Cet anglais a vécu très longtemps à Paris. Il nous offre beaucoup d'informations et d'anecdotes sur les milieux artistiques (Delacroix, David d'Angers), littéraires (Dumas), politiques (Napoléon III et tout son personnel), sur les révolutions de 1830,1848, sur la guerre de 1870 et La Commune.
Daniel Dugne
Un Anglais à Paris , Notes et Souvenirs, Vol 1 : 1835-1848/ vol 2 : 1848-1871, Paris, Librairie Plon,1894.
(1) Vol 1 page 263 (2) Vol 1 page 4 (3) Vol 2 pages 5 et 6
Prince de Joinville, Vieux souvenirs.1818-1848, Paris Calmann-Lévy, 1894.
Les deux ouvrages sont consultables sur Gallica. Les illustrations ci-dessous ont pour auteur le Prince de Joinville et sont tirées du second ouvrage cité.