"Diogenes (1853-1855), un journal satirique anglais qui manquait de punch ?", par Daniel Dugne

DES JUMEAUX

Né dix ans plus tard que Punch, le journal satirique anglais Diogenes publié en 1853 à Londres est néanmoins son frère jumeau, n'en déplaise à l'obstétrique traditionnelle (1). Tous deux offrent des textes et des illustrations, des cocktails de critiques sociales et politiques. Même taille, même carrure à un bout de centimètre près, même mise en page sur deux colonnes ce qui facilite la lecture du texte et des vignettes insérées dans les articles. Ne pas craindre un strabisme divergent. Le morceau de choix est une caricature pleine page sans texte au verso (« the big cut » dans le jargon des journalistes). (1 bis)

Leurs outils se ressemblent, les articles sont de longueur variée, on utilise des bouts-rimés, des parodies, des pastiches, des poèmes pour commenter l'actualité, comme on en trouve dans Le Triboulet en France par exemple (2). Les plaisanteries, les jeux de mots parsèment les pages. On retrouve des séries, aussi bien pour les textes que pour les dessins, avec le même titre comme chapeau.

Les sujets traités sont les mêmes, que ce soit la politique intérieure ou extérieure. Les deux journaux révèlent et se moquent. Ils raillent les modes, fustigent les abus, rendent compte de l'actualité artistique et théâtrale. Instruire, réformer, corriger tout en amusant, tel est leur but même si Punch n'affiche pas une philosophie particulière. Diogenes évidemment se réclame du philosophe grec comme le faisait le journal français Le Philosophe.

Le style des dessins se ressemble beaucoup et il n'est pas toujours facile de coller un nom sur un dessin entièrement anonyme, entièrement car on verra qu'il est des ruses pour faire des trous dans le masque de l'anonymat... suspense.

La ressemblance entre les deux journaux frères n'est pas surprenante puisque les mêmes dessinateurs sautent d'un journal à l'autre. Les cinq du Diogenes ont tous collaboré à Punch, plus ou moins longtemps.

La technique de la gravure sur bois contribue à l'uniformisation. Le graveur reproduit le dessin de l'artiste sur du buis, bois dur au grain serré de couleur claire. Pour réduire le temps de travail des ¾, le bloc est partagé en plusieurs carrés, donnés à différents graveurs puis rassemblés avant tirage (3). Il arrive que le graveur ne connaisse pas la totalité du dessin. Intermédiaire entre le producteur et le consommateur, il est parfois considéré comme un saboteur. A un ami qui le complimentait sur son dessin, John Leech, une des étoiles de Punch aurait répondu:« attendez samedi... et vous verrez ce qu'en aura fait le graveur ». Il ne reste pas de dessins originaux connus mais quelquefois des études préparatoires.

Ne crions pas haro sur le baudet, le graveur améliore parfois le travail d'un dessinateur moins habile ou qui ne connaît pas bien les ressources du bois. Il lui arrive de corriger les maladresses d'un amateur comme en accueille parfois Punch. La mauvaise qualité est souvent due à un tirage trop rapide. Le graveur qui a un instinct artistique doit avoir du temps devant lui. Les Dalziel pensent que c'est un miracle, si l'on considère les conditions de production, que nous puissions admirer tant de chef-d'oeuvres. Certains artistes ont su utiliser la technique mieux que d'autres: Charles Keene avec ses encrages réussit à produire des lignes gris pale dans les lointains qui contrastent avec le premier plan, Georges du Maurier, lui, joue avec ses hachures denses.

Frères jumeaux mais frères ennemis. Lorsque Punch s'en prend aux tribus de singes, aux imitateurs, aux charlatans, aux fraudeurs qui revêtent son apparence extérieure sans posséder son esprit et ses qualités propres, Diogenes se sent visé et prend la mouche. Il reproche à Punch de chanter ses propres louanges et de condamner son rival sans oser le nommer. Il affirme que des influences et combines secrètes ont essayé de le faire taire dès sa naissance. Punch, le champion du libéralisme, le combattant des monopoles a tenté de l'étrangler financièrement mais un des fondateurs de Diogenes, l’écrivain et dessinateur Watts Phillips, a trouvé d'autres ressources. Punch a essayé également de lui fermer les quais de gare, sources de ventes non négligeables. .Diogenes affirme avoir toujours montré de la bonne volonté envers Punch, mais son actuel propriétaire prise plus l'argent que les cerveaux. Ce journal, aux mains des spéculateurs, n'est plus qu'une pâle imitation du Punch qu'un génie avait crée. Si Diogenes a le même format que son rival, ce n'est pas par imitation mais parce que c'est le mieux adapté au prix de ce genre de périodique. Des journaux non satiriques ont le même format mais ne s'imitent pas pour autant. Il rappelle que « charivari » est un mot emprunté au journal français. Autre reproche: le plagiat. Le dessin pleine page « nos vieux amiraux » a été réutilisé par Punch sans la signature des artistes. Diogenes semble oublier qu'il s'est lui-même fortement inspiré du «Dirty Father Thames» de 1848 pour son dessin sur la pollution de la Tamise de 1855.

NAISSANCE

Dans une lettre du 27-10-1852 envoyée à sa sœur Emma, Watts Phillips raconte la naissance du Diogenes .Il se restaure avec Robert Kemp Philp et des amis dans un club lorsqu'ils aperçoivent à une table voisine Thackeray. En ce temps là, qui dit Thackeray dit Punch.(4)

- Et si on lançait un journal rival similaire? Avec de l'argent, on se paie les grands talentueux, -quel titre choisir ?- Diogenes, propose Philips – adopté.

Le temps passe, on oublie et plusieurs repas après, Robert Kemp Philp annonce que tout est bouclé; ce n'est pas un novice, il a déjà auparavant publié d'autres journaux non satiriques. Watts Phillips accepte d'être son collaborateur, un accord valable 6 mois pour 6 livres sterling par semaine est conclu, avec promesse d'augmentation si le journal a du succès.

Diogenes 1853, portraits de collaborateurs

Diogenes 1853, portraits de collaborateurs

LES COLLABORATEURS

Robert Kemp Philp débute comme vendeur de journaux. Comme il vend même le dimanche on lui inflige une amende qu'il refuse de payer, résultat : condamnation au pilori de 2 heures . Il milite ensuite dans le mouvement chartiste. Propriétaire du Diogenes, peut-être écrit-il des articles anonymes dans le journal (5). Selon Spielmann, auteur d’une histoire de Punch publiée en 1895, Charles Henry Bennett (1828-1867) est le dessinateur le plus brillant et le plus talentueux du Diogenes. Il a l'art de condenser une idée abstraite dans un dessin imaginatif (voir au bas de cet article, la galerie de dessins de Bennett). C'est un perfectionniste, il ne compte pas son temps pour parfaire une œuvre. Son imagination est teintée d'un humour original, insolite souvent, surréaliste quelquefois. Les frères Dalziel apprécient un style qui lui est particulier, ils ont gravé beaucoup de ses dessins. Les meilleures illustrations de Bennett, on les trouve selon eux dans le livre classique de Bunyan The Pilgrim's Progress. Outre ses dessins de presse, il illustre des livres pour adultes et pour enfants(6). Le regard qu'il promène sur le monde des adultes rappelle d'ailleurs celui des enfants. Ses animaux n'ont rien à envier à Grandville. On le surnomme: « Shadow Bennett » pour sa série Shadows (Ombres) publiée dans le Illustrated Times. C'est une satire de la théorie de l'évolution de Darwin : au premier plan un personnage en couleur, au second son ombre animalisée. S'il a perdu un fils, s'il vit dans la pauvreté, il reste malgré tout un joyeux compagnon, ses amis le surnomment « Cheerful Charlie ». Il est très apprécié par tout le monde, aussi lorsque ce bout-en-train meurt en laissant sa femme et huit enfants dans la misère, ses collègues de Punch montent une pièce de théâtre dont la recette sera versée à sa famille. Il collabore au Comic Times en 1855, au Comic news en 1863-65 et, deux ans avant sa mort, entre à Punch où il fournit plus de 230 dessins notamment pour la série Essence of Parliament. Grâce aux témoignages, on sait que Bennett masque son identité sous les plumes d'une petite chouette emblématique (oh! sagesse d'Athéna) qui lui sert de signature au bas des dessins. Comme la coccinelle de Gotlib ou la souris de Plantu, elle peut se transformer, commenter le dessin, elle peut jongler, porter un fusil, traîner sa patte couverte de pansements à l'image du Prince Albert qui souffre de la goutte. Dans d'autres publications, Bennett signe clairement son nom ou utilise un monogramme comme ses confrères du Diogenes, McConnell, Newmann et Thomson, comme les tacherons du Moyen-Age qui laissaient leurs marques sur les pierres des cathédrales. Au bas des textes, à partir de l'année 1854, on trouve souvent un portrait miniature en guise de signature. Excepté Watts Phillips, nous n'avons pu attribuer un nom précis aux rédacteurs qui se cachent sous ce semi-anonymat. Un patron de journal paie moins cher l'écrivain anonyme mais ce dernier ne touche pas la rançon de sa gloire, il reste inconnu du grand public aussi certains préfèrent-ils quitter le navire.

William McConnel l(1831-1867) est un beau jeune homme toujours bien habillé, il est vrai que son père est tailleur. Vif, alerte, son talent n'a pu pleinement s'épanouir car il meurt jeune de la tuberculose. Il œuvre dans la bande dessinée (comic strip), l'illustration de livres et de magazines. Il quitte Punch en 1852 s'estimant sous-payé après avoir fourni des dessins sociaux et politiques. Il mord d'une dent dure Louis Napoléon, oison éclos dans un nid d'aigle (6 bis). Il collabore également au Illustrated London News et au Comic News. Les frères Dalziel estiment qu'il a joui d'une certaine réputation et qu'il était un artiste très prolifique.

Avant de travailler pour Diogenes, William Newmann ( 1817-1870) dessine dans le Figaro in London de 1841 à 1850. Il quitte Punch en avril 1850 en raison des positions anti-catholiques du journal, et il faut ajouter qu'on lui refuse une augmentation sous prétexte que Leech coûte très cher. Il œuvre également pour Squib, Puppet Show et Comic News.

Alfred Thomson est soldat, auteur et directeur de théâtre à Manchester, avant de rejoindre Diogenes en 1854. Il est illustrateur de livres, dessinateur à Punch en 1856-58, collaborateur du Journal Amusant lorsqu'il part étudier l'art à Paris. On trouve également ses contributions dans Comic News, Tomahawk et Vanity Fair (le journal pas le roman) avec 18 caricatures

Watts Phillips
Watts Phillips

Watts Phillips

S'il travaille pour Punch de 1844 à 1846 et surtout pour Puck, c'est dans Diogenes que Watts Phillips montre tout son talent, aussi bien avec ses textes que ses dessins et c'est pourquoi George Du Maurier caractérise de « profession hybride » celle exercée par les dessinateurs de presse-écrivains, souvent autodidactes. Rappelons la phrase de Saul Steinberg (1914-1999): « I am a writer who draws » (je suis un écrivain qui dessine) Phillips avoue s'être inspiré des théories de Dumas pour écrire ses romans (7). Il écrit des poèmes, des critiques, est habile à filer les récits humoristiques d'un meilleur rapport financier que les dessins, il est bon épistolier et connaît un certain succès comme dramaturge notamment avec « The Dead Heart » (le cœur mort) que La Reine Victoria et le Prince Albert viennent voir deux fois. Malgré ce succès, Sala se souvient que s'il fut apprécié et admiré par ses amis, le grand public l'ignora toujours. Il a le rare privilège d'être l'élève de George Cruikshank (8) qui lui apprend la gravure sur cuivre, l'initie à polir une plaque, à manier la boucharde, le grattoir, le brunissoir et le diamant du vitrier, qui lui montre également comment marteler une plaque trop mordue. Le maître grave devant lui sa célèbre planche « La queue de la Comète ». Cet apprentissage ne lui sert pas pour le Diogenes puisque Sears se charge de transposer ses dessins sur bois. Cruikshank assistera à l'enterrement de Phillips mort dans la pauvreté après avoir vécu heureux au milieu de sa femme et de ses enfants dans une villa mignonnette près de Norwood. Philips parfait son apprentissage à Paris, car c'est dans « la belle Lutèce » que les choses bougent. Il écrit à son père qu'il resterait bien dans la capitale française car les artistes sont très demandés par les graveurs et les éditeurs. Il montre ses dessins à Aubert, s'inspire de Gavarni. Lors de la Révolution de 1848, on tire sur la porte de l'anglais qui ne voulait pas ouvrir, mais il peut échapper au massacre grâce à sa concierge. Ah! les p'tites femmes de Paris! Malgré cette mésaventure Phillips reste très francophile. « La liberté comme le soleil s'est levé sur la France.» Il dessine les événements, les décrit dans sa correspondance. Il reviendra car c'est à Paris qu'il a passé ses plus beaux jours, ses plus belles nuits. « Je donnerais dix ans de ma vie pour être né français». Il se frotte aux lions de l'époque, Hugo et surtout Dumas dont il brosse un portrait. Alexandre est généreux, amusant, bavard, impossible de l'arrêter de parler surtout si le sujet de la conversation est lui-même. Plus d'une fois Watts l' écoute raconter jusqu'au petit matin ses souvenirs de jeunesse. Sobre, il est délicieux, après avoir bu, morose ou incontrôlable. A la première de « Toussaint Louverture » de Lamartine, Dumas, ivre, se comporte en fou furieux (howling maniac). Un anglais francophile au dernier degré mérite bien quelques lignes.

Sa sœur affirme qu'il fournit la plupart des dessins du Diogenes, C'est vrai pour les gravures pleine page et demi page, 47 environ dans le tiers de la collection examiné, toutes signées. S'il participe aux 148 vignettes anonymes insérées dans les textes, ce qui est probable, reste à savoir dans quelle proportion. La Chouette de Bennett, elle, orne 150 dessins. Le monogramme de McConnell apparaît 12 fois, celui de Thomson 3 fois et celui de Newmann 22 fois . Les sentiments d'Emma pour ce frère, dont l' humour n'est pas uniquement réservé à ses œuvres, l'aveuglent peut-être quelque peu.

Watts Phillips a donné aussi de nombreux textes au journal. Il est l'auteur de deux séries: « Tattered Thoughts » (Pensées en Lambeaux) et « The Ragged Philosopher » (Le Philosophe en Loques) séries où de nombreux thèmes peuvent être abordés. Lorsqu'on connaît sa biographie, le poème sur la guerre inspiré de celui de Victor Hugo Les Djinns peut sans risque lui être attribué d'autant plus que la petite effigie sous le texte avec ses moustaches et sa barbichette ressemble à sa photo et à ses autoportraits. Il a d'autres effigies à son arc. Notons que dans un autoportrait il se représente avec sa plume, son encre, son papier et sa palette. Cet excentrique, pas toujours facile à vivre, avait l'habitude de truffer ses lettres de dessins à l'encre, la fine fleur de sa production selon son ami Sala qui aimait ce collègue de jeunesse.

"Diogenes (1853-1855), un journal satirique anglais qui manquait de punch ?", par Daniel Dugne

LES OUTILS

Après un an d'activité, Diogenes dresse un bilan et s'adresse, avec humour cela va sans dire à ses collaborateurs. Résumons. « Je vous félicite, vous avez censuré avec impartialité, plaisanté finement, rimé habilement. Vous avez serti les pages de diamants poétiques et philosophiques. Vous avez réussi l'impossible malgré les confrères, ces puissants Cerbère, qui vous prédisaient une défaite rapide. Vous avez servi la cause du progrès humain, nourri le puissant moteur de la Réforme, vous volez vers la gloire ».

La création de séries nouvelles écrites et parfois illustrées (9) est justifiée par l'adage: « La variété dans les amusements est aussi nécessaire à la santé que la nutrition ». Bennett signe le quatrième chapitre, et vraisemblablement tous les autres, du Guide Comique du Chrystal Palace ainsi que la série dessinée Galerie des Portraits qui ressemble fort à celle des Membres du Parlement de Punch. La parodie pullule aussi bien dans les dessins que dans les textes, les poètes et Shakespeare en particulier sont souvent sollicités, témoin le soliloque du rasé «to shave or not to shave... se raser ou ne pas... etc...». La moustache, la barbe, le poil, la pilosité, la poilaison, intéressent Diogenes, plusieurs articles leurs sont consacrés. Les dialogues sont nombreux qui rappellent parfois les interviews imaginaires du Canard Enchaîné. Les blagues avec jeux de mots ne sont pas absentes, exemple:

« Pourquoi un turc réussit-il à empêcher l'ours russe de dévorer ses sujets? / Parce qu'il est un « muzzle-man »(musulman, homme à muselière).

Une autre? « Pourquoi au cœur de la bataille, un turc est-il moins cool (premier sens:frais ) qu'un russe? Parce qu'il est « un hotter man » (ottoman-un homme plus chaud mot à mot) Une autre? Non? Bon…

"Diogenes (1853-1855), un journal satirique anglais qui manquait de punch ?", par Daniel Dugne

Autre trait commun avec notre Canard, une rubrique qui aurait pu s'intituler La presse déchaînée où l'on relève bourdes, jeux de mots involontaires, rapprochements incongrus. Les articles des autres journaux sont commentés ou parodiés. Le Illustrated London News devient Illustrated London Shirt. Le texte et le dessin sont datés du premier avril. La mode est aux chemises à impression d'où l'idée d'imprimer un quotidien sur une chemise, idée qui combine les avantages de s'habiller à la mode et les nécessités de l'information. Le journal-chemise sera livré par le facteur avant la toilette, il devra être renvoyé au bureau du journal si l'on veut recevoir le numéro suivant. Le lendemain vous pouvez acheter à moitié prix une chemise déjà portée mais l'étiquette « d'occasion » devra être collée. Un peu de publicité est admise sur le col et les manchettes.Le public fera une énorme économie puisque 6 chemises coûtent 40 shillings alors qu'un abonnement pour 6 semaines à la chemise quotidienne ne lui reviendra qu'à 20 shillings.

"Diogenes (1853-1855), un journal satirique anglais qui manquait de punch ?", par Daniel Dugne

POLITIQUE EXTÉRIEURE

Des textes et gravures soulignent la volonté d'indépendance de la Grèce. Lincoln a droit à son portrait. Les problèmes raciaux aux États-Unis sont évoqués dans un poème consacré à Margaret Douglas, une virginienne condamnée à un dollar d'amende et six mois d'emprisonnement pour avoir enseigné la lecture et l'écriture à des enfants noirs. A l'arrière plan d'un dessin de Phillips, on peut apercevoir deux tableaux : l'un représente Jonathan, le John Bull américain, donnant le fouet à un esclave noir, l'autre, son pendant, représente la Sibérie pour souligner les convergences politiques entre La Russie et les États-Unis mises en évidences au premier plan par les nombreuses bouteilles que le tzar Nicolas Ier vide avec le Dr. Cottman, un américain qui vient de publier des mémoires favorables à la Russie. Un autre dessin pleine page de McConnell met en parallèle au pied des deux colosses que sont Nicolas Ier et Jonathan, les petites statues de la Virginie et de la Nouvelle Orléans d'une part, de la Circassie et de la Pologne d'autre part.

Dans le combat de l'Ours russe contre la Dinde turque, c'est le tzar qui est la star avec au moins 28 dessins ou textes à lui consacrés, sans compter les références à la Russie en général ou au conflit turco-russe. La guerre d'Orient, la guerre de Crimée, même si elle coûte cher, est plutôt populaire car la Russie est ressentie comme une menace contre l'ordre européen, contre la sécurité de la Grande Bretagne aux Indes. Les Britanniques redoutent le despotisme russe et sa domination au Moyen-Orient. Bref, la civilisation est menacée.

Conséquence de cette guerre, une embellie dans les relations franco-britanniques, une entente cordiale. Les critiques contre Napoléon III sont pour un temps suspendues. Wellington et Napoléon Ier, du haut de leur petit nuage, se réjouissent de contempler leurs armées unies partir à la conquête du monde. Après avoir rappelé les conflits armés qui ont opposé les deux pays, un poème célèbre l'union de John Bull et de Jean Crapaud et les exhorte à la victoire. Punch avait publié en 1848 un dialogue entre John Bull et Johnny Crapaud, qui agitateur révolutionnaire, usait de toute la violence de ses convictions pour endoctriner un John Bull insensible à ces billevesées. Jean Taureau et Jean Crapaud!!! Si nous nous souvenons que les Français sont des « frogs » ou « froggies », on s'attendrait plutôt à Jeanne Grenouille. Dans un cas comme dans un autre, le fruit d'un tel mariage peut-il être longtemps viable ?

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POLITIQUE INTÉRIEURE ET VIE SOCIALE

Comme dans beaucoup d'autres journaux satiriques, les lois, la vie du parlement, les positions des principaux dirigeants, Palmerston et Lord Aberdeen, entre autres, sont commentées, moquées, pastichées. Disraéli a droit à une biographie en bande dessinée. La Reine Victoria est plus épargnée que le Prince Albert. La grève est un sujet débattu, on réfléchit sur la justice : mieux vaut prévenir que punir. On retrouve également des comptes rendus de la vie culturelle. La littérature s'illustre avec les noms de Harriet Beecher Stowe (la Case de l'Oncle Tom), de Sir Edward Bulwer Lytton (Les derniers jours de Pompéï), de Miss Cummings (l'Allumeur de réverbères). On déplore au théâtre le comportement tumultueux des tribus sauvages qui occupent le poulailler, on vante le talent du grand acteur Kean. Paris a droit à une critique de L'Africaine de Meyerbeer. Ignorons la pléiade de romanciers, dramaturges, et autres célébrités en cercueil depuis belle lurette. Paix aux cendres des rois et reines d'un jour.

Que la vie est quotidienne ! Petit florilège: on regimbe contre les impôts, la vie est chère, le dialogue entre un billet de banque et son propriétaire aide à nous en amuser. Les mères partent à la chasse de leur futur gendre. Textes et dessins célèbrent la Saint Valentin. On importe de France la potichomanie à laquelle Daumier entre autres, a consacré quelques caricatures. Le bulletin météo est plus digeste lorsqu'il parodie Shakespeare. Le vieux pont de Westminster que l'on démolit mérite des adieux émouvants et versifiés. Les trains déraillent, économisons la vie, que les duellistes utilisent désormais le pistolet à bouchon, nouvelle invention française. Autre invention française qu'il serait bon d'adopter : la boite à lettres péripatéticienne tirée dans les rues des grandes villes par un homme ou une femme qui se signale en agitant une clochette. En France, le courrier des étrangers est surveillé, ne pas s'étonner si votre lettre est refusée. Le punch bu en grande quantité au Bal Mabille fait mal à la tête, faut-il en chercher la cause dans l'ozone de l'atmosphère parisienne? Paris n'est pas la seule ville polluée, Londres fournit une eau malsaine : le Père Tamise est entouré de déjections. Avec les animaux crevés accrochés à son trident, il est le Neptune de l'égout.(10)

En guise de conclusion

Diogenes a vécu 2 ans et demie, Punch 157 ans. Pourquoi cette mort infantile et cette vieillesse obstinée? Punch or the London Charivari n'est pas le premier journal satirique hebdomadaire à être crée. D'autres l'ont précédé (11), celui qui a le plus de succès jusqu'au 10-05-1839 est le Figaro in London grâce à Harry Mayhew que l'on retrouve dans Punch avec qui aucun autre journal rival ne peut lutter (12). Mark Lemmon, un des créateurs de Punch mais aussi le secrétaire particulier d'Herbert Ingram, fondateur du Illustrated London News, le modèle de L'Illustration, use de son influence pour faire capoter, avec des moyens pas toujours très loyaux, Comic News que son patron souhaite faire vivre. Ce journal satirique n'aura que 16 numéros.

Il faut toutefois chercher ailleurs que dans les basses manœuvres les raison du succès de Punch. Le victorianisme de surface réagit contre un 18°siècle jugé licencieux et associe les journaux satiriques à la vulgarité. Certains (13) ont un caractère pornographique : ils donnent les spécialités des prostituées, l'adresse des bonnes maisons. Les lecteurs vont donc apprécier que rien dans Punch ne fasse rougir les joues les plus délicates, le père de famille peut laisser traîner son hebdo sur la table du salon, ce qui n'implique pas que les discussions avant le bouclage de chaque numéro puissent être entendues par des oreilles chastes. Les positions politiques extrémistes, les scandales salaces, les attaques féroces contre les individus, le public s'en lassait.

Punch a bénéficié de la bienveillance du journal The Times qui lui a fait de la publicité et taillé un costume de respectabilité en insérant des extraits de ses articles (14). Diogenes n'a pas eu droit à de telles faveurs. La Westminster Review, magasine pour gens cultivés, publie dès juillet-octobre 1842 un article de 63 pages avec illustrations sur Punch. La revue estime qu'il écrit la même chose que les autres journaux satiriques mais mieux. En effet son équipe de rédacteurs est de qualité, certains sont renommés. Leurs références à une culture générale cherchent à faire naître le sourire de l'homme cultivé plutôt que le gros rire gras de... qui vous voulez. Quant aux dessinateurs, où trouver mieux dans tout l'Empire Britannique ? Face à ses rivaux, Punch bénéficie de son prestige après il est vrai des débuts difficiles, environ la durée de vie de Diogenes. Il faut attendre le rachat du journal en décembre 1842 par les imprimeurs, éditeurs, propriétaires, banquiers parfois d'un membre de l'équipe, les nommés Bradbury et Evans, pour que les soucis financiers cessent peu à peu. Par la réédition régulière des numéros épuisés, reliés par année, par la multiplication de publications satellites, almanachs, éditions de poche, recueils de dessins, le magazine a su maintenir l'intérêt de sa clientèle bourgeoise pour une satire dégonfleuse de baudruches, plus défensive qu'agressive, plus sociale que politique au fil des années.

Punch a su créer une fraternité entre ses collaborateurs permanents en leur versant un salaire hebdomadaire, en les réunissant chaque mercredi soir autour d'une table aussi savoureuse que bien garnie. Le champagne aide au choix des sujets, le contenu du dessin pleine page est discuté collectivement, il engage la ligne politique du journal. Ces dîners célèbres contribuent à faire de Punch une institution nationale mythique. On peut encore voir, à la British Library, la table dans laquelle les punchistes ont gravé, tels des amoureux, leurs initiales. Punch, c'est Guignol, un théâtre de marionnettes sur papier qui ne manque pas de pugnacité. Les lecteurs adultes aiment titiller leur enfance.

Spielmann est d'avis qu'un journal humoristique commence toujours par critiquer ses confrères et c'est souvent sa dernière bouée de sauvetage. Cette bouée n'a pas suffit à sauver Diogenes.

Daniel Dugne

Notes

(1)Punch 1841-1992 puis 1996-2002 - Diogenes 01-01-1853 au 11-08-1855

(1 bis) cut abrévation de woodcut, gravure sur bois. Les petites gravures intégrées aux textes, très appréciées des lecteurs de Punch étaient baptisées social cuts

(2) Le roi des Grecs Oscar/ Est un vaillant gaillard/ Dont la Porte Sublime/ Veut faire sa victime...(Le Triboulet 21-02-1886 page 5)

(3) d'après Spielmann cette technique ne serait apparue que vers 1860 pour disparaître en 1880 avec la photo

(4) William Thackeray, célèbre romancier, La Foire aux Vanités (Vanity Fair) est son œuvre la plus célèbre. Signalons son English Humorists. Il collabora à Punch avec des textes signés « our fat contributor» (notre obèse collaborateur) , et des dessins monogrammés par une paire de lunettes.

(5) Les rédacteurs sont Augustus Mayhew, William et Robert Bough, George Augustus Sala, Angus Bethune Reach. En 1853, outre Diogenes, on trouve la signature en toutes lettres de Susan Crick (le pseudonyme d'un homme selon toute vraisemblance) sous la série « Domestic grievances ». Ces griefs d'une ménagère sont exprimés dans un anglais populaire truffé de fautes d'horteaugraffes; pour que les lecteurs se sentent supérieurs ? Punch, Thackeray et Dickens avaient déjà utilisé l'argot et le cockney dans leurs textes.

(6) quelques titres : Aesops' Fables, the Nine Lives of a Cat, Mr.Wind and Madam Rain

(6 bis) Punch 1848 préface

(7) « The Queen in Ireland » illustré par lui-même raconte les mésaventures d'un anglais stéréotypé, myope, grassouillet qui s'efforce de rejoindre la reine à travers L'Irlande. Battu, dépouillé par des Irlandais prognathes, il se jure bien de ne plus quitter la terre des Saxons.

(8) Dans la famille Cruikshank, je demande Isaac le père, George le fils cadet, Robert l'aîné. Je demande Percy le fils de Robert, je demande George Junior le fils de Percy et grand neveu du célèbre George. Tous dessinateurs, s'accusant de plagiat, d'usurpation de nom, querelleuse famille.

(9) Le Dictionnaire de la Musique de Diogenes, le Dictionnaire de l'Antiquité, Les Tribus Sauvages de Londres. Séries dessinées :Mrs Marrygold and her Marrying Daughters, ( Madame Marieor et ses filles à Marier) Love's Martyrdom , Mr.Popkins

(10) La Tamise, comme la mort, est personnalisée au masculin en Anglais

(11) Punch in London, Asmodeus in London, Figaro in London (1831-1839), Punch in Cambridge, Pasquin, The Scourge, Punchinello avec des dessins de Robert Cruikshank, The Satirist, The Town, The Age etc..

(12) Fun, Judy, Moonshine, Funny Folks, Man in the Moon,Will o' the Wisp etc...

(13) The Fly, The Star of Venus, Shew-up chronicle.

(14) pour plus de détails voir Richard D. Altick pages 11 et 12.

Sources

-Diogenes : numéros 54 à 79 + 87 à 105 + 132 à 135 soit 49 numéros soit un peu plus du tiers de la collection complète.

-Watts Phillips : Artist and Playwright by Emma Watts Phillips. London (1891).

- Mark Bryant and Simon Heneage : Dictionnary of British Cartoonists and Caricaturists 1730-1980 . Cambridge (1994).

-M.H. Spielmann : The History of Punch. London Paris Melbourne (1895). Avec une liste de tous les dessinateurs du journal et leur monogramme(s) en index.

-RGG Price: A History of Punch. London (1957).

-H.R.Fox Bourne: English Newspapers. London (1887).

-Mason Jackson: The Pictorial Press, its origin and progress. London (1885).

-Joseph Hatton: Journalistic London. London (1882).

- Augustin Filon: La Caricature en Angleterre. Hachette (1902).

- L.Percy Curtis.Jr: Apes and Angels, the Irish Man in Victorian Caricature. Washington and London (1997).

-Arthur Bartlett Maurice and Frederic Taber Cooper: The History of the Nineteenth Century in Caricature. New York (1904).

-George Du Maurier: Social Pictorial Satire. New-York and London.(1898).

-Graham Everitt :English Caricaturists and Graphic Humorists of the Nineteenth Century. London (1893).

-Brothers Dalziel: A record of 20 years'work in conjonction with many of the most distinguished artits of the period 1840-1890. London 1901. Ce sont les mémoires signées George et Edward Dalziel, deux graveurs qui ont travaillé avec les grands dessinateurs et illustrateurs de l'époque.

- The Life and Adventures of George Augustus Sala Written by Himself. Londres Paris et Melbourne .1896. 3° édition. Autobiographie d'un écrivain qui, après s'être essayé au dessin, a écrit des œuvres de fiction, des essais, des récits de voyage et des articles pour le London Illustrated News et le Daily Telegraph.

-Patrick Leary : The Punch Brotherhood . The British Library. 2010.

-Richard D.Altick: Punch:The Lively Youth of a British Institution.1841-1851. Ohio State University Press. 1997.

Dessins de Bennett
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