Comment vous est venue la passion pour les jeux anciens ?
AL : Un intérêt assez général pour les antiquités m’avait amené à fréquenter brocantes et salles des ventes, où je chinais meubles et objets anciens…et ainsi il y a quarante ans dans le même week-end je faisais l’acquisition d’une grande malle de jeux de société et d’un coffret de jeux réunis… le début d’une collection ! je complétais peu à peu par les jeux que l’on trouve communément, dominos, nain-jaune et jeux de l’oie… sans dessein précis. J'achetais un peu tout ce qui avait trait à l’enfance, livres et jouets, poupées et voitures… je n’ai vraiment pris conscience de l’étendue du domaine qui m’intéressait qu’avec la naissance des sites de vente en ligne, m’inscrivant dès 1999 sur ebay ! J’ai alors essayé de me limiter aux jeux de société antérieurs à la première guerre mondiale…
La révolution industrielle, c’est aussi la révolution des jeux de société ?
Au milieu du XIXème siècle, beaucoup de fabricants de jeux étaient des « ouvriers en chambre ». En 1860 Léon SAUSSINE succède à DURU en reprenant le bail de son appartement, fabrique et habitation sont imbriqués, la matière première est achetée au jour le jour, les ventes sont incertaines. Pour les jeux en cartonnages le fabricant doit collaborer avec les artistes, les imprimeurs et typographes… ce n’est qu’à la toute fin du siècle que les machines à vapeur équiperont les ateliers d’éditeurs comme Mauclair-Dacier. Nous avons en fait peu d’éléments sur la quantité des productions de jeux tels que ceux que nous collectionnons. La lithographie fournit des images qu’il faut coloriser au pinceau ou au pochoir, la chromolithographie n’est utilisée pour les jeux qu’en fin de siècle (1885 ). Les nouveaux procédés d’impression ont bien entendu aidé à augmenter la production.
Au XIX ème quels types de jeux rencontre t-on le plus souvent ?
Au début de ce siècle le domaine des jeux est affaire d’adultes, on joue en bonne société avec peu d’accessoires …ce n’est qu’à partir du milieu du siècle que les jeux de cartonnage apparaissent, et que l’on s’intéresse à l’enfant qu’il faut éduquer. On ne parle ici que de l’enfant de la bourgeoisie aisée, jeux et jouets en raison de leur coût ne sont pas à la portée des masses laborieuses. La période du Second Empire apparait comme l’âge d’or des jeux de société en cartonnage et dans ce domaine les fabricants français feront preuve d’une grande créativité, avec des productions raffinées et soucieuses de l’esthétique. Les jeux les plus courants sont les jeux de cartes, le cheval blanc, le nain-jaune, les jeux de loto, les cubes et constructions pour les enfants. La diversité n’apparait vraiment que vers 1890, avec l’émulation nourrie par la concurrence entre les éditeurs et les importations massives de jeux allemands.
Quelles sont les maisons d’édition de jeux les plus dynamiques dans ce secteur ? on a affaire à une vraie spécialisation ?
L’annuaire officiel des jouets, jeux de 1897, que l’on peut consulter sur gallica.bnf.fr donne la liste des fabricants parisiens, et elle comporte près de 80 pages ! on peut y voir des fabricants très éclectiques et d’autres à production unique (balles en papier, peignes pour poupées…). Le dictionnaire Theimer donne des renseignements sur une cinquantaine de fabricants… Mais le collectionneur s’intéresse d’abord aux jeux qu’il a pu acquérir, et la liste devient vite très restrictive.
L’on citera d’abord DURU (1841-1864 ) dont l’entreprise est rachetée par Léon SAUSSINE, le fabricant le plus connu puisque sa famille fera perdurer l’entreprise jusqu’en 1968. Cette maison déposera des brevets (1870 jeu magnétique, 1897 théâtre d’ombres…). Les jeux de la première période sont signés « L. Saussine ». Par la suite l’on aura « Saussine éditeur », un casse-tête pour les collectionneurs pour dater les jeux d’une production étendue sur un demi-siècle avec reprises, rééditions… Charles Watilliaux (Wx ) qui succède en 1874 à la maison Coqueret est un producteur attachant par sa créativité et la qualité de ses jeux. La fabrique est reprise en 1908 par la société Revenaz et Tabernat. Ancien employé de Watilliaux, Lucien Maucler fonde la société Mauclair-Dacier (MD) en 1893. Cette société aura une production très diversifiée comme le montre son catalogue de 1898, crée une nouvelle usine et se s’associe en 1904 avec Simonin-Cuny (SC), Perret, Delhaye Frères, Wogue et Lévy, pour former « Les Jeux et Jouets Français », qui perdurera jusqu’en 1930. Citons également la société NK Atlas formée par Nicolas et Keller, dont l’activité sera continuée après 1925 par Georges Bonnet (GB) et hors de Paris la société lorraine Villard&Well.
Les fabricants cités exerçaient à la fin du XIXème et au début du XXème, ce sont ceux dont on trouve aujourd’hui le plus facilement des jeux pour alimenter les collections. Il y a d’autres éditeurs dont on a réuni des jeux mais dont on ne sait rien faute de sources documentaires (HC, Bussière…)
Les jeux s’adressent en priorité aux enfants ?
Si au début du siècle les jeux sont surtout pour les adultes avec parfois des mises d’argent, dans la seconde moitié les jeux pour la jeunesse apparaissent, avec souvent un souci éducatif. Certains jeux se voulant instructifs en perdent parfois tout le côté ludique. Les lotos illustrés abordent tous les thèmes : histoire et géographie, découvertes, colonies, flore et faune, musique… Les plus petits jouent avec des lotos d’images ou alphabétiques
L’illustration dessinée joue un rôle fondamental dans cette production…Quels sont les illustrateurs les plus connus que vous avez repérés ?
C. BOMMIER a réalisé entre 1850 et 1862 plus de 150 planches pour illustrer les jeux de Nicolas ROUSSEAU, réputé pour la qualité de ses productions. La signature de Bernard COUDERT se retrouve sur plus de 250 planches de jeux réalisées entre 1854 et 1890 ; il a travaillé notamment pour Narçon, A. Lion, Saussine, etc. Louis Villeneuve a édité pour son propre compte et pour Coqueret. Le caricaturiste Léonce SCHERER (1827-1876), connu pour des dessins sur la Commune à Paris conservés au musée Carnavalet, a réalisé des planches de jeux de lotos comiques (Saussine). La signature Ludovic (Ludovic LEVY ?) est bien connue des collectionneurs de jeux MD ou Saussine. Au début du XXème siècle, citons A. VION et E.SERRE qui réaliseront des planches pour les éditions Saussine ( jeux de l’oie, lotos comiques…). Des caricaturistes de talent qui ont illustrés des jeux comme « les dominos amusants » de Coqueret ou « les départements en caricatures » ne sont malheureusement pas identifiés…
Les illustrateurs de jeux s’inspirent de l’actualité : évènements politiques, conflits, évènements sociétaux, faits divers. Le jeu de l’oie est sans doute celui qui a donné lieu au plus grand nombre de versions liées à l’actualité, celles-ci étant publiées sur les gazettes (alliance franco-russe, affaire Dreyfus, etc.)
L’Histoire et la Guerre semblent avoir particulièrement nourri l’imaginaire des créateurs de ces jeux…
Les jeux sont le reflet de la société et évoluent avec les mutations de celles-ci , et chaque jeu a son histoire à partir d’une origine parfois lointaine et peu connue…Le « jeu du renard et de la poule » pratiqué au XVIIème et qui opposait le goupil à 13 poules évolue au fil du temps et deviendra le jeu d’assaut opposant 24 attaquants à 2. Le tablier de ce jeu sera illustré pour évoquer l’assaut de Silistra (1828), le siège de Sébastopol (1855), la révolte des Cipayes (1857), la reconquête de l’Algérie, la guerre du Transvaal, la campagne de Madagascar etc., ce qui n’empêchera pas SAUSSINE d’en revenir au Jeu des Poules et du Renard
Les jeux du XIXème semblent nourris d’une culture très vaste. Ils visent à amuser autant qu’à éduquer. A faire réfléchir aussi ?
On a vu que les jeux de la première moitié du XIXème s’adressaient aux adultes et étaient destinés au divertissement, ce qui n’exclut pas la réflexion pour les jeux tels que les échecs. Ce n’est que lorsque l’on s’est préoccupé davantage de l’enfant que des jeux plus ou moins éducatifs sont apparus. Le côté instructif n’est parfois qu’un prétexte, les lotos dits multiplicateurs ou calculateurs n’invitent qu’à des opérations simples, les lotos de langues vivantes ne proposent que la traduction de quelques mots d’usage courant. Les lotos à thème historique se contentent souvent d’une chronologie des rois de France ou de quelques faits épiques. Citons toutefois un loto de A. LION dont les 24 cartons constituent un vrai livre d’histoire illustré. Le questionnaire universel de Pfeiffer breveté en 1849 propose 640 questions très diversifiées. Celles du « jeu des dates et faits mémorables de l’histoire du monde » de H. C. laisseraient dubitatifs bien des adultes d’aujourd’hui !
Trop souvent dans l’ombre du jouet, le jeu de société n’a pas bénéficié d’autant d’intérêt ni d’études. Il n’y a pas en France un vrai « Musée du Jeu » pour conserver et mettre en valeur ce patrimoine, dont l’essentiel est détenu au travers de collections particulières. A la question « où voir ces jeux ? » il n’y a pas de réponse satisfaisante, et pour cette raison j’ai créé le site www.jeuxanciensdecollection.com sur lequel je présente un éventail de jeux classés par éditeur ou par type. Simple collectionneur et non historien du jeu, mes connaissances se limitent aux observations que j’ai pu faire en manipulant ces boîtes, découvrant évolutions, actualisations, rééditions, imitations, toutes choses qui alimentent les articles publiés sur le site. Pour de plus amples connaissances sur le sujet, on peut se référer par exemple aux ouvrages des éditions GPFM (en lien sur le site)
Propos d'Alain Rabussier, recueillis par Guillaume Doizy