Vous venez d’inaugurer une grande exposition « Dorville » au Musée des Beaux-Arts de Beaune. Comment est né le projet ?
Le projet d’exposition est né à la suite de la redécouverte du fonds d’atelier de Noël Dorville (Mercurey, 1874 – Cosne-sur-Loire, 1938), donné par sa veuve en 1943 au Musée des Beaux-arts de Beaune. Ni inventorié ni étudié pendant de nombreuses années, le fonds a commencé à être épisodiquement traité par des stagiaires en 1996 puis à la fin des années 2000. Ce travail scientifique, long et complexe, a pris une dimension nouvelle lorsque nous avons pu nouer des contacts avec les descendants de Noël, notamment son petit-fils, Emmanuel Jacquin Dorville, qui a joué un rôle majeur dans l’identification des œuvres et la connaissance de ce dessinateur de presse qu’est Noël Dorville. Les fonds Dorville – Noël mais également son fils Jean, peintre, et son petit-fils, Gérard, dessinateur de BD – ont ensuite pu être complétés grâce à des dons de la famille aux Archives et aux Musées municipaux, qui ont souhaité co-organiser une exposition mettant en valeur ces dons successifs. Beaune est devenue un pôle de ressources fondamental et incontournable dédié à cette dynastie d’artistes.
Quelle formation suit ce dessinateur avant de devenir professionnel ?
Après ses études à Chalon-sur-Saône puis au lycée Condorcet à Paris, Dorville suit une formation artistique à l’Académie Julian, auprès notamment du peintre académique William Bouguereau. Il poursuit ensuite sa formation dans des ateliers d’impression d’affiches et de dessins de mode ; c’est sans doute à ce moment-là, à la toute fin du XIXe siècle, que son intérêt pour la presse, l’impression et l’édition apparait. Il complète cet apprentissage en 1905 auprès du dessinateur de presse Paul Renouard avec qui il partage cette intelligence d’observation et cette sensibilité à capter une physionomie et un caractère en quelques coups de crayon.
On associe en général le dessinateur « Belle Époque » à la presse satirico-politique, avec des titres comme Le Rire, l’Assiette au Beurre, Le Charivari ou encore Le Journal amusant auxquels a participé Dorville. On ne peut pourtant pas résumer Dorville à ces collaborations « satiriques »… Vous le qualifiez par exemple de « reporter »…
En effet, si en début de carrière, c’est-à-dire vers 1900 – 1904, il collabore avec de nombreuses revues satiriques et réalise des dessins à la veine comique et moqueuse, très vite Noël Dorville se spécialise dans un dessin d’illustration qui commente une actualité et dans lequel la dimension ironique est de moins en moins prégnante. En parallèle, il commence à travailler pour la présidence de la République et pour des Ministères qui lui confient des missions. Ainsi devient-il une sorte de dessinateur - reporter officiel, couvrant des événements politiques et des rencontres diplomatiques. On lui doit par exemple une kyrielle de dessins relatant la mise en place de l’Entente cordiale, cette alliance entre l’Angleterre et la France en 1904.
Peut-on classer politiquement Dorville ? Quand il dessine pour le Charivari ou L’Indiscret après 1900, il fait preuve d'une profonde hostilité envers la politique anticléricale d’Émile Combes ou même envers Jaurès…
Oui, dans les années 1900 – 1905 ses cibles politiques préférées sont Jaurès, Combes ou encore le ministre radical Pelletan. Mais pour être tout à fait exact on peut relever que Dorville égratigne de la même façon le bonapartiste Paul de Cassagnac, le socialiste Guesde ou le radical Caillaux. En réalité, son sujet de prédilection est de ridiculiser, avec un humour bon enfant, le personnel politique, mettant en avant la légèreté, la désinvolture, les compromissions et faux semblants de ce dernier. Il aime présenter le fonctionnement de la vie politique comme un spectacle, dans lequel chacun occupe un rôle. En bref, pour Dorville, les discours au parlement se réduisent souvent à une succession de numéros de cirque ! Mais cela n’empêche pas Dorville d’être profondément républicain ; il ne remet pas en cause dans ses dessins la République parlementaire. Ajoutons que si lors de sa première participation à L’Assiette au beurre en 1901, il adopte le ton subversif de cette revue, cette position affirmée contre la société bourgeoise matérialisée par l’Eglise, la Justice et l’Armée ne semble être celle qui correspond à l’artiste. Le dessin partisan n’est pas sa priorité. Très vite Dorville se spécialise dans les portraits d’hommes politiques en action, par exemple à la tribune de la chambre des députés ou du Sénat. Il possède un talent certain pour saisir le geste oratoire, la gestuelle expressive d’une personne en pleine démonstration intellectuelle. Cela explique sans doute qu’il ait très souvent au cours de sa carrière croqué Jaurès, Clemenceau ou Briand, reconnus pour leur talent oratoire et leur force de conviction.
Enfin, si nous ne possédons pas de document permettant de situer politiquement l’artiste et si ce dernier n’a pas précisément exprimé son opinion, on peut toutefois dire sans risques que Dorville est un dessinateur de presse plutôt conservateur. Il n’est en aucun cas un artiste épris d’indépendance, un justicier voulant par ses dessins révolutionner la société.
C’était un formidable portraitiste, un caricaturiste au sens premier du terme…
En effet, Dorville possède ce talentueux coup d’œil qui lui permet de saisir un caractère en quelques coups de crayon. C’est dans l’instantanéité, dans la spontanéité que l’artiste se révèle le plus séduisant : tel l’appareil photo d’un paparazzo, il capte et fixe avec génie les expressions, tics et gestes des grandes figures des mondes politique, judiciaire ou militaire. Parfois, pour parvenir à ses fins, l’artiste opte pour une déformation des traits. Ainsi, voit-on Camille Pelletan affublé d’une pilosité abondante exagérée. Dans ce type de dessins, Dorville ajoute très souvent une courte légende humoristique, afin de renforcer le caractère comique.
En définitive, la manière de l’artiste hésite entre un parti pris légèrement caricatural et un dessin plus réaliste et travaillé. Les albums Clemenceau, Briand, Foch, Lyautey, qu’il réalise dans une veine réaliste et hagiographique à la fin de la Grande guerre, sont une opportunité incroyable pour capter les harangues redoutables de Clemenceau appelant à lutter contre l’ennemi, le talent et la fougue de Briand ou l’inclination de Lyautey au mouvement et à l’action.
C’est ainsi qu’il faut définir Noël Dorville : un chroniqueur de la vie politique française pendant vingt-cinq ans grâce à ses centaines de portraits parlementaires, auxquels il confère le plus souvent une charge légère, non agressive et un ton comique.
Propos de Laure MENETRIER, recueillis par Guillaume Doizy
Ses contrats avec les journaux ont-ils été conservés ? Si oui, que nous apprennent-ils sur ses relations avec les rédactions ?
Les recherches ne font que commencer à ce sujet : l’étude de sa carrière et tout particulièrement le recensement des nombreuses collaborations avec des organes de presse sont loin d’être achevés. Rappelons que cette exposition est la première exposition posthume consacrée à l’œuvre de Dorville . Surtout elle est le premier travail scientifique et la première interprétation proposés sur cette œuvre. Avec les trois autres co-commissaires d’exposition, nous savons que nous devons rester modestes : il reste encore de très nombreux domaines à approfondir pour avoir une meilleure vision d’ensemble d’un artiste à l’immense créativité et à la carrière protéiforme. A ce sujet, il n’est pas inutile de rappeler qu’il ne fut pas que dessinateur de presse et reporter officiel pour des Ministères mais également dessinateur judiciaire couvrant notamment plusieurs procès de haute trahison après la grande guerre.
Dorville, décédé à Cosne-sur-Loire, a-t-il dessiné dans la presse de province et notamment en Bourgogne ?
Là non plus il ne semble pas y avoir d’exemples recensés de ce type de collaboration avec la presse de province. A creuser…
Il est intéressant d’étudier un dessinateur de presse au travers de ses réseaux de sociabilités, des associations qu’il fréquentait, des salons auquel il participait en espérant réussir en tant qu’artiste…
C’est un pan de sa carrière que nous commençons à bien documenter. Noël Dorville a été proche de plusieurs dessinateurs de presse, tels Charles Léandre avec qui il crée la revue humoristique Le Clou en 1900 ou Paul Renouard, déjà cité, avec qui il couvre l’affaire Humbert en 1903. Mobilisé durant la Grande guerre, il rejoint le service topographique du gouvernement militaire de Paris et devient dessinateur sur le terrain : il fait la connaissance des artistes Henry Cheffer et Othon Friesz, avec qui il se lie d’amitié.
Par ailleurs, nous savons qu’il expose en 1907 à la société nationale des Beaux-arts puis au Salon des humoristes. Il reste à travailler plus en détails sur ces expositions de dessinateurs humoristes pour voir si la présence de Dorville est récurrente ou pas.
Propos de Laure MENETRIER, responsable des Musées de BEAUNE, recueillis par Guillaume Doizy