Luz et Mahomet : le pouvoir de la caricature en question

Les récentes déclarations de Luz ont suscité nombre de commentaires de journalistes et de dessinateurs. Luz explique ne plus vouloir dessiner Mahomet, comme il avait décidé, il y a quelques années, de ne plus dessiner Sarkozy après en avoir fait sa cible numéro un. C’est bien sûr à Luz et à lui seul de décider de ce qu’il a envie de dessiner ou non, et la tragédie associée aux caricatures de Mahomet pèse d’un poids terrible sur cette décision. Difficile de discuter de tout cela.

Mais au-delà du drame, un aspect de la question nous intéresse : la relation ambiguë que le dessinateur entretient avec les personnages ou les types qu’il représente. Dessiner l’autre, c’est bien sûr le faire exister, même si la charge se fait violente, et même d’autant plus que la charge se fait violente. Depuis la fin du XIXe siècle, certaines vedettes de la vie politique apprécient de se faire caricaturer, car cela traduit pour eux l’accession à une certaine notoriété. Dans les situations de crise, quand les États se posent la question du contrôle des images comme en temps de guerre par exemple, le traitement caricatural de l’adversaire est rarement laissé au hasard et laisse percer ce type d’interrogations sur le « pouvoir » de la caricature.

La censure pendant la première guerre mondiale s’est bien sûr d’abord donné comme objectif de ne pas laisser passer de messages hostiles à la guerre, même si peu de dessinateurs en France notamment, se sont montrés réticents au conflit. Au-delà de la question des informations stratégiques et militaires, celle de la représentation de l’autre n’a pas été absente des phénomènes de censure. Le fameux « bourrage de crâne » des premiers mois remplit un vide mais pose rapidement problème aux autorités. Laisser passer des textes ou des images qui détaillent les atrocités commises par l’adversaire ne risque-t-il pas de susciter l’épouvante et la démoralisation, plus que la colère et l’envie de se battre ? Présenter l’allemand comme un barbare coupeur de main d’enfants, c’est souligner sa force, sa capacité à dominer et peut-être à gagner la guerre.

On peut faire le raisonnement inverse, mais finalement fondé sur le même mécanisme en ce qui concerne la caricature antisémite. Quand on veut susciter la haine d’un adversaire quasi invisible et inexistant, il faut bien lui donner corps, le rendre tangible. A force de répétition, la caricature laisse entendre que le juif est partout, qu’il est à l’origine de tous les maux, qu’il vous guette même chez vous. La caricature semble avoir parfois le pouvoir de faire d’un mythe une réalité. Est-ce toujours le cas ?

Alors, la presse a repris à l’envie cette déclaration de Luz : « je ne dessinerai plus le personnage de Mahomet, il ne m'intéresse plus. Je m'en suis lassé, tout comme de celui de Sarkozy. Je ne vais pas passer ma vie à les dessiner. » Luz avait « cessé » de caricaturer Sarkozy à un moment de dégoût généralisé pour le président de la République alors massivement rejeté, mais toujours autant omniprésent dans les médias et finalement peu fragilisé par le rejet de l’opinion. Continuer à dessiner un personnage omniprésent revenait à entrer dans son jeu, et à renforcer cette capacité à se démultiplier à l’infini dans la presse, à faire l’actualité plutôt que la subir. En prenant cette décision, Luz posait déjà le problème de la relation du dessinateur avec sa cible et finalement du rôle de la caricature, de ses conséquences collatérales. Quelle actualité évoquer, dans quelle but ? Celle filtrée et construite par les « grands » médias auxquels le dessinateur de presse devrait en quelque sorte se soumettre ? Pourquoi et comment caricaturer Sarkozy ? Pour faire rire ? Pour dénoncer sa politique ? Pour participer à son affaiblissement et à son rejet ? L’omniprésence caricaturale ne risquait-elle pas au contraire de « grandir » Sarkozy, sinon de le faire passer pour un martyr ? De son côté, le dessinateur Cardon (du Canard enchaîné) a choisi depuis bien longtemps de ne plus représenter les hommes politiques que de dos, dans une sorte de déni très fort et très original, mais ambigu, puisqu'il les met en scène quand même !

La décision de Luz traduisait en fait probablement le sentiment d’impuissance et de dégoût du dessinateur « engagé » et pas seulement commentateur, face à une cible centrale et détestée, mais finalement jamais vraiment atteinte. Quand les dessins se multiplient sans atteindre leur cible, comment continuer son travail ? Il faut d’ailleurs se rappeler qu’avant l’élection présidentielle de 2007, quasiment 100 % des dessinateurs en France étaient hostiles à Sarkozy. Pendant les deux ans qui ont suivi l’accession de Sarkozy à la présidence de la République, la caricature n’a cessé de pilonner le président sans parvenir à atteindre en quoi que ce soit sa popularité. La montrée de l’extrême droite en France ces dernières années, alors que la majorité des dessinateurs de presse lui sont hostiles, prouve là encore l’influence probablement nulle du dessin de presse sur les consciences, du moins du dessin de presse « faible », c'est-à-dire peu présent dans les médias, comme c’est le cas aujourd’hui.

Luz a-t-il raison de faire une analogie entre Sarkozy et Mahomet, dans sa décision d’arrêter de dessiner le second, comme il l’a fait pour le premier ? Si Luz peut aligner des centaines, sinon des milliers de dessins visant Sarkozy, à peine quelques dizaines concernent Mahomet. « Je ne vais pas passer ma vie à les dessiner » dit-il. Il faut croire que la résonance collective et historique des dessins figurant Mahomet vaut le nombre en ce qui concerne Sarkozy. C’est bien possible. Après tout, quelques dessins de Mahomet ont plus eu d’impact sur la société (par les actes qu’ils ont suscité) que les dizaines de milliers de dessins mettant en scène Sarkozy.

N’empêche, certains suggèrent qu’il s’agit-là d’une victoire des islamistes radicaux…

Mais victoire sur qui ? Sur le dessinateur seul ? Dans une période de montée des intégrismes religieux en général et de l’intégrisme islamiste en particulier, continuer à dessiner Mahomet semble avoir perdu tout son sens. Non seulement les « caricatures » de Mahomet n’ébranlent en rien les intégristes, mais elles ne s’accompagnent pas non plus d’un élan de la société vers plus de laïcité, un élan qui chercherait à remettre les religions à leur place, c'est-à-dire dans l’espace privé. Un élan qui porterait et "protégerait" le dessinateur de presse, victime des menaces terroristes.

Le dessinateur « combattant » qui n’est porté par aucun véritable mouvement d’opinion et suscite même plutôt réserve et hostilité, se retrouve résolument bien seul…

Un bémol tout de même quant à la déclaration de Luz. Comme on l’aura remarqué, Charlie Hebdo a récemment publié en « une » une caricature de Luz visant… Sarkozy (numéro du 1er avril 2015). Gageons hélas que l’actualité mondiale confrontera de nouveau Luz à la question de la représentation de Mahomet, comme elle contraindra également les autres dessinateurs de presse et les lecteurs que nous sommes à s'interroger encore et encore sur le sujet.

Guillaume Doizy

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