(iconographie en fin d'article)
Le rire d'un homme : il tient entre ses doigts un cigare, marque Tignous, et entre les mains Le Rictus. Ce dessin fait la une d'un journal humoristique titré... Le Rictus. Démarche auto-promotionnelle, auto-médiatisation, mise en abyme, poupées sinon russes du moins autrichiennes, il n'est pas rare que ce procédé soit utilisé dans la presse satirique. Le journal viennois Die Muskete nous montre, dans son numéro du 28-06-1906, deux hommes à lunettes, l'un deux commente très sérieusement un article de ce même journal, l'autre, gai comme un croque-mort, vêtu de noir, écoute. Récidive le 15 janvier 1914 avec un policier prussien qui porte sous ses bras femme, cochon et Die Muskete: les temps sont tristes, il faut bien faire rire.
Pendant la première guerre mondiale, le journal va utiliser cette auto-publicité dans 78 numéros, du 24 septembre 1914 au 7 juin 1917. Marchands d'obus, marchands de papier, on fait feu de tout bois; dès le 25 mars 1915, une série de 6 cartes postales dessinées est proposée aux lecteurs.
Fermons le tiroir-caisse, et dénudons l'autre nerf de la guerre: la propagande; il faut faire pénétrer le message dans les cervelles, être aussi perforant que le foret qui perce le crâne du lecteur de la revue Le Foret. Les combattants comme les civils sont visés. Il s'agit d'être efficace, le dessin est abandonné au profit de la photographie. Die Muskete ne publie de photos ni avant la guerre ni dans l'immédiat après-guerre. Le réel chasse l'imaginaire fantaisiste. Il faut faire croire à l'objectivité de l'objectif. Le poids des photos; de une à six par numéro, en tout 152, sont publiées, elles montrent le journal et quelquefois ses collaborateurs.
Qui fait sortir le petit oiseau? Sur la première photo figure Rudolf Balogh, photographe du service de presse des armées, l'arroseur arrosé. Les soldats, sous-officiers, officiers ne mitraillent pas que l'ennemi. A partir du 11 mai 1916 et par 10 fois, il est demandé aux amis qui sont sur le champ de bataille de cesser leurs envois; abondance et manque de place. Que ce soit une mise en scène ou non, les lecteurs se battent pour leur journal comme ils se battent pour leur pays. Sur une photo on peut voir 5 exemplaires du journal, sur 2 photos 4 exemplaires, sur 9 photos 3 exemplaires, sur 19 photos 2 exemplaires. Ce sont des exemplaires lus mais d'autres sont posés sur les tables, tentateurs, prêts à être pris en main. Certains tapissent les casemates et le mess des officiers et côtoient parfois un portrait de François-Joseph. Une collection du journal est collée sur une colonne Morris dressée vers le ciel, fusée qui va lancer son message sur tous les fronts. Die Muskete se diffuse par téléphone ( numéro du 22-06-1916), mise en abyme de la communication...que d'abîmes.
Les soldats dans les tranchées voient des camarades rire malgré tout, passer du bon temps dans des "petits coins sympas"(1).
" Ah!que c'est bien rire aux éclats
des 210, des 150;
Que c'est bien de n'être pas las,
De sourire dans la tourmente"
Apollinaire continue par un 'Riez poilus!" (25).
Familles, voyez, nos soldats gardent le moral, comme eux sachez vous détendre, lisez, riez. "Le rire, c'est le soleil, il chasse l'hiver du visage humain", écrit Victor Hugo lorsque Cosette rayonne de bonheur. Nous ne rappellerons pas Forain et sa légende trop souvent citée sur "les civils".
Die Muskete unit fraternellement tous ceux qui le lisent : deux ou trois têtes se penchent sur un même journal, la main, le bras se posent sur l'épaule ou le genou du camarade, le journal rapproche deux corps (en maillot de bain?) sur une plage de l'Adriatique, Georges Brassens pourrait chanter qu'ils passent leur guerre en vacances. Deux poilus font le lézard sur le toit d'un abri, savourent les longs loisirs. On abandonne la lecture de son propre exemplaire pour partager le rire des camarades. On s'organise en pyramide pour que 8 personnes puissent lire ensemble un seul journal. Les soldats, sous-officiers, officiers sont tous lecteurs. Les infirmières, les médecins et les blessés pouffent, au front, même les chevaux et les chiens lisent: Die Muskete ou la mascotte des armées. La fraternité s'étend jusqu'au prisonnier russe qui sourit de concert avec ses geôliers. Comment ne pas penser à la tête d'Apollinaire entourée d'un bandage en découvrant le pansement autour du crâne de l'homme qui lit Die Muskete sur la photo du 01-02-1917. Une photo qui réunit pas moins de 17 soldats nous rappelle la cabine de bateau surpeuplée des Marx Brothers dans Une Nuit à L'Opéra ou un dessin pléthorique de Dubout. Tous ensemble...
Être perpétuellement en compagnie est aliénant, on y perd son individualité, l'intimité est impossible. Die Muskete apporte un remède. Le lecteur s'isole du groupe, il ne fixe pas l'objectif comme les autres, ou s'il le fait c'est qu'il a été surpris dans sa lecture, on dérange peut-être. Dans une tranchée, au pied de son canon, dans la nacelle de son zeppelin qui l'emmène vers un ciel que nous refusons de numéroter, dans une casemate ou dans un mess, le combattant lit, creuse son trou; assis dans la neige, Die Muskete lui tient chaud au... cœur. Seul, il ne rit jamais, au mieux il sourit, il réfléchit et médite le plus souvent, une autre façon de communier avec les autres. Ne pas mourir idiot.
Sous un dessin de Métivet daté du 06-10-1917, publié dans Le Rire Rouge, la légende indique que la direction supérieure des armées allemandes enjoint aux quotidiens de publier des caricatures. Information véridique ou canard, il n'en reste pas moins que le crayon du dessinateur est une arme, rapprochement évoqué dans beaucoup d'articles ou de livres (2), un des derniers en date est l'anthologie de dessins envoyés par des enfants à Charlie-Hebdo pour l'événement que vous savez.
Comme La Baïonnette, le titre "Die Muskete" est déjà une arme: il signifie "Le Mousquet". Les engins que tiennent à la main les 4 soldats albanais dans le numéro du 06-07-1916, s'ils ne sont pas des mousquets, ne semblent pas avoir été exposés au dernier salon de l'armement. Un des deux soldats allemands qui leur tient compagnie lit Die Muskete : 4 fusils pour un journal, c'est dire la force de frappe de la satire. Sur une photo du 02-03-1916, deux artilleurs posent devant un long canon dressé vers le ciel, rien du crapouillot (27). Les servants fixent l'objectif, ils ne lisent pas mais tendent entre eux deux le journal, le canon est le seul lecteur; le journal, le canon, deux armes, même combat. Même rapport entre l'obus et Le Mousquet sur une photo du 09-12-1915. Deux artilleurs lisent un exemplaire, deux écoutent, un troisième, la jambe gauche en avant, viril, tient dans ses mains un obus, " Obus-Roi" (26), qui va transpercer le centre du journal avant de pénétrer dans la culasse du canon. Difficile de soutenir que ces photos sont des instantanés, qu'elles sont prises sur le vif.
Si Le Mousquet est une arme, il est aussi un officier: deux lieutenants des dragons attablés dans une tranchée se font tirer le portrait, leur buste au-dessus de la table, à leurs pieds, de belles bottes de cuir, des bottes qui ne pourriront jamais au champ d'honneur: des Thénardier détrousseurs dépouillent les cadavres et les déguisent en va-nu-pieds. Les bottes font partie du vocabulaire des dessinateurs français: Benjamin Rabier, par exemple, fait s'esclaffer "le Coq gaulois, l'Ours russe, le Léopard anglais et le Lion belge....devant la lourde botte prussienne qui voulait tout écraser et qui s'est usée elle-même" (3). Assis à la gauche des deux lieutenants, Die Muskete n'a pas de bottes mais les pieds de la table sont ses jambes, un bout de pieu lui sert de tête et la page de couverture figure sa poitrine.
Le journal ne combat pas uniquement avec son encre et son crayon, plusieurs de ses écrivains et dessinateurs, ceux qu'il appelle ses" mousquetaires" sont au front.
L'écrivain Oscar Pöffel pose devant son avion(4), Robert Holbaum, l'auteur du poème Die Mutter (La Mère) (5) est devenu un citoyen allemand compromis avec le troisième Reich. On peut voir le portrait dessiné de Franz Xaver Kappus (6), l'écrivain à qui Rilke adressera ses "Lettres à un jeune poète".
On ne distingue pas très bien le dessinateur Joseph Danilowatz sur la photo du 10-15-1916 mais on peut voir deux caricatures de lui expédiées du front (7). Fritz Schönpflug fait parvenir sa caricature (8) et sa photo (9). Willie Stieborsky est photographié le crayon à la main (10). Karl Alexander Wilke envoie sa photo avec ses amitiés (12). Un portrait dessiné de Heinrich Krenes est transmis de Sibérie depuis son camp de prisonnier (11).
Ceux qui combattent sur le front ne sont pas dupes de ces mises en scène, de cette propagande, mais, les journaux des tranchées le prouvent, tout ce qui aide à prendre ses distances, à rester un être humain dans cet enfer, est le bienvenu. Survivre. Garder le moral pour soi et les siens. Les lettres des poilus à leur famille minimisent souvent les dangers, ne pas inquiéter. Die Muskete s'emploie à faire voir la vie en rose. Les combattants ont assez de musique en eux pour faire danser la guerre, pour paraphraser Céline. Une guitare est accrochée à côté des fusils, la musique aussi est une arme, guitares, accordéon, violon sont orchestrés. On vit dans le confort, du moins les officiers, fauteuils, lits, tables de nuit, lampes de chevet, plantes vertes, jeu d'échecs, coiffeur à domicile. Noël est fêté, les sapins sont illuminés, 32 wagons apportent un demi-million de bouteilles d'alcool sur le champ de bataille (13). Cocagne. Au mess comme dans les tranchées, la table est dressée, on pique-nique, on fume, bière et vin réjouissent le cœur de l'homme. Est-ce une contre-propagande? une réponse aux dessins du Rire Rouge et de La Baïonnette ?
Avec une belle constance, les dessinateurs français se plaisent à souligner que les "boches" meurent de faim. S'il se rendent, ils auront à "bouffer" nous écrit Radiguet sur une carte postale d'octobre 1914. Capy nous montre un soldat allemand cherchant à manger dans une poubelle, "la faim justifie les moyens"(14). Rouff dessine des allemands gros de dindes, de poissons et de desserts qui finissent squelettiques nourris aux vers de terre et racines de pissenlit (15). Nob leur fait danser la capucine," y'a pas de pain chez nous...."(16). Emmanuel Huard fait combattre un allemand et un porc pour la dernière pomme de terre (17). Le Kaiser se goinfre pendant que son peuple crève de faim(18). Nous pourrions picorer d'autres exemples, il n'en manque pas. La propagande allemande sert le même plat. Sur une carte postale de 1914 légendée "un barbare allemand", un soldat fait déjeuner un enfant français affamé, sourire général, attendrissement. Cette carte est à deux coups, elle répond à la fois à la barbarie et à la faim allemandes. Mais, fin 1916, tout est débarrassé: plus de tables, plus de nourriture ni dans les dessins du Rire Rouge et de La Baïonnette ni sur les photos du Muskete; toutefois dans un dessin daté du 28-06-1917 la Grande-Bretagne est dévorée par la faim, peut-être pour montrer qu'elle est encore plus affamée que l'Allemagne. Dans les deux pays le thème parait en général évité, du moins dans les collections consultées.
Métivet lie lui aussi le thème de la barbarie et de la nourriture: un soldat du Kaiser, pillard, traîne, dans un paysage rouge sang, une femme par les cheveux et un enfant par le pied, un chapelet de saucisses en bouche et des bouteilles pleins les poches(19). La propagande ne craint pas la contradiction: le "boche", s'il est affamé, est aussi un goinfre qui s'empiffre, ripaille et se gave, un symphoniste de la charcutaille (20). Léandre, dans une double page, fait apporter à une Germania gargantuesque, bock à la main, une nourriture tout aussi gargantuesque (21). Les officiers sont des ivrognes, ils pillent les caves des hôtels, ils s'écroulent ivres-morts (22). Cette fringale de bête qui dévore tout jusqu'à l'indigestion, est étendue aux matières premières, au charbon, à toutes les exploitations (23).
Œil pour œil, Die Muskete a inséré, entre deux numéros avec photos, quatre dessins satirisant la presse ennemie. Les titres des 4 journaux ciblés portent bien leur nom, sont des présages. John Bull, accapareur agressif, protège le coffre-fort de son corps, garde ses richesses dans le Manchester Guardian; l'italien lâche son fusil et s'enfuie du champ de bataille, bonsoir, dans le Corriere de la Sera; le Russkij Invalid est illustré par un soldat russe en déroute, un béquillard clochardisé à la jambe de bois (24); l'Homme Enchaîné de Clémenceau a pour emblème Marianne enchaînée au dos d'un dogue britannique aux crocs agressifs et au collier clouté, avatars bien-sûr d'Europe sur son taureau Jupiter. Il n'est pas rare que la presse satirique allemande représente la France comme la victime des politiques économiques et coloniales d'une Grande-Bretagne impérialiste.
Die Muskete a lancé une offensive générale, air, terre, mer, en multipliant ses photos de propagande, ses exemplaires, ses lecteurs de tous grades, ses armes, obus, canons, fusils, aérostats, avions, navires de guerre; il s'est déployé dans les tranchées comme à 2000 mètres d'altitude, sur tous les fronts, à l'Ouest, à l'Est, sur le Danube, en Bessarabie, en Russie, Pologne et Ukraine, en Albanie. Die Muskete ou le journal satirique universel. Soit! Rallions nous à sa bannière, donnons lui les moyens du cinéma hollywoodien, pour que des Nadar viennois du haut de leur nacelle filment non pas 17 personnes mais des milliers de soldats partant à l'assaut avec Muskete en poche, Muskete au fusil, hurlant le "Chargez" de Vallès (28). Le prisonnier russe et les 4 sapins décorés nous inspirent la séquence finale; panoramique, les poilus fraternisent, comme ce fut le cas parfois à noël, tous morts de rire.
Happy End.
Daniel Dugne
PS: Merci à Jean-François Litalien pour m'avoir aidé à comprendre les textes allemands.
NOTES
1-"gemütliche Ecke" photo du 08-07-1915
2- Entre autres et pour se limiter à quelques exemples :
- The pen is mightier...J.J.Lynx. Lindsay Drummond limited 1946.( pour les non-anglicistes: la phrase complète est: The pen is mightier than the sword, la plume est plus puissante que le glaive)
- La Grande Guerre des Crayons.JP Auclert ; Robert Laffont, 1881.
- Baïonnette aux crayons. JP Auclert, réédition de 2013.
- La Grande Guerre des Cartes Postales, Pierre Brouland, Guillaume Doizy, Hugo Images 2013.
- Quand le crayon attaque, Dixmier, Duprat, Tillier, Editions Autrement, 2007.
- Les crayons de la propagande, Christian Delporte, CRNS, 1993.
3-Le Barbare 22-11-1914. La botte sera ressemelée pour la Deuxième Guerre Mondiale.
4-10-05-1917
5-19-03-1914
6-25-02-1915
7-29-09-1914 + 10-12-14
8-21-01-1915
9-24-06-1915
10- 02-11-1916
11- 01-03-1917
12-30-09-1915
13- les deux seules photos du journal où Die Muskete n'est pas directement mis en page : 31-12-1914
14- le Rire Rouge 29-05-1915
15- Le Rire Rouge 20-02-1915
16- Le Rire Rouge 20-02-1915
17-Le Rire Rouge 03-04-1915
18-Le Rire Rouge 17-06-1916
19-Le Rire Rouge 20-03-1915
20-voir La Baïonnette:"Leurs Ventres" 11-11-1915
21-Le Rire Rouge 02-11-1918
22- Le Rire Rouge 12-12-1914 et 08-05-1915
23- "sich verfressen". Le Rire Rouge 02-11-1918
24-le journal militaire Russkij invalid parait à Saint-Petersbourg de 1816 à 1917. Les bénéfices servent à aider les blessés de guerre, la veuve et l'orphelin. (grande encyclopédie soviétique de 1979)
25- Apollinaire: Œuvres Poétiques : Pléiade 1999, page 1031.
"Rire aux éclats", titre d'un journal du front.
Joseph Antoine Cérutti écrivait dans ses Lettres sur les avantages et les origines de la gaîté française.1761 et 1792 (consultable sur Gallica). La gaîté..."est une ressource contre les maux"
26- Apollinaire: Œuvres Poétiques : Pléiade 1999, page 773.Poème épistolaire à André Billy.
Citer un jeu de mots offre un double avantage: l'auteur célèbre sert de paratonnerre au reproche de facilité et vous permet d'étaler votre immense culture.
27- " Virilités du siècle où nous sommes
O canons"
Apollinaire: Œuvres Poétiques : Pléiade 1999. page 262.
28-Pourquoi les soldats allemands et autrichiens ne parleraient pas français?