Tu as co-commissarié une exposition qui se tient actuellement à Strasbourg sous le titre « L’Autre guerre. Satire et propagande dans l’illustration allemande ». Quels sont les objectifs et les moyens de cette exposition ?
L’exposition se tient au Musée Würth France Erstein, dans l’immédiate périphérie de Strasbourg et comporte deux volets. Le premier a été conçu par le Getty Research Institute de Los Angeles, sur la base de ses collections, augmentées de plusieurs prêts américains, mais aussi strasbourgeois. Le second volet, intitulé « L’Autre guerre. Satire et propagande dans l’illustration allemande (1914-1918) » a été développé par les Musées de la Ville de Strasbourg à partir de ses fonds de cartes postales, affiches, dessins et revues provenant en majorité du Cabinet des Estampes et des Dessins, de la Bibliothèque des Musées et du Musée Historique. Nous y avons associé deux autres institutions importantes : Les Archives de la Ville et de l’Eurométropole et la Bibliothèque Nationale et Universitaire. Une section complémentaire, reposant sur une collection privée, donne un petit aperçu de l’art des tranchées. Ce projet était également l’occasion d’un partenariat inédit avec une institution privée qui appartient à l’important réseau de musées de l’industriel et collectionneur allemand Reinhold Würth.
L’objectif principal de cette exposition était de faire connaître ces collections de guerre, et en particulier l’ensemble inédit de cartes postales récemment redécouvert. Nous souhaitions également les inscrire dans une perspective plus globale, celle de la production illustrée allemande durant le conflit, dont elles sont représentatives, afin d’apporter notre contribution aux recherches menées dans le cadre des commémorations du centenaire.
L’opportunité d’une coopération avec le Getty Research Institute a permis de donner une ampleur nouvelle a ce projet, et a soulevé un autre enjeu : celui de parvenir à une articulation harmonieuse et pertinente entre les deux collections. Le volet développé par le GRI propose une documentation de guerre, confrontant la propagande internationale à la production, plus confidentielle, des artistes. Elle est constituée d’estampes, de dessins, d’affiches, de revues et de photographies et développe un point de vue comparé entre les pays belligérants, qui se rejoignent finalement dans le constat de la violence du trauma de guerre par les artistes. Plutôt que de mettre en avant les collections de guerre du Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (qui présente cependant quelques œuvres de Max Beckmann, Fernand Léger, et René Beeh dans la partie américaine) nous avons choisi de développer un aspect particulier de la production graphique de guerre : celle de l’imprimé allemand. Ainsi la première partie se présente comme un point de vue d’ensemble très pédagogique, et la seconde comme l’étude d’un de ses aspects. Elle explore en profondeur le langage graphique qui y est développé, soulignant des continuités, mais aussi des accommodements à la faveur du développement de la propagande, à laquelle certains artistes ont pris part.
C’est à cette partie que j’ai travaillé, avec Bernadette Schnitzler qui en est l’initiatrice, et Florian Siffer chargé du Cabinet des Estampes et des Dessins. Ma contribution au projet a été d’apporter le point de vue de l’histoire de l’art moderne sur ce fonds, et de développer le corpus en direction des revues et affiches. Bernadette Schnitzler a apporté son expertise historique à l’interprétation parfois complexe des documents et Florian Siffer, en plus de rendre ce fonds accessible, a étudié plus précisément le foyer artistique strasbourgeois dans son histoire singulière et ses contradictions. Ce travail à trois nous a permis de croiser les points de vue, afin de trouver un équilibre qui nous semble satisfaisant entre une lecture iconographique et une lecture historique de ces documents. Nous avions en effet estimé qu’une grande partie des recherches existantes sur l’imagerie satirique et de propagande privilégiait l’une ou l’autre de ces approches, avec pour conséquence de susciter une lecture strictement visuelle détachée du contexte de production de ces images, ou une approche beaucoup plus événementielle qui emploie ces objets comme des documents sans prendre en compte leur économie visuelle propre. Cet équilibre a été recherché également dans le catalogue qui associe une contribution de l’un des plus grands historiens de la propagande allemande, David Welch, a celui du spécialiste de l’imagerie satirique allemande Jean-Claude Gardes.

Justement, dans le très beau et passionnant catalogue que tu évoques, il me semble que le terme de "propagande" est un peu abusivement utilisé. Comme si toute production de guerre évoquant la guerre relevait de la "propagande", quelle que soit son commanditaire, son auteur, son mode de diffusion. Une carte postale émise par un éditeur privé qui cherche avant tout à développer son commerce et l'Etat qui viserait à peser sur l'opinion par la diffusion d'affiches illustrées relèverait d'une même nature propagandiste. Je ne le crois pas...
L’utilisation du terme de propagande pose un certain nombre de difficultés dans le contexte de la Première Guerre mondiale en Allemagne car il recouvre une notion encore incertaine et la réalité d’un appareil de communication en cours d’élaboration. Si on l’emploie pour désigner le discours et l’imagerie produits par une instance officielle, elle ne s’applique que partiellement aux objets présentés dans l’exposition. En revanche, si on admet une définition qui y voit une utilisation des moyens de communication de masse dans le but de véhiculer un message contrôlé, il n’y a pas de raison de ne pas considérer la production « spontanée » des éditeurs et des artistes, aussi opportuniste soit-elle. Ces derniers ont intégré le discours d’unité et de mobilisation du Burgfrieden orchestré par Guillaume II et leur production est limitée par la censure. David Welch nous explique par ailleurs que, s’il ne s’est donné que tardivement les moyens de la production de ses propres supports, le Haut commandement de l’armée (Oberste Heeresleitung), a employé dès le début les journaux ou hebdomadaires traditionnels pour diffuser le discours officiel.
En ce qui concerne la formation du langage visuel de la propagande, qui intéresse en premier lieu l’exposition, on observe un développement progressif (certes peu sensible dans le parcours qui privilégie une approche thématique plutôt que chronologique). Après une phase relativement expérimentale, l’iconographie se concentre progressivement sur quelques thèmes. Elle puise en particulier dans le récit historique unificateur que se constitue l’Allemagne depuis 1871 en rassemblant des figures de la mythologie nordique, des emblèmes nationaux, mais aussi des héros contemporains. Elle les traite avec un langage graphique dérivé du réalisme populaire. A côté de ce registre apologétique, qui domine dans le médium de l’affiche, les artistes ont également cultivé le genre satirique, hérité de la tradition du dessin de presse, mais en le faisant épouser un discours simplificateur et en le concentrant sur la seule désignation de l’ennemi. Nous voulons montrer ici que les artistes, venus d’horizons assez divers (publicité, presse illustrée, sécessions), ont largement contribué à façonner cette imagerie, le plus souvent avant-même que les instances officielles ne s’en emparent.

Peut-être justement qu'à ce stade l'introduction de la chronologie permettrait de mieux cerner cette notion de propagande. Sauf à risquer la faillite, un éditeur privé doit en partie répondre aux attentes du public, contrairement à l'Etat ou aux institutions qui n'ont nullement besoin de tirer un profit commercial de la diffusion de leurs images. Conséquence, l'éditeur privé épouse l'évolution de l'opinion, ce que l'on perçoit très bien dans l'iconographie des cartes postales françaises de la Grande Guerre par exemple : dans les premiers mois, multiplications de caricatures de l'adversaires et progressivement, retour à une iconographie de moins en moins guerrière, sinon sans plus aucun rapport avec le conflit. Il me semble que les collections iconographiques "de guerre" ont cela de trompeur qu'elles sont en fait totalement partielles et partiales. On a collectionné les images qui reflètent la violence du conflit en éludant toutes les autres. Notre sentiment sur la production de ces images et donc sur leur nature "propagandiste", est totalement faussé.
Les collections d’imprimés de guerre privilégient en effet très naturellement une imagerie en rapport avec le conflit, cherchant le plus souvent à documenter une réalité militaire, mais sans prétendre nécessairement représenter l’ensemble de la réalité des sociétés en guerre. La collection de cartes postales du Cabinet des Estampes et des Dessins est constituée exclusivement de sujets figurés. Elle semble moins commandée par une volonté de documentation du conflit lui-même que par la recherche et l’identification de procédés graphiques. Le fait qu’on y trouve des groupes de sujets similaires représentés par différents moyens et différents auteurs, et qu’elle ait été donnée à un cabinet d’estampes et non à un fonds d’archives ou un musée d’histoire conforte cette hypothèse. Nous avons également adopté cette perspective. Le propos de l’exposition était moins de restituer la place de l’imprimé dans la société que de donner à voir des procédés graphiques, par rapprochements thématiques et comparaisons, dans une lecture globalement iconographique.
Par ailleurs, pour reprendre l’un des termes de ta question, je ne crois pas que ces objets montrent véritablement la guerre, et c’est là leur paradoxe. Les images du front étant perçues comme démobilisatrices, on privilégiait les vues de canons rutilants, d’avions, de zeppelins et de sous-marins, ainsi que de colonnes de soldats déterminés et joyeux en marche vers les premières lignes. L’ennemi y est le plus souvent représenté par des détours allégoriques : il est assimilé à ses emblèmes nationaux détournés ou flanqué de quelques attributs grossiers. Lorsqu’il est maltraité, c’est le plus souvent de manière métaphorique (la fessée, le coup de poing). Le registre satirique met également en œuvre des procédés de déformation, d’animalisation, d’association visuelle qui contribuent à la déshumanisation de l’ennemi et, en définitive, à une déréalisation générale du conflit. Il est frappant de voir à quel point l’image des tranchées ou des paysage embrumés d’arbres calcinés, que l’on associe aujourd’hui très souvent au conflit est totalement absente de ce corpus. Ce n’est que dans quelques cas, très limités en nombre et en audience, que l’on peut voir percer une forme de réalisme de guerre. On pense par exemple à la revue Kriegszeit, dont la ligne présente de nombreuses contradictions. Alors qu’un Max Liebermann y appelle à la mobilisation et qu’elle aligne régulièrement les portraits apologétiques des héros de guerre officiels, elle présente également quelques planches présentant des veuves (Käthe Kollwitz), un blessé (Max Beckmann), voire un étonnant corps abandonné dans un trou d’obus (Willy Jaeckel).

Propos de Franck Knoery (attaché de conservation au Musée d'Art moderne et contemporain de Strasbourg) recueillis par Guillaume Doizy

 

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