En 1898, The San Francisco Call consacre à Caran d'Ache un long article avec entretien :
" Mon grand-père était l'un des officiers de confiance qui ont accompagné Napoléon en Russie. Blessé, emprisonné dans une forteresse, il tombe amoureux de celle qui deviendra sa femme (54). Après avoir vu des dessins de Détaille, je lui ai rendu visite dès mon arrivée à Paris. Il m'a encouragé et ne m'a jamais perdu de vue pendant tout mon service militaire. Ma première grande chance fut la production de mon épopée napoléonienne au Chat Noir ; Mon succès fut européen alors que je n'étais connu que de quelques bohèmes montmartrois. Un ami m'avait demandé d'illustrer la couverture d'une chanson comique, j'eus alors l'idée de recourir à la vieille méthode des silhouettes. Je m'aperçus que cette idée était capable de développements sans fin et après des centaines d'essais, je mis finalement au point le grand drame napoléonien en 30 tableaux, composés de quatre mille personnages et chevaux, d'abord dessinés puis découpés et collés sur une feuille de zinc et resilhouettés. J'ai travaillé tout seul du début à la fin, y compris pour les représentations sur écran. Il m'a fallu beaucoup de tentatives avant d'être en partie satisfait ; le tableau qui a eu le plus de succès fut la retraite de Russie. La longue et lente traversée des plaines enneigées par les files d'hommes, de chevaux, et de chariots créa une forte impression. Le Tsar, toute sa vie un de mes plus fidèles mécènes, me demanda tous les dessins. J'eus également comme mécènes Meissonier, le Prince de Galles, le Général Boulanger, le Président de la République. Je travaille très lentement et jusqu'à maintenant j'ai préféré dessiner des traits. Un artiste devrait être capable de dessiner n'importe quoi mais, pardonnez mon rire, je suis incapable de peindre un portrait, quand j'ai accepté de le faire, mes amis ont rarement été satisfaits du résultat. Quand je produits des personnages avec une précision que j'estime quasi photographique, on me dit que j'ai rarement fait une meilleure caricature. Ce sont mes dessins qui photographient les gens. Mes sujets ? oh, je les trouve partout, mariage, enterrement, en haut d'un omnibus, à vélo, les impressions se gravent dans ma mémoire, mais je ne lui fait pas toujours confiance, je prends des notes dans un calepin et si j'entends une phrase amusante ou originale qui me suggère une idée de composition, je jette sur le papier une sorte de sténographie artistique que je défie quiconque de comprendre ; les traits sont dessinés très rapidement, ils se chevauchent. Chaque trait donne inconsciemment sens et forme à mon esquisse...mais quand j'arrive au dessin final... (long arrêt, profond soupir) c'est très différent, je ne m'épargne aucune peine, et même quand j'étais pauvre, je n'ai jamais cédé à la facilité. Certains pensent que mes dessins sont exécutés rapidement. Je m'incline devant ceux qui travaillent vite, j'en suis incapable. J'attache beaucoup d'importance aux habits : dites moi ce qu'un homme porte et je vous dirai qui il est. Chaque semaine j'envoie une demi-page de dessins politiques au Figaro mais j'ai un grand projet qui probablement prendra forme pour la grande exposition de 1900 ; ça s'appellera " la rue de cents ans ", Ce sera un genre de panorama qui représentera la vie, le mouvement la poésie d'une grande artère parisienne pendant les 100 dernières années avec entre autres, les nombreuses modifications de la circulation, de la chaise de poste à l'automobile. Je parle bien sûr de la Révolution de 89, le Premier et le Second Empire ont eu leur mot à dire, il y eut aussi le sinistre Siège de Paris. J'évite tout effet mélodramatique mais les incidents pittoresques sont les bienvenus ; un des grand centres d'intérêt sera la reconstruction de la revue historique passée par Napoléon place du carrousel. Contrairement à beaucoup de mes talentueux camarades, je ne me sers pas de modèles en chair et en os : ils ne peuvent pas rendre véritablement la vie et le mouvement mais un animal fait ça très bien. Il n'y a pas meilleur modèle qu'un chien bien disposé. Les animaux sont aussi intéressants que les humains, j'adore passer une heure au jardin d'acclimatation, les chevaux sont mes animaux favoris mais beaucoup d'autres se prêtent bien au crayon, l'éléphant par exemple est pittoresque. Si je travaille à la plume ou au crayon ? plume et encre pour la plupart de mes dessins, en ce moment, mais d'une certaine façon je préfère travailler avec un fin pinceau. Je garde des milliers d'études et comme souvent je modifie ma conception originale, elles me sont très utiles. Quand mon dessin approche de son stade final, je l'accroche à une grande plaque de verre ce qui me permet de changer ou d'ajouter des détails si je le juge nécessaire. Quant aux reproductions, je préfère bien sûr la bonne vieille gravure sur bois mais mes rédacteurs en chef ne sont pas du même avis. En fait, je n'ai jamais consenti à travailler aux ordres, je tiens à être absolument libre de choisir mes propres sujets ".
Découverte et traduction de Daniel Dugne