Eric Janicot, Le Chat noir et la bande dessinée, Ed. You Feng, 2018, 48 euros.
Eric Janicot, Le Japonisme au Chat noir, Ed. You Feng, 2018, 48 euros.
Vous venez de publier chez les éditions You Feng deux ouvrages sur Le Chat Noir. D’où vous vient cet intérêt pour ce cabaret et son journal éponyme ?
Ou comment un historien de l’art « spécialiste » des interrelations culturelles entre Chine et Occident se retrouve-t-il sur la Butte Montmartre, un haut lieu du « folklore parisien » ? Pourquoi s’intéresser à ce qui a longtemps été considéré pour l’histoire de l’art comme un épiphénomène et, au mieux, le centre d’une expérimentation pré-dada ? Une sympathique curiosité réservée aux historiens de la littérature amateurs de Décadents, d’Arts Incohérents, Hydropathes, Hirsutes, Jemenfoutistes, Zutistes et autres Harengs Saurs épileptiques Baudelairiens et Anti-Philistins ? Quelle étrange lubie a pu traverser l’esprit probablement fatigué d’un « universitaire », d’un « historien de l’art » pour qu’il s’intéresse, soudain, à une « expression mineure » ?
Une réponse à tiroirs s’impose :
— un état d’esprit consistant à se laisser emporter par les méandres de la recherche et de la curiosité nourrie par l’exemple de mon maître Jean Laude dont je reprends ici la formule : « Je ne suis pas un spécialiste, tout m’intéresse ».
— l’amitié d’un éditeur-libraire, véritable amoureux du livre, un « passeur » qui consacre sa vie aux échanges culturels entre Europe et Asie (éd. « You Feng » peut se traduire par « Fraternité »)
¬— un projet en cours consacré à une Histoire de la BD et de la caricature chinoise qui m’a ramené vers les productions européennes et états-uniennes ; recherche des sources occidentales obligent.
— une véritable curiosité pour l’histoire de l’imprimé et de la typographie (voir La Typographie Chinoise, éd. You Feng, 2015) nourrie par une pratique de maquettiste et un enseignement en écoles de communication visuelle et autre « design graphique ».
— un accès aux sources via les bibliothèques nationales ou universitaires et les joies des découvertes au gré d’internet.
— l’exhumation de trésors à l’exemple de la première histoire en image d’un auteur du Chat Noir imprimée en chromotypographie, invention de Charles Gillot imprimeur du journal, et rééditée par Jules Lévy promoteur des Arts Incohérents (voir Eugène Le Mouël, Voyage du Haut Mandarin Ka-Li-Ko et de son fidèle secrétaire Pa-Tchou-Li, rééd. You Feng, 2015)
— ma surprise devant la découverte d’un pan de l’histoire du graphisme et de la bande dessinée laissé à l’abandon (Le Chat Noir & La Bande Dessinée, éd. You Feng, 2018). En effet, le cabaret du Chat Noir est l’auberge espagnole d’une avant-garde fantôme, une bohème, cultivant humour et dilettantisme dans la recherche d’expressions techniques et artistiques hybrides dont le « dessin » de son hebdomadaire Le Chat Noir, organe des intérêts de Montmartre constitue un fleuron à l’origine de la bande dessinée française, et par là même mondiale.
Et enfin,
— un objet cristallisant mes recherches sur les hybridations techniques et esthétiques via les interrelations culturelles entre Europe et Asie (Le Japonisme au Chat Noir — Art, Science et Technique, éd. You Feng, 2018). À la confluence des arts, des sciences et des techniques émerge une Bohème où Art et Littérature — inspirés par le Japonisme — s’unissent dans l’amour de la chose imprimée.
Le Chat Noir n’a donc rien d’une passade. Au sein de cette avant-garde « hydro-incohérente chatnoiresque » s’invente et se construit un regard culturel fondé sur la modernité picturale à l’entour des estampes japonaises et de l’invention de nouveaux modes visuels de narration ou de communication en liaison avec l’essor de l’imprimé et de ses nouveaux moyens de reproduction de l’image au trait puis en couleur. L’acculturation japoniste au Chat Noir permet de saisir la fortune des hybridations techniques, artistiques et esthétiques à la confluence de l’art moderne, de la révolution de l’imprimé et des arts industriels : de l’Art social !
Quelles différences entre la presse satirique de l’époque et le journal Le Chat noir ?
La particularité du Chat Noir réside dans sa genèse. La reprise des Hydropathes d’Émile Goudeau qui emmena les poètes du Quartier latin à rejoindre les plasticiens sur la Butte. Sa particularité est d’être conçu, dès l’origine, comme un journal littéraire et artistique faisant la part belle à l’esthétique et au canular littéraire (voir les textes d’Émile Goudeau et d’Alphonse Allais) tout en assurant la promotion d’un lieu de convivialité qui expérimente de nouvelles formes de spectacle. Une formule reprise bien plus tard par le Cabaret Voltaire ! Le Chat Noir est aussi l’histoire d’un assommoir de banlieue qui invente le cabaret (chansonniers et poètes accompagnés au piano, théâtre d’ombres) en un lieu, Montmartre, qui fait souffler vers Paris l’esprit libertaire et l’anarcho-syndicalisme.
Hormis les bandes dessinées (voir ci-dessous), quelle utilisation le Chat noir fait-il de la caricature. Quelles sont ses cibles, ses pratiques graphiques ?
Le Chat Noir s’éloigne vite de la caricature pour développer ses mimodrames dans la lignée de Willette et de Steinlen. La caricature est néanmoins présente au lancement du Chat Noir sous la forme de pleines pages annonçant le programme avec la mise en scène de son emblème. Ainsi, le chat noir libertaire « tire le portrait » de bon qui lui semble et défend : Marianne et la République, le peuple contre l’oppression capitaliste à l’exemple de Zola, la nation contre la Prusse. La mort vient aussi faucher Bismarck et le Roi de Prusse. La caricature subsiste par les portraits de ses membres caractérisés par les attributs de leurs activité artistiques et littéraires.
Vous soulignez une profonde influence de l’art japonais sur le Chat noir. Comment s’opèrent les transferts, par quels artistes ?
Le Japonisme au Chat Noir à deux entrées, d’une part les contes et poèmes, d’autre part les arts plastiques et l’histoire de l’imprimé. Il se développe dans les pages du Chat Noir une littérature japoniste menée par Henry Somm et George Auriol inventeur de la première fonte exo-type* de l’histoire qui porte son nom. Nous avons utilisé cette fonte japoniste pour Le Japonisme au Chat Noir. Chez Auriol, le japonisme est également présent dans son œuvre graphique ; c’est lui qui réalise les programmes du Théâtre d’ombres. Henry Somm, ami de Lautrec, est lui aussi féru du Japon et l’inventeur du théâtre de marionnettes développé par Henri Rivière avec son fameux théâtre d’ombres. Ce dernier a produit une œuvre gravée inspirée par l’estampe japonaise voir en particulier son ouvrage réalisé avec Auriol Les 36 vues de la Tour Eiffel. Charles Gillot, inventeur de la chromotypographie et grand collectionneur d’art japonais, est l’imprimeur du Chat Noir. Nombre d’affiches japonistes de Lautrec reprennent les ombres du théâtre. Signac est un des piliers du Chat Noir, etc.
* Police de l’alphabet latin s’inspirant formellement d’un système d’écriture non-européen.
Vous vous intéressez aux « bandes dessinées », histoires en images d’une page et sans cases. Est-ce une « invention » du Chat noir ? Pourquoi les animateurs de ce journal publient-ils autant de ces historiettes graphiques ?
Nous avons à faire, pour la plupart, à des étudiants des Beaux-Arts qui savent faire vivre une planche d’études (différences d’échelles et de points de vue dans une réserve qui devient espace). Pour cette génération dont l’œil est aussi formé par les spectacles de mimodrame et de Vaudeville, enchaînement graphique et narration vont de pair. Le premier personnage récurrent, le Pierrot Noir de Willette, accompagné du fameux chat noir, est un personnage de mimodrame directement inspiré par Pierrot Sceptique œuvre d’Hennique et de Huysmans illustrée par Jules Chéret l’inventeur de « l’affiche illustrée ». La recherche du mouvement comme agent dramatique devient alors la marque de fabrique des dessinateurs du Chat Noir. Notons que le « gaufrier » est aussi présent, mais cette paresse de composition nuit au rythme des aventures et du dessin. La « Belle Page » du Chat Noir devient très vite sa marque de fabrique. Le succès est tel que les maisons Quentin à Paris et Pellerin à Épinal éditeront des tirés à part en couleur après 1886.
Dans de nombreuses bandes dessinées publiées par Le Chat noir, les dessinateurs jouent sur le mouvement par le truchement de la répétition d’un motif légèrement modifié. Faut-il y voir une influence directe de la photographie ?
Comme avancé précédemment, le principal agent est le rythme des spectacles contemporains des mimodrames et des Vaudevilles (à ce sujet, il est intéressant de comparer les caricatures de la génération du Second Empire parus dans les journaux de Philipon et celles post-communarde et républicaine du Chat Noir). Le deuxième agent est la projection de l’image animée dont le second Chat Noir tire son succès avec le théâtre d’ombres d’Henri Rivière. L’on retrouve toute une généalogie de l’image animée qui traverse le Chat Noir : la lanterne magique, les évolutions du praxinoscope d’Émile Reynaud, la chronophotographie d’Étienne-Jules Marey, le Kinétoscope d’Edison et le cinématographe des frères Lumières transcendé par le « cinémagicien » Georges Méliès. L’œuvre de l’Hydropathe et Incohérent Émile Cohl, de la caricature à l’image animée, concentre l’histoire, technique et esthétique, de « l’avant-garde hydro-incohérente chatnoiresque ».
Ces bandes dessinées très silencieuses (pas ou très peu de texte) imposent-elles un genre durable par la suite ? On retrouve par exemple de telles bandes dessinées dans la très antisémite Libre parole illustrée (1893-1897).
Ces « histoires en images », « sans paroles » ou « sans légendes » pour reprendre les expressions de Steinlein et de Willette composent en une page un mimodrame. Force est de constater que la composition spécifique en Belle Page ne s’est pas imposée majoritairement, loin s’en faut, aux autres organes de la presse satirique : autres supports, autres modes de narration. Certains privilégient le dessin unique en pleine ou demi-page, d’autres utilisent la martingale du « gaufrier » qui permet de caler aisément le texte et de simplifier les problèmes de narration. L’inventivité graphique et la richesse de la narration s’en trouve, me semble-t-il, appauvrie. Ce phénomène se retrouve dans les productions plus tardives du Chat Noir. Une approche de l’histoire de la bande dessinée pourrait être faite entre la liberté d’un mode de mise en page, de narration et les contingences des différents supports (illustration, strip, à suivre, romans en images, etc.). Cela posé, ce genre se retrouve dans plusieurs organes du fait de la participation de dessinateurs qui ont fait leurs premières armes au Chat Noir, citons Le Courrier Français et effectivement la Libre parole illustrée. L’antisémitisme s’étale à la devanture du second Chat Noir avec le vitrail de Willette intitulé Te Deum Laudamus, Le Veau d’or. L’artiste y exprime le drame de la vie de Bohème et l’engagement anti-capitaliste qui rime avec un profond antisémitisme.
Quels sont les principaux thèmes de ces histoires en images ?
Les dessins humoristiques du Chat noir se répartissent en diverses catégories et thèmes de prédilection : vie d’artiste et bohème, vie parisienne et idylle, vie militaire et revanche, mais aussi vie à la campagne, vie coloniale et enfin japonaiseries et chinoiseries. Autant de tableaux de mœurs où la critique sociale de la bourgeoisie et du petit peuple est teintée d’autodérision.
Avez-vous d’autres projets sur la bande dessinée et la caricature ?
Oui, la production des caricatures autour de l’Expédition de Chine Les chinois croqués par Cham et Daumier et cette fameuse Histoire de la bande dessinée & de la caricature chinoise toujours en cours.
Interview d'Eric Janicot réalisée par Guillaume Doizy