A travers l’étude d’un numéro de l’Assiette au Beurre dessiné par Grandjouan s’attaquant aux féministes (1908), il s’agira de s’interroger sur les moyens mis en œuvre par la caricature pour dévaloriser le combat de ces femmes dérangeantes. En France comme en Angleterre, des militantes s’organisent pour réclamer des droits nouveaux, et notamment le droit de vote. Largement minoritaire, le mouvement n’en est pas moins reflété, par sa version dépréciative, l’antiféminisme, que l’on retrouve dans la caricature qui, depuis Daumier (« Les divorceuses, Le Charivari des 4 et 12 octobre 1848), s’inquiète de ces révoltes féminines. On s’interrogera, au travers de ce numéro emblématique sur les rôles contradictoires attribués aux femmes dans la caricature de la Belle Époque (femme soumise, révoltée, dominatrice, objet sexuel, etc.), rôles qui reflètent préjugés, fantasmes et angoisses masculins, autant que certains progrès en matière d’évolution des mœurs.

Guillaume Doizy, "Les femmes dans l’Assiette au Beurre ou les contradictions de la Belle Époque", Cahiers Daumier n°4, 2010.

 

L’Assiette au Beurre reflète sans doute mieux que toute autre, avec ses milliers de dessins le plus souvent satiriques, les contours et les travers de la Belle Époque. Bien qu’elle soit encore fameuse aujourd’hui, cette revue n’a suscité que très peu d’études[1]. Dans ses pages offrant une combinaison d’esprit satirique, de contestation et de recherche esthétique[2], les femmes sont omniprésentes, soit comme actrices principales (mères, prostituées, travailleuses, enfants…), soit comme personnages secondaires inscrits dans des foules (manifestantes, spectatrices, etc.). Trois numéros s’intéressent à l’activité des femmes féministes, ce qui relègue le sujet au rang de marginal[3], mais particulièrement éclairant sur la manière dont ces femmes militantes étaient perçues par les dessinateurs masculins. Car globalement, tous ces dessins se montrent hostiles à leur cause. Aucun ne la glorifie…

Le numéro du 6 juin 1908 s’intitule « Quand les femmes voteront », il est illustré par le célèbre Jules Grandjouan (Fig. 1). L’année suivante la revue édite une série de charges sous le titre générique de « Féminisme et féministe » très hostile aux militantes. 1910 voit fleurir un numéro sur les « Midinettes révolutionnaires ». Pour autant, comme nous le verrons, ces images de femmes dégradées s’opposent parfois chez le même dessinateur à des images de femmes conquérantes et affirmées, notamment dans des dessins de manifestations ouvrières, ou au travers de représentations de Marianne, fort nombreuses dans l’imagerie avant 1914[4]. Comment comprendre cette contradiction apparente ?

L’Assiette au Beurre offre en général à un dessinateur la possibilité de faire paraître sur 16 pages une série de dessins sur un thème unique. Parfois, plusieurs dessinateurs interviennent sur le thème, ou bien il s’agit d’un recueil de dessins sans liens les uns avec les autres.

Nous nous intéresserons plus particulièrement au numéro intitulé « Quand les femmes voteront » composé par l’illustre nantais Grandjouan (1875-1968). Le dessinateur fait partie de la frange des caricaturistes les plus engagés à l’extrême gauche à la Belle Époque. Il participe régulièrement à la Guerre sociale de Gustave Hervé. On peut le classer comme un militant révolutionnaire (voir par exemple dans la Guerre sociale son article « L’art et la Misère » du 11 janvier 1908 ou encore un article du 7 juillet 1909 sur le mouvement ouvrier américain). Il travaille à l’époque également pour la Confédération générale du travail (CGT) alors révolutionnaire et réalise un nombre important d’affiches engagées pour l’extrême-gauche[5].

 

Structure du numéro

Dans la majorité de ses seize dessins, Grandjouan fait valoir une vision de classe de la question féministe. Il oppose la femme féministe et bourgeoise à la femme du peuple méprisée, abusée ou utilisée par la première. A aucun moment Grandjouan ne semble trouver légitime le combat du « sexe » pour l’acquisition de certains droits jusque-là réservés aux hommes. Les clivages sociaux lui semblent plus fondamentaux et rejettent comme illégitimes les combats démocratiques.

Plusieurs dessins illustrent cette opposition sociale qui ne serait pas annulée par l’obtention du droit de vote. Dans l’un d’eux[6], deux  femmes du monde s’apprêtent à monter dans un cab et s’adressent à la cochère. Elles lui disent : « … l’émancipation arrive, hier vous avez obtenu le droit de trimer, aujourd’hui celui de voter. Qu’est-ce qui vous manque ? ». La travailleuse de répondre virilement : « Le courage de vous allonger mon fouet sur le museau ». En arrière plan, des femmes à l’entrée d’un bureau de vote incitent leurs congénères à aller voter pour elles. Triste réalité : les dames en toilettes vont voter, pendant que d’autres travaillent et se font exploiter (Fig. 2).

De toute évidence, le droit de vote, fil conducteur de ce numéro de l’Assiette au Beurre, ne pourra apporter aux femmes la libération souhaitée : en effet, un dessin[7] imagine le choix électoral de deux féministes d’un âge avancé et de milieux populaires (elles tiennent un balai dans leurs mains, se trouvent en pleine rue et prisent du tabac) : l’une demande à l’autre pour qui elle a voté la veille. Il lui est répondu : « la duchesse d’Uzès[8] », une femme qui, bien que féministe, n’a rien d’une femme du peuple. Première femme titulaire du permis de conduire automobile en 1897, elle affiche des opinions orléanistes et a soutenu le général Boulanger lors de la fameuse crise de 1888. Ainsi les femmes qui n’ont pas une claire conscience de classe, encouragées par le droit de vote, apporteraient leur soutien à des candidates réactionnaires. Pour Grandjouan, la féministe type, incarnée par la duchesse d’Uzès, défend des idées antirépublicaines, réactionnaires.

Grandjouan considère le bénéfice de l’obtention du droit de vote comme limité, voire nul. Ainsi en est-il dans une charge opposant une femme à sa bonne, sur le terrain politique[9]. La féministe dans son intérieur explique à son mari qu’elle s’est séparée de sa domestique, cette dernière ayant eu l’affront de se présenter contre elle aux élections comme « socialiste ». L’opposition vestimentaire (uniforme noir pour la bonne, riche vêtement clair imprimé de fleurs pour la féministe), traduit l’opposition sociale. Le droit de vote n’annule pas les inégalités entre les classes et provoque même du malheur pour le petit personnel ! La femme bourgeoise rentre en concurrence avec la femme socialiste. Le féminisme n’annule pas les divisions de classe, il tente juste de les masquer en faisant croire aux femmes du peuple qu’elles auraient des intérêts communs avec leurs consœurs de la bourgeoisie.

Une œuvre particulièrement dramatique traduit les interrogations du dessinateurs : il présente des femmes travailleuses usées et en haillon, ouvrières à domicile, portant leur ouvrage au patron[10]. Toutes exhalent le poids du malheur, de l’âpreté de la vie et de la misère quotidienne. En légende, ces pauvres femmes s’écrient : « plus exploitées que les hommes, payant les mêmes impôts, allons-nous être défendues par une des nôtres ? ». En tous cas, les féministes ne semblent pas se préoccuper de leur sort. Et le droit de vote ne changera rien à l’affaire.

Grandjouan dresse le portrait de la femme émancipée : il insiste évidemment sur ses défauts. Telle militante en train de rédiger son manifeste électoral laisse brûler le repas qu’elle est censée préparer[11]. La voilà devenue une mauvaise ménagère, détournée de son devoir par la politique. Trois autres affichent des prétentions inouïes[12] : discutant entre elles, elles expliquent avoir « fait changer » l’une, le préfet qui ne l’aurait fait danser qu’une fois, la seconde, le vicaire qui l’enverrait trop souvent à confesse. La troisième, elle, menacerait de faire tomber « le ministère » si l’impôt sur les domestiques venait à augmenter. Finalement, les féministes se montreraient totalement déraisonnables dans leurs prétentions et surtout futiles, mondaines. Elles défendraient une fois encore leurs intérêts personnels ou de classe.

Autre revendication farfelue des femmes que l’on retrouve en dessin de couverture : en meeting, elles disent  vouloir obtenir « le mariage laïque, civil et obligatoire », parodie d’une mesure phare de la République opportuniste dans les années 1880, l’école gratuite, laïque et obligatoire (Fig. 1). L’Anticlérical Grandjouan envoie là une flèche bien paradoxale à ces femmes qui tournent le dos au mariage religieux. Le sexisme semble devoir donner des œillères au révolutionnaire...

Et puis, la femme émancipée serait-elle à la hauteur de sa tâche ? Le dessinateur répond que non : voilà une députée[13], « rapporteur du budget » qui, dans sa salle de bain, cherche partout son « rapport sur la marine » égaré, sans doute trop préoccupée par sa toilette et les questions d’apparence.

Le dessinateur s’intéresse au point de vue des hommes sur l’émancipation éventuelle des femmes et ses conséquences sur leur sort. Dans une charge amusante, deux d’entre eux font contre mauvaise fortune bon cœur[14]. Ou plutôt mauvais cœur contre bonne fortune, puisqu’ils acceptent l’idée de donner le droit de vote aux femmes, mais la contrepartie serait de ne plus payer leurs toilettes. Voilà donc un argument sonnant et trébuchant auquel les femmes en mal de liberté devraient être sensibles. Pour Grandjouan, nul doute que ces féministes bourgeoises tiennent plus à leurs habits et parures qu’à leurs idées, manière de les dévaloriser une fois de plus.

Le numéro se termine par une charge évoquant les violences conjugales (Fig. 3). Une femme frappe son mari à terre utilisant divers objets contondants[15]. La scène semble particulièrement violente, mais heureusement, le mari rappelle à sa femme qu’elle va être en retard à son meeting, argument censé la détourner de sa colère. Les rôles entre hommes et femmes sont ici inversés, dans la tradition du monde à l’envers, sans pour autant que le geste de l’épouse soit « expliqué » en dehors du dérèglement induit par la volonté d’émancipation sexuelle.

En tout état de cause, l’humour sous tendu dans certaines charges tend à atténuer leur caractère antiféministe. Dans une autre image, Jules Grandjouan imagine une scène où deux hommes devisent avec en arrière plan un cortège de femmes manifestant pour le droit de vote[16]. L’un des hommes n’est autre qu’un officier allemand, « Elenbourg », l’autre un civil français. Le premier très affable explique au second : « heureusement il nous reste l’amour ». Le prince Philipp zu Eulenburg-Hertefeld, proche de Guillaume II, a fait scandale par la révélation des ses goûts homosexuels. L’amour dont il est question n’est donc qu’une « consolation », les hommes devant dorénavant se passer de la gent féminine… Conséquence, si on suit le raisonnement de Grandjouan : la famille est menacée et l’humanité à son tour risque de disparaître.

Sur la question de l’égalité politique entre les femmes et les hommes, Grandjouan se montre sévère, puisqu’il considère qu’un élu, « mâle ou femelle, est toujours un fumiste »[17] (Fig. 4). En tant qu’anarchiste, il est avant tout hostile aux élections, percevant les élus comme des privilégiés coupés de la masse. Notre dessinateur se fait également vengeur en imaginant les femmes devant se soumettre au service militaire du fait de l’égalité sexuelle et ayant enfin une bonne occasion de porter des pantalons rouges[18]… Les femmes veulent se masculiniser ? « Chiche » semble répondre l’antimilitariste qui, une fois de plus, oublie ses idées révolutionnaires pour se moquer d’abord et avant tout des femmes plutôt que de s’en prendre à l’Armée.

 

Images de femmes

Grandjouan donne aux femmes une image très variable. On a vu qu’il insistait sur les différences de classe entre bonnes ou ouvrières d’un côté et bourgeoises de l’autre. Le plus souvent, la féministe se présente comme une jeune femme élancée, aux toilettes et coiffures élaborées, dans un intérieur coquet voire luxueux. Elle se montre souriante, parfois d’âge mûr et exceptionnellement vieille et grosse, mégère acariâtre. Les féministes défendent leur droit de vote. On les voit donc groupées, portant des affichettes à leur nom, actives, manifestant avec des pancartes en main (Fig. 5). Elles sont le plus souvent debout et actives.

Grandjouan ne recourt pas aux armes traditionnelles de la caricature qui provoquent la dévalorisation : les déformations, la dégénérescence physique ou l’animalisation (quoi qu’elle puisse être verbale, comme dans le dessin sur la cochère que nous avons mentionné). La satire se met en place dans le cadre d’une situation, de la posture et surtout par le biais des légendes.

En couverture, Grandjouan montre une scène de meeting. Si les féministes sont toujours dotées de physiques très « féminins » (un dessin qui évoque les suffragettes anglaises insiste particulièrement sur le corps appétissant de ces femmes rebelles et dévoile des poitrines généreuses[19]), certaines femmes de ce meeting sont plutôt caractérisées par des silhouettes masculines. C’est le cas du personnage au premier plan à droite dont le visage est particulièrement carré avec des cheveux courts coiffés en arrière (Fig. 6). Sa tenue vestimentaire évoque celle d’un homme. Tête nue, elle arbore un air renfrogné, loin du sourire habituel des féministes présentées dans le numéro.

 

Antiféminisme

Ces dessins reflètent en creux la montée des luttes féministes (le terme se répand alors) de la Belle Époque, mais surtout leur envers qui se manifeste alors avec vigueur, « l’antiféminsme », bien étudié dans un ouvrage éponyme de 1999[20]. Grandjouan, sur les pas de Gustave Hervé et de bien d’autres récuse le droit de vote des femmes et se fait l’écho d’une hostilité largement répandue à l’égard des femmes qui cherchent à se « libérer ». Ce numéro s’inscrit dans une actualité brûlante, puisque le suffragisme ne cesse alors de progresser, à l’image de ce qui se passe en Angleterre. En 1906, le CNFF (Conseil national des femmes françaises, fondé en 1901) se dote d’une section suffrages et des projets de lois sont rédigés. On envisage le vote des femmes aux élections municipales (ce que Grandjouan traduit avec l’idée de l’élection d’une femme à la mandature de maire dans un dessin où il présente une édile corpulente essayant une écharpe tricolore[21]…).

La peur de l’indifférenciation sexuelle apparaît alors comme un des principaux arguments des antiféministes, qui dénoncent un risque de dégénérescence sociale liée à la masculinisation des femmes. Comme de juste, la quête d’émancipation est censée s’accompagner d’un refus du mariage traditionnel et donc de la famille (un dernier dessin[22] que nous n’avons pas évoqué montre deux femmes assises sur le même canapé et se faisant face dans un salon. L’une des deux est candidate aux élections et explique à la seconde : « on ne saurait pousser trop loin le féminisme. C’est si doux d’arracher une voix à la réaction ». Le féminisme est donc synonyme de lesbianisme...). Notons que Grandjouan ne représente aucun enfant dans les jupes de ces dames, l’image de la femme « mère » étant pourtant alors la plus répandue à l’époque, mais incompatible avec celle de la femme libérée et indépendante.

L’antiféminisme de gauche, voire d’extrême gauche résulte en partie de l’anticléricalisme de la période. En effet, les femmes restent très attachées, (plus que les hommes) à la religion et les radicaux imaginent avec horreur quel succès aurait la réaction, si le droit de vote était accordé au femmes. Ainsi peut se comprendre la référence de Grandjouan à la duchesse d’Uzès. Les anarchistes, et Grandjouan s’apparente à ce courant, rejettent d’autant plus les féministes, que d’origines petite bourgeoise, elles se montrent réformistes et attendent tout de la loi, s’opposant aux rêves des plus enragés. Les femmes ouvrières, comme le traduisent certains dessins de Grandjouan que nous avons décrits, s’intéressent plus à leur condition sociale d’exploitées, qu’à leur situation d’infériorisées sexuelles, comme le rappelle également l’historienne Michèle Riot-Sarcey[23] pour l’époque.

Finalement, le dessinateur livre plus un réquisitoire contre les illusions réformistes de ces femmes que contre leur désir d’émancipation sur lequel il se prononce assez peu. Un autre numéro de l’Assiette au Beurre s’avère nettement plus méprisant à l’égard des féministes : il s’agit de « Féminisme et féministes » daté de 1909 des dessinateurs Bing et Sigl. Il étonne par sa hargne à représenter les féministes en femmes laides, masculinisée (moustachues), acariâtres et tristes, aux corps difformes, certaines pratiquant le saphisme, voire la pédophilie (argument en général destiné à flétrir le clergé masculin !) et même l’avortement.

Tous ces dessins s’inscrivent dans une certaine tradition qui, au XIXe siècle a été notamment commencée par Daumier avec ses « Divorceuses[24] » de 1848, présentées comme dévergondées et se saoulant, remettant en cause l’ordre social. Pour autant, si la caricature antiféministe se répand au rythme des congrès de femmes, l’image satirique regorge de personnages féminins affirmés considérés de manière positive.

 

Les Femmes dans l’Assiette au Beurre : un paradoxe ?

Les numéros antiféministes que nous avons évoqués forment une infime partie de la représentation des femmes dans l’Assiette au Beurre. Dans la presse satirique en général et dans l’Assiette au Beurre en particulier, les femmes apparaissent plus souvent sous leur rôle de mère, d’amantes, d’enfant, de femmes battues ou soumises, d’ouvrières, de cocottes, de prostituées, c'est-à-dire dans une position relativement passive ou dominée. Les femmes s’insèrent dans un ordre immuable dominé par les hommes, et quand cet ordre semble bousculé, l’ironie du dessinateur remet les femmes à leur place. Exceptionnellement la caricature dénoncera l’oppresseur de la femme (mari violent, violeur, Eglise oppressive) et mettra plus l’accent sur l’oppression sociale qu’elle subit (prostitution par exemple, travail en usine), reléguant très loin la nécessité d’une évolution de la place des femmes dans la société.

Quelques images s’opposent néanmoins à ces stéréotypes dégradants. Le dessinateur Delannoy, dépeint parfois des femmes comme des personnages secondaires, certes, mais mêlées à des foules en colère. Elles peuvent symboliser la souffrance brute, qui doit susciter la compassion du lecteur : une femme tient dans ses bras son enfant qu’elle montre aux soldats pour les convaincre de ne pas tirer sur les ouvriers dont les revendications sont présentées comme légitimes[25]. D’autres femmes évoquent plus franchement la révolte et l’action. Dans un numéro s’intéressant aux prises de positions radicales du socialiste Aristide Briand avant qu’il ne devienne Ministre de l'Instruction Publique, des Cultes et des Beaux-Arts, Delannoy figure plusieurs femmes au combat : l’une d’elle porte fièrement le drapeau rouge de la CGT, avec lequel elle met en fuite un bourgeois[26] (Fig. 7). Dans le même numéro, une autre femme dirige une foule en colère (composée d’hommes) et tient dans sa main un pistolet bien visible. Un numéro du même style mais contre Clemenceau cette fois montre des femmes armées de fusils, partant à l’assaut de la République bourgeoise ayant pris l’apparence d’une nouvelle Bastille à prendre[27]. Ces femmes, prises en bonne part, s’opposent tout à fait au stéréotype de la soumission ou de la faiblesse. Elles font partie du peuple, ce qui légitime leur rôle premier aux yeux des dessinateurs révolutionnaires.

Mais il est bien difficile de savoir quel sens l’artiste donne à ces personnages féminins. S’agit-il d’allégories ou de figurations réalistes, évoquant LA femme combattante et non
la Liberté, ou la Révolte ? Dans un dessin de Galantara, l’allégorie drapée de rouge est coiffée d’une couronne végétale et porte un immense drapeau couleur de sang en marchant sur le ventre monstrueux d’un capitaliste mort et dont les entrailles sont constituées d’or[28]. Le dessinateur met-il en scène une femme incarnée ou un symbole abstrait et déréalisé ?

Dans l’Assiette au Beurre comme dans la caricature de l’époque, en dehors des quelques dessins exceptionnels que nous venons de citer, seule l’allégorie de la Liberté et de la République permet la mise en scène de femmes affirmée, parfois dominatrices et même victorieuse des hommes. Il s’agit de Marianne, dont les dessinateurs les plus radicaux multiplient les représentations favorables dans la caricature depuis 1830. Marianne peut être armée, dynamique, opposée à des hommes et au moins leur égal si ce n’est prenant le dessus, donnant parfois une sévère correction à ses adversaires masculins, voire les tuant tout à fait.

Ces Marianne-dominatrices (et même castratrices) semblent rentrer en contradiction avec l’image de la femme distillée par la caricature misogynes ou antiféministes (femme soumise ou féministes prises en mauvaises part), souvent sous la signature des mêmes dessinateurs. Mais comme nous l’avons montré par ailleurs[29], il faut relativiser ces allégories rebelles et sûres d’elles-mêmes. La caricature a hérité de Marianne dans sa figuration de la Liberté et plus encore de la République. Avec les procédés qui lui sont propres, l’image satirique valorise les personnages qu’elle prend en bonne part et déprécie ses adversaires. Ainsi le dessinateur est-il contraint de donner à Marianne le beau rôle quand il l’oppose au pape, à un patron ou à un symbole politique du temps nécessairement masculin, puisque l’ordre social est dominé par des hommes.

De toute évidence, l’image satirique de la Belle Époque adore les femmes, mais pas les femmes qui se rebellent, ou alors des femmes « imaginaires », pour reprendre une expression de L’Histoire des femmes en occident[30]. Les caricaturistes, quasiment tous des hommes sauf exception (la dessinatrice Gyp par exemple), traduisent bien la dictature du genre masculin sur la société et montrent la perte d’identité des femmes quand elles sortent du rôle que la collectivité leur attribue. Le dessinateur Grandjouan, comme nous l’avons vu, ne fait pas exception et peut, d’un numéro à un autre de l’Assiette au Beurre fouailler les féministes, mais aussi bien magnifier Marianne quand il l’oppose à Pie X (Fig. 8), pape particulièrement combatif[31].

La période qui file du début du XXe siècle à la guerre de 1914 voit évoluer favorablement (bien qu’à petits pas) le statut des femmes et leur place dans la société, au point que certains auteurs évoquent même la notion de « femme nouvelle [32]» (« New woman »). Mais les résistances idéologiques sont nombreuses et l’imagerie satirique, que l’on considère souvent comme plus progressiste que conservatrice (et pourtant…) n’a pas pesé, loin s’en faut, dans le sens de la libération des femmes !

 


[1] Voir : Hélène Duccini (dir.), France Capon, Alban Poirier, Bibliographie française de l’image satirique, Equipe interdisciplinaire de recherche sur l’image satirique (EIRIS), Brest, UBO, 2008. Consultable en ligne : www.eiris.eu

[2] Michel Dixmier, « L’Assiette au Beurre, revue contestataire et artistique » in Fabienne Dumont, Marie-Hélène Jouzeau, Joël Moris (dir.), Jules Grandjouan créateur de l’affiche politique illustrée en France, Paris, Somogy, 2001, p. 113-127.

[3] Elisabeth et Michel Dixmier, L’Assiette au Beurre. Revue satirique illustrée. 1901-1912, Paris, Maspéro, 1974. Dans cet ouvrage, l’antiféminisme de fait pas l’objet d’un paragraphe spécifique dans l’étude des thèmes de la revue. Les auteurs relèvent néanmoins 66 dessins « antiféministes » (en fait également antifemmes) dans le tableau des thèmes par année, voir p. 215.

[4] Guillaume Doizy, Marianne dans tous ses états. La République en caricature de Daumier à Plantu, préface de Pierre Bonte, Ed. Alternatives, 2008, 144 p.

[5] Fabienne Dumont, Marie-Hélène Jouzeau, Joël Moris (dir.), Jules Grandjouan créateur de l’affiche politique illustrée en France, préface de Jacques Julliard, Paris, Somogy, 2001, 287 p. [Exposition Hôtel des Invalides].

[6] P. 163.

[7] P. 162.

[8] 1847-1933.

[9] P. 167.

[10] P. 174.

[11] P. 165.

[12] P. 166.

[13] P. 169.

[14] P. 170.

[15] P. 176.

[16] P. 171.

[17] P. 175.

[18] P. 173.

[19] P. 164.

[20] Christine Bard (dir.), Un siècle d’antiféminsme, Fayard, 1999, 481 p.

[21] P. 168.

[22] P. 172.

[23] Michèle Riot-Sarcey, Histoire du féminisme, nouvelle édition, Collection repères, La Découverte, 2008, p. 65.

[24] Dessins de Daumier, 4 et 12 octobre 1848.

[25] Dessin de Aristide Delannoy, sans titre, l’Assiette au beurre n° 323, 8/6/1907 (La révolte des vignerons).

[26] Dessin de Aristide Delannoy, sans titre, L’Assiette au beurre n° 410, 6/2/1909 (Les bonnes paroles du camarade Briand).

[27] Dessin de Aristide Delannoy, sans titre, L’Assiette au beurre n° 401, 5/12/1908 (Les belles phrases de Clemenceau).

[28] Dessin de Galantara, « La bête », L’Assiette au beurre n° 325, 22/6/1907 (La Paix à La Haye).

[29] Guillaume Doizy, « Marianne dans la caricature de 1830 à 1918 : une égérie féministe dans un monde dominé par les hommes ? », Gavroche, revue d’histoire populaire n° 155, juillet-septembre 2008, pp. 2-11.

[30] Georges Duby, Geneviève Fraisse et Michelle Perrot (dir.), T. 4, Histoire des femmes en occident, Le XIXe siècle, Plon, 1991, p. 120.

[31] Dessin de Grandjouan, « Le baise-pieds », L’Assiette au beurre n° 176, 13/8/1904 (Rupture du Concordat).

[32] Diana Holmes, Carrie Tarr (dir.), A la « Belle Epoque » ? Women in French society and culture 1890-1914, Berghahn Books, New-York, Oxford, 2006, p. 3.

 

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