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L’Assiette au beurre est un journal satirique français, sans doute le plus connu après Charlie Hebdo et Le Canard enchaîné. Et pourtant, il a vécu à peine plus d’une dizaine d’années, et c’était il y a plus d’un siècle !
La presse satirique naît dans la première moitié du 19e siècle. Des journaux satiriques ont bien été fondés avant cette date, mais rarement accompagnés de dessins. Le pas est franchi avec La Caricature, un hebdomadaire lancé en 1830 dans lequel dessinera Daumier. A l’époque, un tel journal compte quelques milliers d’abonnés seulement. Mais : A quoi sert un hebdomadaire satirique ? A en croire ses fondateurs, à faire rire bien sûr, rire des puissants, à dénoncer les ridicules comme on disait alors. A défendre des idées également, pour changer le monde bien sûr ! Le pouvoir, dirigé à l’époque par le Roi Louis-Philippe, craint ces caricatures de sensibilité républicaine. Procès, condamnation, amendes se multiplient contre le journal La Caricature. Et même la prison, pour certains dessinateurs !
Le journal satirique s’adapte à tous les régimes. Lorsque la censure fait rage, l’image railleuse prend des chemins de traverses : c’est la caricature de mœurs.
Quand la liberté souffle de nouveau sur les crayons, chaque sensibilité politique dispose de son journal : les républicains radiaux, les monarchistes, les socialistes également… Avec la loi de juillet 1881 qui libéralise le régime de la presse, une grande variété de journaux satiriques voit le jour, à Paris comme en province, mais également dans les colonies. Certains de ces journaux se spécialisent dans la gaudriole, c'est-à-dire dans l’humour déshabillé, tandis que d’autres se veulent plus littéraires, ou encore s’amusent de la vie militaire, ou même pilonnent les curés. On rigolait bien à la fin du XIXe siècle ! Enfin, dans les journaux surtout, parce que dans la vraie vie, c’était pas rose tous les jours. L’époque voue un tel culte à la presse satirique que certains titres naissent pour accompagner un scandale, et disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus.
Tous ces journaux ont un point commun : ils sont fondés par des patrons de presse, qui doivent trouver un large lectorat pour survivre. Le journal satirique est une marchandise, comme un livre, un quotidien d’information, ou encore un objet manufacturé.

Vous vous demandez qui a bien pu fonder ce fameux journal l’Assiette au Beurre ?
Sigismond Schwarz. C’est un patron de presse né en 1858 en Hongrie et naturalisé français à la fin des années 1880, qui fonde l’Assiette au Beurre en 1901. Schwarz, que Roland Dorgelès qualifie de « patron braillard qui recevait si mal les artistes », possède alors d’autres journaux comme Le Froufrou, Le Pompon, Sans-Gène ou encore Le Tutu, très différents de l’Assiette au Beurre, dont il est difficile de trouver un équivalent à l’époque. Contrairement aux autres périodiques de ce type qui mêlent dans leurs pages articles et caricatures, comme la fameuse revue hebdomadaire Le Rire, fondée en 1894 par l’éditeur Félix Juven, l’Assiette au Beurre publie presque uniquement des dessins, la plupart du temps des dessins pleines pages et même en double page. Schwartz écrira par exemple « j’ai l’intention de publier prochainement un journal hebdomadaire satirique illustré en couleur, qui parlera sous une forme très mordante, très cinglante, de la vie sociale actuelle ».


Mais au fait, pourquoi l’Assiette au Beurre ?

Le titre d’un journal, c’est très important. C’est son identité. Il s’agit d’une expression largement présente à la fin du 19e siècle, qui permet de désigner un revenu lucratif ou une source de faveurs plus ou moins licite. L’expression pourrait remonter au Moyen Age, à une époque où le beurre était réservé à une élite. Au 19e siècle, nombre de textes et d’images y font référence et la revue traduit en dessin l’expression dès son premier numéro. Une République opulente et riche trône sur l’assiette au beurre, elle-même portée par le petit peuple. L’assiette au beurre symbolise les élites.
Mais si nombre de journaux satiriques jusque-là comportaient quatre pages avec un seul dessin en couverture comme L’Eclipse, La Lune, Le Chambard Socialiste ou encore Le Grelot, L’Assiette au Beurre offre chaque semaine seize pages de dessins, et des dessins en couleur qui plus est.
La revue reproduit le travail de dessinateurs très différents, on ne s’étonnera donc pas d’y trouver des styles et des tonalités très divers. Certains numéros affichent une grande virulence politique, tandis que d’autres, avec des dessins humoristiques ou des caricatures de mœurs nous semblent aujourd’hui bien plus fades. Beaucoup évoquent des problématiques de l’époque : le poids de la religion catholique, l’alcool, la peine de mort, la condition ouvrière ou encore les violences policières. Le monde politique n’est pas épargné, notamment les parlementaires ou les gouvernements qui se succèdent, sans oublier certains scandales qui touchent les élites, ou encore les présidents de la République. Certains numéros se constituent en galeries de portraits d’artistes, d’acteurs ou d’écrivains, d’autres évoquent le lointain, et pas seulement les souverains étrangers, mais aussi la colonisation ou les tensions internationales, ainsi que le risque de guerre. Dans cet ensemble, peu de dessins sont spécifiquement anticapitalistes, anticolonialistes ou antimilitaristes, mais ce sont ceux qui ont le mieux traversé le temps. A noter des numéros antiféministes et d’autres, raillant l’homosexualité… Certains numéros portent sur des sujets bien moins sérieux comme « les cocus » ou « les plages » par exemple…
Si dans les années 1870 à 1900 nombre de journaux satiriques ont été portés par un unique dessinateur, l’Assiette au Beurre a fait appel à des dizaines d’artistes, français ou étrangers, italiens, allemands, espagnols, tchèques, grecs, hongrois, suisses, etc., en tout plus de 200 dessinateurs différents, mais aucune dessinatrice ! Ceux dont on se souvient aujourd’hui encore s’appellent Grandjouan, Vallotton, Willette, Kupka, Steinlen, Jossot et Poulbot. Certains étaient des artistes reconnus comme Juan Gris par exemple. La plupart des dessinateurs rêvent de carrières artistiques, mais doivent se satisfaire de la presse comme gagne pain.

A qui s’adresse un tel journal ?
A ses lecteurs, bien sûr ! Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire en se focalisant sur les numéros les plus virulents, l’Assiette au Beurre n’est pas un journal militant comme d’autres titres qui affichent une ligne politique radicale et marquée : paraissent à la même époque les journaux anticléricaux Les Corbeaux et La Calotte, ou plus à droite Le Charivari, La Bastille ou encore Le Petit Panache. L’Assiette au beurre est même un journal cher, destiné à un public relativement aisé qui cherche une vraie virtuosité artistique. L’Assiette au beurre se vend entre 25 et 50 000 exemplaires chaque semaine, certains numéros auraient atteint les 200 000 exemplaires.
Même si la loi de 1881 a donné une grande liberté aux dessinateurs, ce type de journal suscite parfois la colère des autorités. C’est le cas notamment avec un numéro visant l’Angleterre, et ce fameux dessin en quatrième de couverture qui représente l’allégorie Britannique sur le postérieur de laquelle le dessinateur a habilement figuré le visage du roi anglais Édouard VII.
La justice aurait bien du mal à condamner un tel dessin. Les autorités usent donc d’un subterfuge, en pressant le préfet de police de Paris d’interdire le journal à l’affichage dans les kiosques ou les librairies notamment, ce qui entraîne une baisse considérable des ventes. Le journal trouve la parade, en recouvrant sur certains numéros le visage du monarque d’une longue robe. Si l’Assiette au beurre titille les autorités, elle ne sera jamais condamnée, contrairement à d’autres journaux militants au même moment.
Pour augmenter les ventes, certaines livraisons font l’objet de publicités dans la presse quotidienne, notamment. Mais si l’Assiette au Beurre rencontre un indéniable succès, elle rencontre rapidement des difficultés financières et s’essouffle au point de sombrer en juillet 1912. Pour un journal satirique français, dix ans de longévité n’est pas si mal, même si Le Charivari, fondé en 1832, perdurera au-delà de la première guerre mondiale, tandis que quelques autres titres du 19e siècle ont additionné les décennies.
Avec ses 9 800 dessins, L’Assiette au Beurre témoigne d’une époque : une époque fascinée par l’image, une époque nourrie de polémique politique, une époque friande de caricature et d’humour ou de dessins de mœurs, pour le meilleur et pour le pire.

Guillaume Doizy

Tag(s) : #Vidéos, #Presse "satirique"
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