Xavier Gorce, Raison et dérision, Tracts Gallimard n°28, 3,90 euros.
On lira avec jubilation ce « tract » Gallimard tout à fait stimulant de Xavier Gorce, rédigé suite aux excuses présentées par le journal Le Monde à propos d’un de ses dessins, excuses qui ont poussé le dessinateur à démissionner. Dans ces quelques pages brillamment écrites, Gorce s’explique, argumente, se fait défenseur de la liberté du dessin de presse et au-delà, de la liberté d’expression.
Sans remettre en cause le droit et même le devoir d’une rédaction d’opérer des choix dans les dessins qui lui sont proposés ou même de demander certaines modifications ou adaptations (que le dessinateur peut toujours refuser), Xavier Gorce invite le lecteur à réfléchir aux origines et aux conséquences de ces fameuses excuses, présentées par la direction du Monde comme la prise en compte du trouble suscité par le dessin incriminé chez des victimes de violences sexuelles.
Gorce se montre dubitatif face à la justification du Monde, rappelant le faible nombre des protestations reçues par le journal. Il évoque plutôt le rôle de certains journalistes au sein de la rédaction, pour qui la prise en compte des souffrances et des revendications communautaristes passe en quelque sorte avant le travail d’information. Comme pour le New-York-Times qui a renoncé à toute publication de dessins satiriques dans son édition internationale, seul un très petit nombre d’initiés est en mesure d’expliquer précisément le processus de décision dans ce genre d’affaire.
L’incertitude s’impose aux béotiens que nous sommes. On se demande en effet comment quelques journalistes et si peu de protestations de lecteurs peuvent avoir autant d’influence sur la direction d’un journal. Reste l’intervention d’un tiers, plus diffus et moins facile à désigner précisément : l’air du temps, qui, depuis des années, modifie considérablement notre regard sur l’humour, sur le dessin satirique et plus globalement sur la question de la prise en compte des sensibilités.
Cette zone de turbulence, nos sociétés la traversent depuis longtemps, c'est à dire bien avant que n'éclate l’affaire des caricatures de Mahomet de 2005-2006. Depuis les années 1990 en fait, la question de la sacralité des émotions, des individualités, des différences et des souffrances, s’impose à petits pas jusqu’à triompher largement de nos jours.
Gorce ouvre de son côté le débat : qu’est-ce qu’un dessin de presse ? Qu’est-ce qu’une société démocratique dans laquelle l’image instantanée photographique est produite par tout un chacun et véhiculée en masse par des réseaux ouverts ? Qu’est-ce que la liberté d’expression lorsqu’une minorité d’internautes malintentionnés alimente la tension sinon la haine envers toute idée qui ne leur convient pas ?
Le dessinateur, fort critiqué pour sa rudesse envers les gilets jaunes, défend bec et ongles la philosophie des lumières, l’universalisme qui cimente la société en lieu et place de la dynamique fragmentaire, communautariste et individualiste que nous connaissons aujourd’hui.
Relevons néanmoins une contradiction. Gorce explique que « le dessin de presse n’est pas l’outil d’un combat politique univoque et d’une idéologie » et ajoute que le dessinateur « n’a plus vocation à n’être qu’un technicien sommé de mettre son art au service de quelque dogme que ce soit », que le « dessin libre questionne les travers de la société. Tous les travers. Même ceux du peuple qui n’est pas moins faillible que ses élites ». En fin de compte, le dessinateur « libre » ne réclame-t-il pas pour lui-même une forme de sacralité dont il dénonce les effets pernicieux sur la liberté d’expression ? N’exige-t-il pas une forme de respect absolu pour ce qu’il pense, ce qu’il exprime au travers de ses dessins, un respect qui serait seul garant de la liberté d’expression ?
Même si le dessin de presse est associé au journalisme, la nature même du dessin pose comme centrale la question de la frontalité du point de vue et de l’opinion de son auteur, aspect moins sensible en ce qui concerne les articles. A-t-on vu journal s’excuser pour un article ? A-t-on vu journal renoncer à publier des articles au non du fait que l’un d’entre eux aurait suscité une polémique ou heurté des sensibilités ?
On peut regretter que Gorce ne discute pas de cette particularité, qui fait du dessin un genre absolument à part, un genre qui a toujours au fond été perçu comme plus problématique que l’écrit, plus redoutable (à tort ou à raison), plus difficile à manier au fond.
Pour le dessinateur, le dessin est une évidence. Contrairement à ce que dit Gorce, il n’est pas le meilleur moyen de s’adresser aux lecteurs peu lecteurs (au XIXe siècle, on disait « illettrés »). L’image dessinée est profondément complexe et l’éducation à l’image n’est sans doute pas en cause, même s’il faut la renforcer dans l’enseignement en particulier et dans la société en général. Le dessin de presse s’apparente à une synthèse de l’extrême, qui nécessite de la part du lecteur une culture immense, une communauté de sens et presque d'intérêts avec l'auteur du dessin, une capacité à s’extraire de ses propres émotions et à raisonner alors que l’objet même de la satire est la déraison.
Le dessin de presse, tout comme l’humour d’ailleurs, tiennent leur légitimité dans le fait même qu’ils sont problématiques, qu’ils nous confrontent au précipice, à la corde raide, au basculement imminent, au paradoxe inquiétant, à l’inconfort de la polysémie, à la jouissance douloureuse de la provocation. Et c’est parce que le dessin de presse ouvre mille chemins cognitifs pour le meilleur comme pour le pire, qu’il plaît aux universalistes « confortablement » installés dans leurs certitudes démocratiques, tandis qu’il hérisse et révolte les minoritaires qu’un sentiment de relégation rend particulièrement fragiles et susceptibles. Comment « raisonner » un dessin de presse quand on est une victime, pas seulement une victime individuelle, mais une victime sociale, un invisible, un réprouvé ?
En dessinant pour le journal Le Monde ou pour tout autre grand média, Gorce fait partie de cette élite pétrie de formidables idéaux démocratiques, universalistes et laïques, et ses dessins, de ce point de vue, ne peuvent peut-être pas tout à fait prétendre à ne pas être « l’outil d’un combat politique univoque, d’une idéologie ». Quoi qu'on en dise, le rapport de force entre le dessinateur et le lecteur demeurera toujours inégal, régit par une relation hiérarchique, au détriment de certains lecteurs.
Le débat est ouvert et passionnant, il faut lire absolument cet opus de Gorce, joyeusement éclairé de ses formidables pingouins.
Xavier Gorce, Raison et dérision, Tracts Gallimard n°28, 3,90 euros.
Guillaume Doizy
" Avec rigueur et honnêteté, Xavier Gorce tente de sauver le dessin de presse, cet art unique de la distance ouvrant au rire, à la réflexion et à l'échange. Et c'est un peu comme s'il fallait...
http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tracts/Raison-et-derision