Tu organises avec Thérèse Willer au Musée Tomi Ungerer - Centre international de l'illustration de Strasbourg une exposition intitulée « Rire à pleines dents. Six siècles de satire graphique ». Un panorama qui cherche à englober la satire moderne depuis ses origines, c'est du rarement vu en France, non ?
En effet. Depuis celle sur le « Dessin d’humour » à la BnF en 1971, il y a eu des expositions en Allemagne, d’autres en Angleterre et aux Etats-Unis, qui couvraient ce large ambitus chronologique, mais pas en France, en tout cas à l’échelle que nous lui donnons. En revanche, comme tu sais, des expositions plus resserrées, autour de Daumier, de la censure au XIXe siècle, des caricatures anglaises, de Napoléon en caricature, etc. oui, bien entendu, et souvent d’excellente qualité.
Rire à pleines dents : la caricature est-elle vraiment porteuse du rire ? Quels rires ? Qui rit de telles charges ? Quels sont les enjeux du rire dans de telles images ?
C’est l’ambiguïté assumée du titre : on rit à pleines dents, on croque à pleine dents, on dévore à pleines dents, etc. L’idée était précisément de suggérer toute l’ambiguïté du rire particulier à la satire, sa parenté possible avec la cruauté, voire avec l’effroi, mais aussi la difficulté qu’il y a, dans certains cas, de pouvoir rire, le fait que ce dont a pu rire à une époque ne nous arrache même plus un sourire, nous laisse indifférent, ou au contraire nous choque, etc. Tes questions le suggèrent bien, le rire est multiple, connaît des variables sur le plan culturel, historique, social, il est soluble dans le temps et dans l’espace. Souvent les images qui nous intéressent possèdent différentes strates de signification, de l’allégorie au langage corporel, parfois elles sont accompagnées de textes qui pouvaient être lus par ceux qui savaient lire pour ceux qui ne savaient pas, il arrive même que les légendes soient proposées en trois langues, pour viser un public le plus large possible. En outre — nous le savions, mais en avons eu confirmation à mesure que nous réfléchissions sur les œuvres à présenter, sur leur accrochage, sur la manière de les faire dialoguer entre elles travers les siècles —, les satiristes sont souvent de grands moralistes et le rire, qu’il soit manifeste et sonore, ou, au contraire discret et intériorisé, paraît être déclenché par une sorte de dévoilement subit que produit l’image : le satiriste met au jour une vérité (ou ce qu’il considère comme tel), il fait tomber les masques, déjoue les apparences trompeuses, les faux-semblants, les artifices sociaux, etc.
Pourquoi avoir choisi dans votre titre l'expression "satire graphique" plutôt que "caricature" ?
J’essaie de le clarifier dans l’introduction du catalogue, mais disons au moins pour deux raisons. D’abord parce que la caricature, au sens strict du terme, fait son apparition en Italie à la charnière du XVIe et du XVIIe siècles avec les frères Carrache, et qu’elle alors une pratique d’atelier, dessinée et non gravée, peu diffusée, jusqu’au XVIIIe siècle, en dehors des artistes qui s’y essaient et des cercles d’amateurs. En revanche, l’estampe satirique apparue avec la Réforme est une image multiple, polémique, subversive, diffusée, placardée, accompagnant des pamphlets, des libelles, etc. Il me semble ainsi que la satire graphique intègre le langage caricatural (comme l’exagération grotesque des traits physiques, les disproportions tête/corps, les grimaces, le registre trivial, la scatologie, etc.), mais qu’il existe toute une production caricaturale, à dire vrai plutôt depuis le XXe siècle, qui n’est pas vraiment satirique, j’entends par là qui est plutôt bienveillante à l’égard de ses modèles, comme le montrent les multiples portraits caricaturaux à destination des touristes qui dérivent de cette pratique ; c’est cette caricature-là que les manuels de dessin pour amateur du type How To Draw Caricatures plébiscitent. Deuxième raison, nous en avons déjà parlé par le passé, parce que le mot « caricature », surtout dans les médias français, est au mieux associé à Charlie Hebdo, c’est-à-dire à un type de production bien spécifique qui a éclos en France avec la Cinquième République, mais, surtout, le plus souvent, employé à tort et à travers, entraînant pour le public des confusions avec le dessin d’humour, le dessin de presse, les cartoons, etc. S’il y a un caractère didactique dans l’exposition telle que nous l’avons conçue avec Thérèse Willer, il est tout à fait intentionnel, surtout dans la situation actuelle où les défenseurs de la liberté d’expression doivent se garder aussi bien sur leur droite que sur leur gauche.
Depuis les gravures de la Réforme, la caricature ne connaît pas toujours la même vitalité. Quelles sont les périodes les plus riches de cette histoire que votre exposition met en avant ?
Sans doute la Réforme protestante avec Lucas Cranach et Tobias Stimmer — le fait que nous soyons à Strasbourg n’est sans doute pas indifférent dans cette sensibilité —, puis seconde moitié du XVIIIe siècle en Angleterre avec Hogarth, Gillray, Rowlandson ; le XIXe siècle français de Grandville à Vallotton en passant par Daumier, Traviès, etc., mais aussi allemand avec Wilhelm Busch, américain avec Thomas Nast, belge avec Félicien Rops et James Ensor, etc. ; enfin, le XXe siècle international, même si l’on y retrouve aussi beaucoup de Français : Gus Bofa, Jean Sennep, Siné, Bosc, Topor, Ungerer bien entendu.
Le rire et la caricature depuis quelques décennies suscitent une forme de réprobation sociale. Et pas seulement par les intégristes religieux. Comment perçois-tu ça, quelles conséquences sur la caricature actuelle ?
Je le perçois avec une consternation que j’essaie de dépasser précisément en travaillant à faire connaître la richesse de ces images, leur variété, leur inventivité, leur histoire. Cette réprobation sociale, cette forme d’intimidation qui vise les dessinateurs satiriques est souvent encouragée par des discours victimaires qui entretiennent une confusion quasi animiste entre image et réalité, dégainent le « blasphème » ou l’ « offense » à la moindre occasion, exigent — et obtiennent — des « excuses ». Du reste il existe depuis toujours, chez les puritains, une double défiance : contre le rire, contre les images. On imagine la répulsion que suscite chez eux la combinaison des deux. Pour le reste, il suffit d’ouvrir L’Assiette au beurre, Hara Kiri ou un vieux numéro de Zap Comix pour voir tout ce qu’il est devenu difficile de montrer pour un caricaturiste ou un cartooniste actuel.
Quels événements sont programmés pour accompagner l'exposition ?
Des visites et des conférences, des interviews, mais surtout, pour montrer que, malgré tout, l’image satirique reste vivante et que la relève est prête, un concours de dessins ouvert aux élèves de la classe d’Olivier-Marc Nadel et Olivier Poncer, professeurs à la Haute École des Arts du Rhin. Les dessins sélectionnés viendront rejoindre l’exposition et seront ainsi accessibles au public.
Propos de Martial Guédron recueillis par Guillaume Doizy