Au mois de juin 2022, une polémique a éclaté autour d’une fresque du graffeur avignonais Lekto, son œuvre représentant Jacques Attali manipulant par des fils la marionnette Macron-Pinocchio. La presse, faisant suite à certaines déclarations de personnalités politiques, n’a pas manqué de qualifier la mise en scène d’antisémite. Deux arguments ont été avancés : le visage d’Attali aurait été violemment caricaturé, renvoyant aux pires dessins portés par la presse nazie dans les années 1930 ; enfin, la métaphore de la manipulation-marionnette constituerait un poncif de la caricature antisémite. Cette polémique en rappelle d’autres : le dessin d’Antonio Antunes, publié par le New York Times en 2019, avait lui aussi suscité une virulente polémique ; de son côté, le dessinateur allemand Dieter Hanitzsch a été licencié de son journal la Süddeutsche Zeitung, qui avait reproduit en 2018 un de ses dessins visant Benjamin Netanyahou. Dans les deux cas, l'association Cartooning for peace de Plantu avait apporté son soutien aux dessinateurs incriminés au nom de la liberté d'expression.
Loin de partager cette analyse "antisémite" de la fresque de Lekto, j’ai à l’époque publié un billet m’étonnant que l’on puisse qualifier le visage de Jacques Attali de « caricaturé », arguant que les journalistes proférant de telles remarques ne devaient pas avoir vu beaucoup de caricatures antisémites dans leur vie. Le visage, plus réaliste que caricaturé, ne présente aucun des « stigmates » dont les antisémites accablent leurs cibles anti-juives, en général figurées avec des oreilles décollées, front fuyant, lèvres et sourcils épais, nez proéminent, cernes sous les yeux, cheveux crépus, etc.
En l’absence de tout symbole pouvant caractériser la judéité d’Attali (kippa, étoile de David, chandelier à sept branches, etc.) ou même sa richesse – poncif de l’antisémitisme -, reste donc la métaphore de la marionnette qui caractériserait l’antisémitisme du dessin. Pour y voir plus clair, nous avons cherché à documenter les dessins satiriques recourant à ce motif, afin de voir s’il s’agit réellement d’une norme caractéristique de la palette antisémite.
La marionnette, en tant que divertissement, se diffuse en Europe au Moyen-âge et rencontre un vrai succès aux 17e et 18e siècles, aussi bien dans l’espace public (foires et théâtres) que privé (même dans les milieux aisés). Le divertissement prend souvent un caractère politique, comme pendant la révolution française de 1789.
Dès le début du 19e siècle, ce sont les dessinateurs anglais qui s’approprient le motif de la marionnette articulée que manipule avec ses deux mains un personnage central. Le jeu est double : la cible est transformée en objet dérisoire de bois ou de carton, sa taille est considérablement réduite également, ce qui lui confère un caractère ridicule et marque bien le rapport d’autorité du manipulateur sur son jouet.
Dans notre corpus, le premier item date des années 1830, produit dans le giron de Philipon, le fondateur de La Caricature en 1830 et du Charivari en 1832, deux journaux qui marquent la naissance de la presse satirique en France. Dans cette lithographie, le roi Louis-Philippe tient dans ses mains les bois de marionnettes à fils qu’il agite au dessus d’un petit théâtre. On a là une appropriation très réaliste d’une scène de marionnette que l’on pouvait voir à l’époque aux Champs-Elysées ou aux Tuileries, les petits théâtres de marionnettes y rencontrant un beau succès. Dans la caricature, le théâtre présente un certain intérêt : il permet de désigner une institution ou une structure symbolique « réelle » dans laquelle évoluent les personnages visés : il peut s’agit de la maison royale, du palais Bourbon ou encore de l’Europe. Cet élément architectonique a l’avantage de permettre au lecteur de mieux situer le contexte de la scène.
Louis-Philippe manipule les membres du gouvernement, personnages fantoches sans autonomie ni libre arbitre, totalement inféodés aux désidératas du monarque, dont cette représentation souligne la ressemblance avec l’absolutisme des temps passés. Le motif se simplifie par la suite, avec la suppression du cadre architectonique. Pour la caricature politique, il s’agit de confronter le manipulateur à sa chose, dans un rapport d’immédiateté et toujours d’infériorisation du manipulé par le jeu de disproportion de taille entre les deux protagonistes. L’important n’est pas le théâtre, mais bien le lien de subordination entre les deux personnages.
La caricature ne se limite pas aux marionnettes à fils, mais recoure volontiers à celles dites à gaines. Dans ce cas, le manipulateur se situe sous les personnages qu’il anime, ou à côté de lui, tandis que dans le cadre des marionnettes à fils, l’illusionniste se tient au dessus, dans une posture de domination. Si le manipulateur est parfois à moitié caché derrière un paravent ou un décors pour souligner le caractère malin de son activité, le caricaturiste joue par moment de la synecdoque en réduisant le démiurge à sa main seule. Dans ce cas, la manche de la veste permet de suggérer l’identité du personnage.
La métaphore de la marionnette est paradoxale : elle révèle une manipulation, qui fait tout dans la réalité pour se dérober aux regards.
Ce motif, que l’on retrouve chez de nombreux dessinateurs depuis 1830, continue de faire florès en ce début de 21e siècle, surtout chez les dessinateurs anglo-saxons qui recourent plus volontiers à des métaphores visuelles que leurs homologues français, tenants de la ligne claire affectionnant les jeux de mots. Chez les cartoonists éditoriaux anglo-saxons, quelle que soit leur origine géographique, la métaphore de la marionnette à fil reste une valeur sûre. Ces dernières années, aucun grand « méchant » de la planète n’a échappé au procédé, avec une palme pour Poutine, grand manipulateur de ses alliés, ou même Trump, que les dessinateurs américains ont régulièrement présentés sous cette apparence de marionnettiste.
Si la plupart des dessinateurices reprennent ce motif sans adaptation majeure, une minorité d’entre iels n’a cessé, depuis les années 1950, de renouveler son appropriation. Une nouvelle figure est apparue : le manipulateur qui se manipule lui-même. On peut voir également le manipulé prendre sa revanche et, par son énergie, mettre à terre son manipulateur, dans un jeu d’inversion du motif (monde à l’envers). Parfois, c’est le système d’articulation de la marionnette (croix de bois et fils) qui a été transformé de manière originale, pour montrer par quel système le manipulateur se joue de ses cibles.
Autres processus de renouvellement : le méchant de l’histoire ne manipule pas d’autres humains, mais des symboles ou des objets (les étoiles du drapeau européen ; la terre…). Certain.e.s dessinateurices peuvent également jouer sur l’emmêlement des fils, ou différencier ces liens par la couleur et ainsi enrichir la métaphore. L’innovation peut procéder de l’affirmation d’indépendance et de liberté de mouvement du manipulé, que contredit la métaphore elle-même (voir le dessin de Man).
Malgré l’ancienneté du procédé, les adaptations innovantes se poursuivent. Un dessinateur iranien fait des fils le prolongement des poils de barbe d’un chef religieux ; de son côté, la dessinatrice Coco rompt dans Libération avec le traditionnel motif qui fait de la main – qui tient le système des fils ou la marionnette -, le vecteur de la manipulation. Pour se moquer de la sensibilité complotiste du chef de la France insoumise, Coco met en scène un Mélanchon auto-manipulateur… par les pieds. Jolie trouvaille !
Il est amusant de constater qu’à une époque où la marionnette ne rencontre plus l’intérêt dont elle a pu bénéficier en d’autres temps, les dessinateurs de presse continuent de s’appuyer sur un poncif visuel qui reste largement connu et compris du lectorat. Par bien des éléments constitutifs de sa grammaire, l’image satirique s’avère profondément traditionaliste, devant nécessairement s’appuyer sur un code largement maitrisé par le public, toute innovation se confrontant à de possibles incompréhensions. Dans tous les cas, ces dessins ne sont jamais dénoncés comme recourant à un procédé qui serait typique de la doxa antisémite.
Dans les cent-cinquante dessins que nous avons glanés, dont les premiers datent du tout début du 19e siècle, une dizaine « seulement » relève de l’antisémitisme. Tout comme le motif du « juif-monde » (un personnage enserre ou manipule la terre), ces images restent donc extrêmement marginales. Et c’est parce que l’historiographie ou les manuels scolaires en font des emblèmes qu’elles deviennent, dans les discours, des « poncifs » de l’antisémitisme. Leur rareté devrait pourtant donner à réfléchir. Mais les raccourcis sont toujours plus simples que les raisonnements nuancés. Cette rareté du motif dans la production antisémite nous est confirmée par un des plus grands collectionneurs d’images antisémites, qui, sur 40 000 documents, possède une dizaines de juifs manipulateurs de marionnettes. 10 sur 40 000, on est loin du poncif…
Dans ces caricatures antisémites, la judéité des cibles est caractérisée par une stéréotypification de la morphologie et du visage du « Juif » supposé, mais également par l’adjonction de symboles : en premier lieu l’étoile de David, ou encore l’argent. Ces différents éléments, par leur redondance, permettent au lecteur d’identifier sans hésitation « le » Juif tel qu’il est fantasmé et honni par les antisémites. C’est bien cette répétition et cette évidence caricaturale qui caractérise l’antisémitisme visuel, pas la métaphore de la manipulation en soi. Notons d’ailleurs que le dessinateur Vadot, qui invoque la métaphore de la marionnette à fil pour évoquer les théories du complot, joue sur l’effet du contre-jour pour introduire un effet de dramatisation et de dissimulation des manipulateurs. La métaphore ne caractérise pas en soi l’antisémitisme, elle évoque uniquement la manipulation. La très grande majorité des dessins ci-dessous le confirme.
Guillaume Doizy
Ci-dessous : l’ensemble des dessins que nous avons glanés classés par ordre chronologiques, avec à la fin, des dessins non datés :
Dessins non datés :