Guillaume Doizy, "Grandjouan, une affiche pour dénoncer la répression", MOLCER, 2022.

Hormis la parenthèse du Chambard socialiste (1893-1895) qui n’a jamais été l’organe d’un parti, les socialistes en France jusqu’à la Belle Époque ont montré assez peu d’enthousiasme pour la caricature politique. C’est du côté des anarchistes, et notamment des syndicalistes révolutionnaires, que l’on rencontre un véritable engouement pour la caricature à la Belle Époque. Nombre de journaux ou de groupes s’adonnent à la « propagande par l’image », expression largement répandue dans les années 1900. A l’extrême gauche, chez les républicains radicaux, mais également à l’extrême droite, on publie abondance de papillons gommés, de cartes postales, de tracts illustrés ou de brochures agrémentées de caricatures. Les antimilitaristes organisent par exemple en 1904 une vaste campagne basée sur l’envoi de cartes postales illustrées au président de la République. Grandjouan est incontestablement le dessinateur de cette sensibilité le plus prolifique, le plus engagé et le plus connu encore de nos jours. Né en 1875, issu d’une famille bourgeoise de la région de Nantes, il s’installe à Paris dans les années 1900 et publie dans de nombreux journaux aux sensibilités politiques parfois divergentes : le journal Le Rire, modéré sinon conservateur ; L’Assiette au beurre qui s’adresse à un public aisé, ou à l’opposé la Voix du peuple et encore la Guerre sociale du militant socialiste insurrectionnel Gustave Hervé.
Grandjouan excelle dans la caricature politique et sociale, avec une prédilection pour l’antimilitarisme, l’anticapitalisme, l’anticléricalisme et une sévère critique du colonialisme. On lui doit en effet en « une » de L’Assiette au Beurre un des rares dessins proclamant « L’Algérie aux Algériens ». En plus de dessiner, Grandjouan rédige également des articles pour la presse militante sur le mouvement ouvrier américain ou « L’Art et le Peuple » par exemple. Pour lui, « sous notre belle République, l’Art n’est qu’une dérision, et les musées sont une perpétuelle insulte à la misère du peuple. Il semble que l’art n’ait pas d’autre mission que d’achever d’émouvoir le Repu et de chatouiller savamment ses fibres sensuelles. … Tout ce qui constitue l’art aujourd’hui gravite autour de la Bourgeoisie… L’immense armée des travailleurs, source de tout bien-être, ne reçoit en échange de l’Art qu’il subventionne que l’âpre moquerie des exploiteurs » . La caricature doit certes lui fournir des revenus, mais elle est également pour lui une arme sociale. Anarchiste, Grandjouan s’oppose alors à Jaurès.
Dans les journaux engagés auxquels Grandjouan collabore, on peut citer également les noms d’autres dessinateurs radicaux et talentueux : Delannoy, Poncet (futur député SFIO ; il est élu en 1914 face au préfet de police Louis Lépine) ou Gassier, futur co-fondateur du Canard enchaîné.
Dans cette extrême gauche anarchiste, l’image dessinée tient une place de choix. Mais Grandjouan va initier une nouvelle utilisation de la caricature, avec de nombreuses affiches politiques illustrées. Il n’invente certes pas le genre, le dessinateur Adolphe Willette fait imprimer dès 1889 une grande affiche illustrée caricaturale pour se présenter dans une circonscription parisienne en tant que « candidat antisémite ». Par ailleurs, si les affiches commerciales illustrées sont omniprésentes dans l’espace public dès les années 1890, et si l’extrême droite publie quelques grands placards au tournant du siècle, c’est bien Grandjouan qui donne à l’affiche militante ses lettres de noblesses.
Parmi des dizaines d’autres, nous avons choisi d’évoquer ici une de ces affiches qui ont fait alors la notoriété du dessinateur dans le mouvement syndicaliste de la Belle Époque et probablement également auprès des travailleurs. Il s’agit d’une grande affiche publiée en novembre 1908 et que La Guerre Sociale reproduit en noir et blanc. Sous le titre "Une affiche de Grandjouan », le journal explique que « l'Union des syndicats de la Seine vient d'éditer une remarquable affiche de notre collaborateur Grandjouan. C'est la première fois, à part quelques affiches de journaux, que les révolutionnaires se servent de cet admirable moyen de propagande qu'est l'affiche. Ce ne sera pas la dernière »… L’affiche de 1m10 sur 75 cm, est tirée en quatre couleurs sur papier blanc. Le journal précise qu’elle « doit figurer dans toutes les salles de réunion, syndicats, coopératives, restaurants, groupes socialistes ou révolutionnaires ». Elle est vendue au prix de 50 centimes, soit 10 fois le prix d’un journal quotidien de l’époque.
Quatre couleurs ! Une véritable prouesse pour le public visé, plus habitué aux illustrations en noir et blanc sur mauvais papier ! A l’époque en effet, la presse militante s’imprime en noir uniquement. Il s’agit d’une affiche politique qui n’appelle à aucun rassemblement, qui n’a pas pour but de convaincre les travailleurs de se syndiquer ou de s’organiser. Elle porte un message général, une critique frontale contre la répression gouvernementale. Comme dans nombre de caricatures d’extrême gauche de l’époque, Grandjouan choisit de rappeler à Aristide Briand, ministre de la justice tout au long de l’année 1908, ses discours de jeunesse. A l’instar de Millerand, premier socialiste à accéder au rang de ministre, Briand était encore quelques années auparavant un radical-socialiste, avocat engagé auprès du monde ouvrier, auteur d’articles virulents dans le journal anticlérical La Lanterne, tout en étant lié à Fernand Pelloutier, secrétaire de la Fédération des Bourses du Travail. Il appelait alors les ouvriers à se révolter, comme en témoigne l’extrait publié en haut du placard : « Allez à la bataille avec des piques, des pioches, des fusils : loin de vous désapprouver, je me ferai un devoir, le cas échéant, de prendre une place dans vos rangs".
L’affiche, vendue par La Guerre sociale et par L’Humanité est évoquée par plusieurs journaux comme une réponse à la répression des grèves de Draveil et de Villeneuve-Saint-Georges, qui a été l’occasion, pour le président du Conseil d’alors, Clemenceau, de décapiter la CGT en faisant procéder à l’arrestation plusieurs de ses dirigeants révolutionnaires. Émile Pouget, Griffuelhes, Georges Yvetot (secrétaire de la Fédération des Bourses du travail) et Amédée Bousquet notamment sont arrêtés. Monnatte s’exile en Suisse.
Dès 1907, les carriers des sablières de Draveil se mettent en grève et obtiennent gain de cause. Une section syndicaliste a été initiée dans la ville par Paul Lafargue quelques années auparavant. Le sable est alors largement utilisé dans la construction à Paris notamment. Dans la foulée du 1er mai 1908, les carriers se lancent de nouveau dans la grève, qui va durer jusqu’à la fin du mois de juillet. Le pouvoir réprime alors violemment les manifestants, tuant plusieurs d’entre eux, en mutilant d’autres.
Grandjouan illustre la violence de cette répression. Sous la citation, on distingue les dragons à cheval sabre au clair, une forte masse noire au milieu de laquelle on reconnait le ministre de la justice, Aristide Briand, vêtu de sa robe à collerette d’hermine. Les chevaux, sabots ensanglantés et bouche grande ouverte, forment une transition avec la partie basse du dessin : sous le choc, des corps d'ouvriers désarmés et pour certain en colère ou tentant de résister, s'écroulent dans le sang.
Le dessinateur propose ici une scène d’action qui permet de souligner la brutalité de l’État, la responsabilité du ministre de la Justice, et également les conséquences de cette brutalité. Dans la presse illustrée et les journaux satiriques, les scènes de répression ne manquent pas. Certaines s’en tiennent à montrer les conséquences de la répression, avec en général des cadavres et des gens éplorés, mais sans que les bourreaux soient représentés. D’autres mettent en scène le face à face dans des images parfois très dynamiques. La répression des grèves en France ou des révoltes dans les colonies, mais également de la première révolution russe de 1905, entre autres événements, poussent les dessinateurs à multiplier les mises en scène de ce type. Mais contrairement aux illustrateurs qui édulcorent ce genre de scènes, Grandjouan accentue la violence par les touches de couleur rouge sang, par l’expression des visages et également par la présence de blessures bien visibles. Quatre mois après les événements, il fait œuvre de mémoire. Il s’agit de condamner les bourreaux autant que d’honorer les victimes, tout en suscitant un sentiment de révolte. Grandjouan accentue l’opposition entre les deux mondes qui s’affrontent : sombre pour la répression, clair pour les ouvriers ; masse compacte des dragons, corps des ouvriers clairsemés ; enfin, les deux tiers de l’image sont consacrés à la répression, qui écrase visuellement les réprimés désarmés et frêles. La lecture de haut en bas se conclut par un jeu typographique assez inhabituel à l’époque : les lettres « Villeneuve-Saint-Georges », sont elles-mêmes maculées de sang. Le sous-titre, « Les victoires de la IIIe République » recourt à l’ironie, sans risque de confusion possible vu le type de public visé par l’affiche. Le lecteur s’identifiera plus facilement aux ouvriers du premier plan, c'est-à-dire proches de lui, qu’à l’arrière plan.
Cette violence portée par un graphisme réaliste et le traitement des uniformes en un aplat noir, traduit le point de vue de Grandjouan sur la société. Tout au long de l’année 1908, le caricaturiste s’est exprimé en tant que militant par des lettres aux journaux, en illustrant diverses brochures; en rédigeant des articles pour la presse syndicaliste révolutionnaire, en prenant la parole lors de procès, et enfin en intervenant lors d’un congrès de la CGT comme représentant du syndicat des lithographes, congrès pendant lequel on discute d’antipatriotisme, d’insurrection et de grève générale. Grandjouan défend les thèses les plus radicales en faveur d’un syndicalisme politique et non « neutre », question qui divise alors la CGT. Comme le rapporte L’Humanité, pour notre dessinateur, « la patrie est le syndicat des exploiteurs ». En décembre 1908, le journal de Jaurès cite une fois de plus Grandjouan, pour qui "le syndicalisme sera complet lorsqu'il sera en même temps anti-patronal, anti-religieux, anti-patirote, anti-parlementaire et anti-légaliste".
Difficile de dire quelle a été l’audience de l’affiche, sa diffusion réelle. En décembre 1908, jugée comme « séditieuse », elle fait l'objet d'une saisie par la gendarmerie à Boissy-Saint-Léger. Deux ans après, elle heurtera certains journalistes outrés de la voir présente sur le cercueil d’un militant réprimé par la police. De son côté la revue Le Métallurgiste reproduira l’affiche, mais avec une modification : « Villeneuve-Saint-Georges » y a été remplacé par « Le Havre », signe d’une circulation et de réemplois à des fins militantes.
Malgré la loi libérale de 1881 sur la presse et l’édition, la « liberté d’expression » reste limitée pour les dessinateurs ou plus généralement les journalistes d’extrême gauche. Si Grandjouan a été acquitté en janvier 1908 pour un dessin paru dans La Voix du peuple (en déclarant alors crânement au juge « vous m’acquittez parce que je suis un bourgeois »), si comme on le voit l’affiche fait l’objet de saisies, c’est son camarade dessinateur Delannoy qui va être bientôt condamné à de la prison ferme pour un dessin représentant un général en bourreau, paru en mai 1908 en une du journal Les hommes du jour. Grandjouan, qui sera secrétaire-trésorier du « Comité révolutionnaire antiparlementaire », sera à son tour condamné à 18 mois de prison pour un de ses dessins en 1911, et préférera l’exil.

Guillaume Doizy

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Jules Grandjouan, une affiche pour dénoncer la répression
Tag(s) : #Analyses sur la caricature
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