Dans son dernier numéro Papiers Nickelés évoque le motif des mains coupées, « fake news » avant l’heure de la Grande Guerre. La revue présente le phénomène comme un exemple de la propagande organisée par l’État-major français qui "en a été l'artisan déchaîné". Les mains coupées "plurent tout de suite aux dessinateurs de presse" très heureux d'avoir "la possibilité de dessiner quelque chose d'impossible en temps normal. Trop effrayant". Pan sur le bec pour Papiers Nickelés !
Propagande ?
L’emploi du terme de « propagande » est toujours délicat pour la période de la Grande Guerre. Le procédé désigne tout autant les discours des autorités visant à mobiliser et modeler l’opinion, que ceux formulés par les médias plus ou moins spontanément par adhésion au processus guerrier.
Un historien irlandais, John Horne, s’est intéressé à cette mythologie des mains coupées, qui s’inscrit dans la rhétorique sur les crimes supposés ou réels commis par les Allemands au début de la Guerre, lors de l’invasion de la Belgique notamment. Dès la fin du conflit, ces développements sur les crimes Allemands ont été dénoncés comme résultant d’un processus de « bourrage de crâne », et notamment la fameuse accusation des mains coupées.
Dès l’entre-deux-guerres on affirme donc que, contrairement à ce que l’on pouvait lire ou voir dans la presse française entre 1914 et 1918, les soldats allemands n’ont pas coupé de mains enfantines pendant le conflit. Plus récemment, l’historiographie a cherché à documenter les crimes en question en s’appuyant sur des sources belges, françaises, anglaises, mais aussi allemandes, confirmant le caractère mythologique de la section des mains d’enfants.
Dans son article déjà ancien « Les mains coupées : "atrocités allemandes" » publié dans la revue Guerres mondiales et conflits contemporains (n. 171, juillet 1993), l’historien irlandais John Horne étudie la manière dont s’est formée la « fake news » principalement diffusée par la presse. Résultat : la presse relaie dès le mois d’octobre des témoignages – réels ou fictifs - de civils belges évoquant ce crime particulièrement barbare. Les autorités ne sont en aucun cas à l’origine de ce mythe, les consignes de la censure en cette fin de l’année 1914 appelant à la plus grande réserve sur l’évocation des crimes allemands pour ne pas effrayer la population française. John Horne explique que « dès le 4 septembre [1914], le général commandant la 10e région (Bretagne) invite la presse à éviter d'en publier des récits et le 15 septembre, Millerand (ministre de la Guerre) demande formellement à la censure de "ne pas permettre des récits d'atrocités allemandes qui risquent, en terrorisant les populations, de provoquer les exodes les plus lamentables" ». Plus intéressant encore, en 1915, l’État français (comme le reste des Alliés) organise sa propre propagande sur les « crimes allemands », mais… sans jamais évoquer les mains coupées, que ce soit dans les textes ou dans les affiches. Ce discours sur les crimes allemands va pourtant devenir une des bases de la propagande alliée, favorisant l’adhésion des populations aux buts de guerre.
On retrouve donc dans la presse dès la fin du mois de septembre des « témoignages » de mains coupées, il suffit d’interroger Gallica pour s’en convaincre. Ces récits sont toujours présentés comme des témoignages soit de Belges, soit de Français ayant été en contact avec des Belges ayant fui l’invasion allemande. Au fil des mois d’octobre à décembre 1914, ces descriptions, en fait en général des brèves de quelques lignes ou des mentions dans des articles plus vastes sur les crimes allemands, sont plutôt rares mais pas absents de la presse. On les retrouve parfois même dans des articles leaders en première page des quotidiens, que nous désignerons aujourd’hui sous le terme d’éditoriaux. La censure n’a pas très bien fait son travail, mais on sait qu’elle a été, tout au long du conflit, plus incitative que répressive et très hétérogène d’une région à l’autre, d’un censeur à l’autre. Notons que ces articles ne fournissent pas encore l’argument massue qui consistera à expliquer que les soldats allemands coupent les mains des enfants pour éviter qu’ils ne participent à une éventuelle revanche une fois devenus adulte. La « propagande » se construit dans la durée…
Des dessins à la peine
Il est difficile de savoir si la censure a joué sur le fait que, dans la presse satirique, nous ne retrouvons pas de dessins de mains coupées avant début 1915. Nous n’avons repéré qu’un seul dessin sur le sujet antérieur à cette date, et il s’agit d’une carte postale datée par le dessinateur du mois d’octobre (notre illustration). Jusqu’au début de l’année 1915, les cartes postales échappent à la censure, ceci expliquant peut-être cela. Sous le titre « Leurs trophées de guerre », l’illustration présente un soldat allemand casque à pointe sur la tête brandissant fièrement une main ensanglantée, mais les deux victimes sont difficilement identifiables comme des enfants en bas âge, comme ce sera le cas dans les dessins paraissant ultérieurement, ajoutant bien sûr l’horreur à l’horreur.
Il faut signaler un autre dessin daté par son auteur de « 1914 », dessin d’Ibels (antidreyfusard à la fin du 19e siècle), intitulé « L’insomnie du Kaiser ». Il est paru le 1er janvier 1915 dans La Revue, qui publie dans ses dernières pages divers dessins satiriques. Il a donc probablement été conçu au mois de décembre, c'est-à-dire tardivement.
Le thème commence à prendre chez certains dessinateurs à partir de janvier 1915, avec en tête de proue le dessinateur Willette qui en réalise plusieurs pour la couverture de l’hebdomadaire satirique Le Rire rouge.
La fake news des mains coupées n’a donc pas « très vite » intéressé les dessinateurs de presse et il faut rappeler, ce que constatait déjà John Horne dans son article, que ces images, ou même les évocations des mains coupées dans la presse, ne sont qu’une infime partie du discours sur les crimes allemands (viols, massacres, destructions de biens matériels, incendies de maisons, etc). Selon nos estimations, le motif a suscité probablement au plus une trentaine de dessins sur plusieurs dizaines/centaines de milliers parus pendant le conflit.
Il n’est pas simple d’expliquer le laps de temps qui s’écoule entre les premières évocations textuelles du phénomène et leur mise en image. On peut formuler une double hypothèse : d’une part les dessinateurs doivent attendre qu’un phénomène soit largement médiatisé pour pouvoir l’évoquer en image, sous peine de susciter l’incompréhension dans le lectorat ; de l’autre, la mise en mots ou en images n’a pas du tout le même impact psychologique. Même si le dessin satirique offre une mise à distance de l’horreur mise en scène, le choc visuel peut être perçu comme plus violent que celui induit par les mots. Il faut donc attendre que la « brutalisation » des consciences ait le temps de faire son œuvre avant que de telles images puissent être acceptables et même souhaitables, permettant de compenser toutes les peurs et les haines engendrées et nourries par la guerre qui s’inscrit dans la durée.
Enfin, soulignons que cette rhétorique des mains coupées manque d’homogénéité. Nombre de dessins présentent des soldats allemands coupant les mains de femmes adultes et non d’enfants.
Antériorité
Le motif des mains coupées ne date pas de la Grande Guerre. En effet, il s’agit d’une peine corporelle atroce infligée depuis l’Antiquité au moins et que la littérature (poèmes, pièces de théâtre, romans) et la presse française évoquent à la Belle Époque notamment dans le contexte colonial, en relation avec la Belgique (au Congo) ou la France (Maroc, Algérie). Si la presse rapporte des faits de mains coupées « indigènes », des dessins anticolonialistes présentent l’armée belge, russe ou française comme responsable de l’ablation criminelle de mains de colonisés… Les enfants sont déjà concernés !
Cette présence du sujet dans la littérature et la presse avant 1914 a sans doute favorisé l’émergence de cette « fake news » relayée par une presse tout à fait capable d’imaginer les pires bobards alors, sans que l’État lui tienne le canon sur la tempe.
Guillaume Doizy
Ci-dessous, galerie des dessins sur le thème des mains coupées classés par ordre chronologique croissant (avec une imprécision pour quelques cartes postales parues pendant la Grande Guerre :
AVANT OCTOBRE 1914 :
A PARTIR D'OCTOBRE 1914 :