La parution d’un nouvel ouvrage sur la caricature est toujours une fête. On peine à l’écrire, mais avec ce livre publié par Glénat, la fête est vraiment gâchée. Et pourtant, à première vue, on a affaire à du lourd : grand format, plusieurs kilos de papier, d’images, de textes, de titraille, mais aussi de… bizarreries, il faut le dire. Difficile à définir au demeurant. Livre d’histoire ? Dictionnaire ? Catalogue ?
Avec son quasi-millier de dessinateurices cité.es, avec ses centaines de journaux évoqués, ses huit ou neuf cents illustrations sur 400 pages, l’opus, au premier abord, a de quoi impressionner. Un feuilletage rapide titille néanmoins bien vite les fans d’iconographie : l’ensemble alterne entre couvertures de journaux superbement reproduites, et mauvaises photographies, sans oublier les repros de photocopies n/b dignes d’un exposé de lycée.
Dès les premières lignes, l’auteur donne le ton tout en se montrant contradictoire, mettant à distance les définitions que pourraient fournir les « universitaires », sans pouvoir s’empêcher de broder sur le terme « caricature ». Dictionnaire ou livre d’histoire ? L’ouvrage s’articule en grands chapitres chronologiques, censés correspondre aux grandes périodes de l’Histoire des 19e et 20e siècles. Certaines périodes bénéficient de plusieurs chapitres, quand d’autres doivent se contenter d’un seul : cent pages pour le 19e siècle, cent autres pour la première moitié du 20e et donc deux cents pour la période qui court de la Libération à 2015. Troublant déséquilibre, d’autant que pour l’auteur la caricature connaît son âge d’or à la fin du 19e siècle ! Alors qu’Yves Frémion justifie le sommaire du livre par les retournements de l’Histoire, le découpage traduit plutôt la subjectivité du livre, centré sur la période que connaît le mieux son auteur ! Le découpage historique n’est d’ailleurs pas sans poser de difficulté : à quel chapitre évoquer les journaux centenaires comme Le Charivari ou Le Canard enchaîné ? Quand s’intéresser à tel ou tel dessinateur, surtout avec la multiplication des chapitres qui donne la part si belle à la seconde moitié du 20e siècle ?
Chaque chapitre a droit à son introduction générale, suivie d’articles présentant quelques « grands » journaux satiriques, puis de notices – nombreuses - consacrées aux dessinateurs ou dessinatrices, mais avec une hiérarchisation qui n’est pas inutile d’ailleurs : les principaux, les « autres dessinateurs » et enfin les dessinateurs à « ne pas oublier ».
Si la construction générale suscite un certain scepticisme, les textes ne paraissent pas plus convaincants. Jugements à l’emporte-pièce, incessants allers-retours chronologiques, approximations innombrables, erreurs et banalités côtoient heureusement des passages plus intéressants. Dès la page 17, les bras nous en tombent avec la naissance du journal La Caricature en « 1930 ». P. 24 c’est la « Rue Transnonain » de Daumier qui est analysée comme la première utilisation d’un fait divers « dans la caricature », Daumier étant présenté comme étant « toujours du côté des opprimés » (les femmes féministes et socialistes qu’il a violemment caricaturées et son absence de dessin pour dénoncer le massacre de milliers d’ouvriers pendant les Journées de juin 1848, en témoignent). Page 53, c’est le « Père Scie » qui est associé au Second Empire, la caricature du ministre censeur (Persil) ayant paru en 1832. Même page, Yves Frémion nous parle du « Troisième Empire » (j’ai dû dormir pendant les cours d’histoire au collège).
Les approximations historiques sont innombrables et questionnent nettement la crédibilité du livre. Ainsi, p. 53 Jules Ferry « impose la laïcité en retirant à l’Église un monopole étouffant sur l’éducation ». La Laïcité est si bien « imposée » dans les années 1880 qu’il faudra une loi en 1905 pour séparer les Églises de l’État… « La gauche qui parvient au pouvoir en 1906, la plus radicale depuis les débuts de la République » ? On trouve ça p. 118… Les nombreux militants ouvriers et antimilitaristes arrêtés par Clemenceau apprécieront. N’est-ce pas plutôt 1902, avec le gouvernement de Combes que la République connaît son exécutif « le plus radical » ?
L’évocation du premier conflit mondial laisse également perplexe. On y apprend, par exemple, que « l’antisémitisme est dopé par la guerre » (p. 144), alors qu’on peine à trouver des images hostiles aux Juifs pendant cette période. Les dessins de Paul Iribe « deviennent alors un char d’assaut contre la guerre et ses méfaits, un monument de pacifisme apparent ». On croit rêver ! Iribe peut être classé dans le top 10 des dessinateurs les plus « antiboches » et belliqueux de cette période.
Vous en voulez encore ? Yves Frémion nous assure que L’Humanité « se saborde » en 1939 alors que le journal est interdit par le gouvernement Daladier lui-même… (P. 216)
Les erreurs de dates concernant les journaux ou les biographies sont nombreuses, et les jugements à l’emporte-pièce n’épargnent pas la caricature elle-même. Ainsi, sous l’Occupation, « De Gaulle est partout en caricature », alors que c’est la rareté qui prévaut au contraire.
Mais le principal n’est pas là. L’auteur nous abreuve d’aspects factuels, de listes de dessinateurs (ou dessinatrices) et de journaux, de centaines d’illustrations, sans jamais proposer, en 400 pages, l’analyse d’une seule caricature. Comment décoder ce presque millier d’images sans un minimum de décryptage ?
Le pire tient globalement à l’absence d’analyse sur les spécificités du langage de la satire visuelle, sur ses mécanismes, ses enjeux en termes de construction et de diffusion des stéréotypes. Jamais la question de la « réception » de ces images par le public n’est évoquée, pensée, réfléchie. Rien sur l’éthique du dessin de presse...
Livre d’histoire ? Dictionnaire ? Catalogue ?
Le pire du pire tient sans aucun doute au peu de place accordée à l’affaire dite des caricatures de Mahomet (trois lignes) et à ses conséquences. L’introduction de l'ultime chapitre se termine par cette phrase : « L’affaire, mondiale, des « caricatures de Mahomet », pousse Charlie Hebdo dans la surenchère mécréante, qui lui vaut plusieurs fois des ennuis, dont l’incendie de leurs locaux » (p. 377)… Des « ennuis » ! Alors que ce livre paraît deux mois avant la commémoration des 10 ans de l’attentat du 7 janvier 2015, l’événement n’est même pas évoqué, analysé, expliqué !
De qui se moque-t-on ? L’ouvrage étant sur-titré « Histoire du dessin politique et d’actualité 1830-2015 », on ne peut retenir une bouffée de colère et de tristesse.
Un « beau » gâchis de 400 pages. Accablant !
Guillaume Doizy