Concevoir 12 « notices » dans une perspective pédagogique n’est pas simple. Douze, c’est très peu et en même temps suffisant pour dire plein de choses et en omettre ou en dissimuler plein d’autres. Douze, c’est le nombre de « caricatures » de Mahomet publiées par le Jyllands Posten danois en septembre 2005 et qui avaient, en février de l’année suivante été accueillies par des boycotts, des manifestions et des discours de haine dans le cadre d’une campagne internationale en provenance de pays dits musulmans, les réactions de l’occident constituant une contre-campagne dans laquelle les caricatures en question étaient souvent tout autant instrumentalisées. Des caricatures, republiées par Charlie Hebdo avec quelques autres et qui ont justifié, aux yeux de deux jeunes terroristes, l’attentat de janvier 2015 contre le journal. Dans les jours et les semaines qui ont suivi, le « Je suis Charlie » a laissé place à une distance sinon à une indifférence pour la question de la liberté de caricaturer les religions, perspective largement abandonnée par la gauche et reprise par la droite ou l’extrême droite au nom du fait que l’Islamisme constituerait aujourd’hui un danger de premier plan en France. À noter qu'à l'heure où nous écrivons, la page Wikipedia évoquant les fameuses 12 caricatures de Mahomet ne les montre plus… 

Le glissement des discours en faveur de la liberté d’expression n’est pas seulement politique, il est profondément structurel. Alors que jusque dans les années 2000 on associait généralement la caricature à Daumier, c’est à dire à une perspective « émancipatrice », le dessinateur étant censé avoir défendu les « petits » contre les « gros » (rhétorique de la première « fiche » du kit), suite à la crise de 2005-2006, on assiste à un véritable renversement : des représentants politiques et parfois de gouvernements en occident portent de plus en plus le droit de caricaturer Mahomet, au point de brouiller cet enjeu historique d’une image satirique conçue d’abord comme moyen de lutter contre les oppressions, contre les institutions, contre l’État, l’Armée, et les pouvoirs. En 2015, la défense de Charlie Hebdo par 15 chefs d’États, par la police, par l’armée, a pu suggérer ou confirmer pour certaines personnes, un processus d’intégration de la caricature dans la Démocratie, c’est à dire dans cette superstructure (L’État, la Nation, la République) perçue comme oppressive par une jeunesse traversée par un fort sentiment de relégation.
Depuis la crise de 2005-2006 et a fortiori depuis l’attentat de Charlie en janvier 2015 puis l’assassinat de professeurs, la caricature constitue un point de friction majeur de nos sociétés et plus particulièrement en France, ou plutôt le miroir de frictions qui n’ont pas besoin de la caricature pour exister. La Région IdF en sa présidente LR Valérie Pécresse a donc décidé de proposer un kit et des ateliers aux élèves et enseignant.es. Il s’agit, d’après elle, de répondre à une « autocensure grandissante », aucun sujet ne devant être interdit. On ne peut s’empêcher de replacer cette décision dans ce mouvement plus vaste, entamé depuis 2005.

De « bonnes » caricatures
Premier constat, dans les 13 documents sélectionnés, aucun n’évoque directement cet enjeu crucial de la représentation de Mahomet. Autocensure ? Sujet interdit ? Il s’agit, on l’imagine de ne pas mettre le feu aux poudres comme on dit, sujet explosif assurément. Rien n’oblige bien sûr à remontrer ces caricatures. Néanmoins, tous les hommages n’ont-ils pas convergé en direction d’un Samuel Paty, mort pour avoir montré précisément ces images ?
Au-delà de ce constat, que nous disent les dessins retenus ? Et finalement, dans quel but cette sélection a-t-elle été opérée ? On peut présumer qu’il s’agit de répondre au fait que les polémiques autour de la caricature semblent suggérer une mauvaise acculturation de la jeunesse à ces images. Les élèves ne comprenant « plus » la satire, il faudrait faire preuve de pédagogie pour, in fine, leur permettre de consentir à la liberté d’expression, même quand l’opinion exprimée leur déplaît. De ce point de vue, l’intitulé du kit « Caricature et démocratie » donne le ton. Pour autant, derrière ce titre se cachent de multiples enjeux : la caricature est-elle un vecteur de démocratie ? Un vecteur d’oppression ? A-t-elle un pouvoir quelconque sur la formation des opinions ? Sous ses airs de poil à gratter, ne véhicule-t-elle pas à bas bruit (ou plus ouvertement) des stéréotypes propres à justifier et faire perdurer les exclusions et même la haine ?

Le premier grand défaut de cette sélection réside sans doute dans le choix de ne montrer que de « bonnes » images, c’est à dire des images qui, en apparence, véhiculent des discours propres à servir la démocratie. On a peut-être là l’erreur la plus fondamentale. Laisser croire que la caricature porte par essence des discours inclusifs et progressistes. Encore faudrait-il s’entendre sur ce que signifie inclusif et progressiste. Parce qu’au fond, la grande question tient au fait du partage de la liberté d’expression autant qu’à ses restrictions. En montrant de « bonnes » caricatures, ne suggère-t-on pas que la liberté d’expression servirait un unique point de vue ? N’a-t-on pas là une vision totalement absurde par rapport aux enjeux du bien vivre ensemble dans le cadre d’une diversité des opinions considérées comme légitimes, même si elles ne nous plaisent pas ? Le kit n’aurait-il pas trouvé une plus grande légitimité en comprenant une couverture de Charlie épinglant Valérie Pécresse elle-même par exemple ?

Autre biais selon nous, l’ensemble des images sont issues de l’espace culturel francophone, et même franco-français. On a là une caricature de ce qu’est la caricature. Et si l’on voulait ouvrir la jeunesse à ce type de discours, il faudrait peut-être que le matériel pédagogique propose une vision un peu plus large des enjeux culturels posés par l’image satirique. On peut affirmer que, si la caricature a des origines géographiques très diverses, elle s’est imposée comme bien de consommation mondiale à la fin du 19e siècle du fait de la révolution industrielle (moyens de production permettant une presse de masse) et de la colonisation (exportation dans le monde entier des moyens d’impression et du substrat sociologique qui induit un usage massif de la presse). C’est donc dans une perspective occidentalisante que la caricature a conquis le monde, au rythme des vagues de mondialisation. Pourquoi ne pas montrer des caricatures anticolonialistes ? Ou des caricatures publiées actuellement hors d’Europe ? Car la question est tout sauf franco-française.

Même sans remonter au 19e siècle, alors que la crise autour des caricatures de Mahomet a « embrasé » le monde comme l’a exagérément expliqué Libération à l’époque, le kit opte pour une perspective rikikite (pardon pour le mauvais jeu de mot…), qui réduit sa pertinence.
Ce biais concentre d’ailleurs le regard dans une direction presqu’unique : Charlie Hebdo. Le premier Charlie, puis le second. Trois dessins de Riss, deux de Coco, un de Willem… 7 thématiques sur 12  renvoient à Charlie Hebdo, focalisant l’enjeu pédagogique autour d’un journal. Est-ce vraiment pertinent ?

Dans une perspective pédagogique, la sélection de caricatures comme documents doit avoir plusieurs vertus : permettre d’évoquer certains événements ou enjeux de société qui font débat ; questionner la pertinence de la satire en société et ses limites (liberté d’expression, autocensure, censure, moyens plastiques et langages spécifiques, questions juridiques) et enfin s’interroger sur la problématique de la réception des images, de leur interprétation, de la légitimité – ou non – des réactions qu’elles suscitent. 

Quels thèmes et quels enjeux les 12 dessins permettent-ils d’aborder ?

1/ Caricaturer le roi
La sélection se veut chronologique, l’objectif étant d’historiciser la caricature, pour mieux la justifier sans doute, montrer qu’il s’agit d’une pratique ancienne et pas uniquement contemporaine, qui vise depuis des temps « reculés » une diversité de cibles dans des contextes variés. On aurait pu privilégier une caricature (ou plutôt systématiquement deux pour proposer une diversité de points de vue) polémico-religieuse du 17e siècle, ou issue de la tradition anglaise (18e siècle) ou encore de la Révolution française, période d’éclosion d’une caricature politique radicale (et duale, révolutionnaire autant que contre-révolutionnaire) en France. Le choix de la « croquade » de Philipon se justifie sans doute par l’idée d’une naissance du dessin de presse en 1830. Avant cela, la caricature se diffuse par le biais de feuilles volantes, dans un usage discontinu, fragmenté. Dans le journal, la caricature s’insère dans une culture satirique et politique « hebdomadaire ». Par la répétition des motifs et des métaphores, par le dialogue entre texte (articles) et images, se constitue un « langage » spécifique que le lectorat s’approprie pour mieux évoluer avec le média qui le porte. 
Pourquoi montrer la fameuse poire de Philipon ? Depuis quelques décennies, cette croquade constitue la base même de tout discours démocratisant sur la caricature. Vous voulez convaincre que l’image satirique est un instrument de la démocratie ? Évoquez la poire, évoquez Daumier. En 1830, après la révolution des Trois glorieuses, les dessinateurs autour de Philipon croient à la liberté d’expression. Ils doivent vite déchanter, tant le pouvoir se crispe et multiplie les restrictions judiciaires. Des numéros des journaux La Caricature et Le Charivari sont saisis, Philipon et Daumier vont connaître la prison. Philipon réalise cette impertinente croquade pour essayer de convaincre le juge que représenter le roi n’est pas condamnable. En effet, Philipon explique que si on le condamne pour avoir figuré le visage du roi, il faudrait condamner toute représentation de poire, puisque le roi a un visage piriforme. Philipon annonce déjà Magritte et à son « Ceci n’est pas une pipe ». Le caricaturiste insiste sur l’idée que représentation et réalité sont deux choses totalement différentes. Argument très intéressant qui pose une fondamentale : l’image satirique a le pouvoir de choquer, de heurter, mais l’humanité ne doit-elle pas s’exercer à accepter d’être choquée, heurtée, pour favoriser le débat et l’expression d’opinions divergentes ? À quel endroit poser le curseur ? La ligne rouge ? Doit-on s’interdire certaines représentations ? Si on dit oui pour le Roi, pourquoi pas pour d’autres figures sacralisées ?
Conséquence logique du choix de cette image, la nécessité d’évoquer la question de la censure et de la liberté d’expression. Sauf que, le discours est un peu biaisé. Passer de la croquade au dessin d’Alfred Le Petit occulte plusieurs enjeux fondamentaux : en 1848, les idées républicaines de Daumier et ses amis (Philipon) sont au pouvoir. Quelles conséquences ? Continuent-ils à défendre l’opprimé contre le fort ? Que nenni ! Daumier accable les femmes féministes qui revendiquent des droits, mais également les socialistes qui dénoncent les conditions de travail inhumaines, la mortalité des classes pauvres, etc. La caricature, comme tout discours est « située ». Daumier est alors du côté des forts. 
L’image satirique s’insère dans des rapports de pouvoirs, même si elle prétend porter des valeurs universelles ! Pendant la Seconde République, aucun dessin ne sera publié pour dénoncer le massacre de milliers d’ouvriers au chômage lors des fameuses journées de juin (1848). Enfin, lors de la première élection présidentielle française (décembre 1848), le chef du gouvernement (Cavaignac) diffuse massivement des caricatures politiques pour contrer ses adversaires. L’État, déjà, recourt à la caricature. Il le fait en fait depuis longtemps, les exemples sont nombreux. La caricature est également un instrument au service des pouvoirs (politique, économique...) et pas seulement de la démocratie. Et déjà en novembre 1848, de futurs électeurs s’en prennent à des libraires, qui sont molestés pour avoir présenté certaines caricatures politiques dans leurs vitrine... Le kit aborde-t-il ces enjeux ?

2/ La Censure
On aimerait savoir quels discours sont combinés à ces images par l’association "Dessinez Créez Liberté" qui a conçu le kit. On aurait pu tout aussi bien choisir un dessin de droite ou d’extrême droite des années 1870 pour illustrer cette question de la censure. Privilégier un caricaturiste républicain et « de gauche » affaiblit sans doute le propos. 
Depuis que la Révolution française de 1789 s’est essoufflée, les pouvoirs successifs ont instauré la censure préalable des images (et pas seulement), au nom du fait qu’elles pourraient pousser les gens du peuple (les classes dangereuses) peu lettrés et donc plus sensibles aux caricatures, à se mettre en révolution. La censure est régulièrement dénoncée par les dessinateurs de presse, comme on le voit ici, signe qu’elle n’est pas totale. La caricature figure la censure sous les traits d’une mégère et les journaux sous l’apparence d’une enfant turbulente. Voilà qui permettra sans doute d’évoquer la loi de 1881 sur la Liberté de la presse, loi fondatrice de nos démocraties. Espérons tout de même que le kit évoque le recours à la féminisation péjorative dans ce dessin, une métaphore abondamment utilisée dans la caricature politique et qui témoigne de l’insertion du discours caricatural dans un flux culturel profondément genré (et pas seulement) au détriment des femmes. 
Le kit explique-t-il qu’entre 1881 et 1914 des dessinateurs antimilitaristes ou anticléricaux ont connu la prison en France ? Que la « grande » loi sur la Liberté de la presse portait des limites qui nous paraissent aujourd’hui totalement liberticides ? Que dans les colonies françaises, comme en Algérie, des journaux satiriques publiaient alors en toute quiétude des caricatures racistes ? Et que seuls les colons pouvaient diffuser des caricatures ? Et qu’Alfred Le Petit publie nombre de dessins antisémites pendant l’Affaire Dreyfus (dans le journal La Patrie notamment)...

3/ L'affaire Dreyfus
La lutte contre l’antisémitisme est actuellement portée avec vigueur par les institutions publiques, la question du racisme étant souvent oubliée. Articuler les deux ne devrait-il pas être une priorité ? Et justement, en pleine affaire Dreyfus, des caricatures racistes étaient publiées en Algérie (et en métropole) par la presse française. Une combinaison des deux sujets était parfaitement envisageable et aurait été un plus dans ce kit !
Nous déplorons le choix de ce dessin de Caran d’Ache paru dans Le Figaro. C’est un non-sens et même une honte. Pendant des mois, Caran d’Ache a publié chaque semaine en 1898-1899 dans le journal Psst...! des caricatures antisémites (il en avait déjà publié dans Le Carnet de chèque). En pleine affaire Dreyfus ! Au moment même où paraît ce dessin dans Le Figaro !
Ce dessin « Ils en on parlé » n’a absolument pas marqué les esprits à l’époque de sa diffusion, contrairement à bien d’autres qui ont pu être commentés, instrumentalisés, combattus, recopiés, etc. Mais voilà, après le poncif de la Poire, après le poncif du dessin de gauche sur la Censure, voilà le poncif sur l’affaire Dreyfus. Un dessin omniprésent dans les manuels scolaires, qui a vu sa popularité naître dans les années 1990, pas avant, et qui occulte l’antisémitisme de son auteur.
Pourquoi choisir un dessin de presse distancié sur cette affaire ? N’est-ce pas tout simplement pour ne pas montrer les enjeux du dessin satirique, sa cruauté potentielle, son insupportabilité quand les cibles sont essentialisées et attaquées dans leur légitimité existentielle même ? Pourquoi ne pas montrer une caricature antidreyfusarde et une autre qui prend le parti du capitaine injustement condamné ? Ou un dessin antisémite et un dessin raciste publiés en France à la fin des années 1890, pour pouvoir expliquer les mécanismes de la haine, le fossé entre réalité et représentation (discours), et discuter en profondeur de l’antisémitisme/du racisme et de leurs conséquences ? 

4/ La Séparation des Églises et de l’État
Les manuels scolaires se moquent parfaitement de savoir si les images choisies sont d’une quelconque représentativité sociale, si elles ont été largement diffusées ou non. De toute évidence, le kit s’inscrit dans cette logique. On a là un exemple flagrant de non-sens dans la sélection d’un document censé permettre d’évoquer les enjeux d’une période historique. La caricature sélectionnée n’a jamais été publiée dans la presse satirique ni dans la grande presse à l’époque. Par ailleurs, elle ne représente pas la « Séparation des Églises et de l’État », ce titre est probablement un « fake », une attribution postérieure erronée. La scène représente la rupture des relations diplomatiques avec Rome par le président du Conseil Émile Combes en 1904 et au-delà, la rupture du Concordat. Combes n’est plus aux affaires lorsque la loi de Séparation est discutée et votée. 
Cette lithographie a probablement connu une diffusion extrêmement limitée à l’époque, elle a peut-être même été réalisée postérieurement aux événements, l’auteur n’ayant même pas été identifié. On a là l’illustration des biais induits par tout commentaire sur les images : les faire parler à l’insu de leur plein gré, plutôt que de tenter de comprendre leur signification véritable. Ce kit n’échappe pas à l’instrumentalisation des images et des discours sur la caricature.
Mais cette image est ben pratique, vu la diversité des symboles ou des figures qui permettent d’évoquer la question : le « grand » Voltaire (en fait très rarement représenté dans les caricatures anticléricales à la Belle Époque), Émile Combes, le pape, Marianne la République qui montre son postérieur de manière insolente, la corde et le nœud (Concordat), la hache, le moine alcoolisé au sol (anticléricalisme populaire). 
Choisir une image publiée dans un journal, reproduite sur carte postale ou en affiche et présente dans les manifestations libres penseuses aurait peut-être été plus pertinent, d’autant plus si on lui avait associé une caricature contemporaine publiée par Le Pèlerin, un hebdomadaire catholique très lu à l'époque et hostile à la Séparation !

Guillaume Doizy

La suite bientôt...

Tag(s) : #Analyses sur la caricature, #News
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