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Dans le milieu du dessin de presse, chaque acteurice « pense » les enjeux de sa profession au gré de son expérience, mais aussi de la grille de compréhension intellectuelle et culturelle du monde qui est la sienne. On en entend certain.es dans les médias, et on entend surtout des commentateurices extérieur.es à la profession, donner beaucoup de leçons.
Rares sont les dessinateurices à proposer un cadre de pensée alternatif, qui sorte des sentiers battus. C’est une réalité historique difficile à admettre : dessiner dans la presse, contrairement à ce que les discours majoritaires assènent comme des évidences, n’est pas une garantie d’indépendance d’esprit, de « contestation », de « subversion » et encore moins un levier, par principe, de la « liberté d’expression ».
En 32 pages de BD, le dessinateur de presse Aurel (il faut voir absolument son film Josep) nous offre un vrai cours de philosophie politique ou d’éthique appliqué.es au dessin de presse, optant pour un contre-pied bien salvateur. Après avoir rappelé, malgré ses divergences politiques avec Charlie Hebdo, s’être senti bien évidemment « Charlie » face à l’horreur de l’attentat, Aurel analyse la situation du dessin de presse qui se trouve prise dans un étau : d’un côté, la pression dénoncée par beaucoup de personnes « autorisées », comme émanant de la « cancel culture » et du wokisme ; de l’autre, une économie de la presse papier qui cumule les handicaps, avec une baisse drastique des ventes, sans oublier des directions qui se sont toutes redites « Charlie » pour la commémoration des dix ans, mais qui ne se sentent pas beaucoup d’affinité avec ce que la plupart des journaux présentent pourtant comme un extraordinaire « levier de la liberté d’expression ».
En gros, le dessin de presse, c’est vraiment trop cher et trop « d’emmerdes ». Enfin non, ça fait de beaux papiers (dans les années qui ont précédé l’attentat de 2015, la presse s’est gargarisée et a nourri les tensions autour de Charlie pour faire le buzz), et dans les journaux, on préfère les mots, les photos ou les illustrations, aux dessins satiriques.
Aurel ne crie pas avec les loups, car l’étau a depuis bien longtemps une autre mâchoire, autrement plus problématique que les deux premières : celle qu’il qualifie de « néo-réac ». Car depuis 2005-2006, une évidence s’impose : le dessin de presse est instrumentalisé (nous pensons de notre côté que le dessin de presse a toujours été instrumentalisé ; voir par exemple nos articles sur les discours sur la caricature pendant la Grande Guerre). Il l’a été bien sûr par les islamistes radicaux, mais tout autant, et avec une tout autre puissance de feu et de diffusion en occident, par les fameux « néo-réacs », qui ont utilisé les tensions autour des représentations de Mahomet pour donner du carburant au supposé « choc des civilisations ».
Les néo-réacs ont triomphé : ce sont bien elleux qui, aujourd’hui, donnent le ton dans la manière de définir ce que serait la liberté d’expression. Les néo-réacs, c’est l’institutionnalisation du soutien au dessin de presse, mais un soutien à un dessin de presse servant d’argument à un ordre dominant qui se moque bien, au fond, de la liberté d’expression. Derrière la défense de l’image satirique dessinée, il y a un objectif fondamental : désigner l’ennemi, et souder la population derrière les institutions. Les néo-réacs jouent sur la peur, nous chantent les louanges de la liberté et de l’universalisme pour mieux dissimuler leur position dominante.
Aurel accorde une large place au fossé de plus en plus marqué entre les nouvelles générations et l’image satirique. Alors que Charlie, aujourd’hui, se targue du soutien des 3/4 de la population et y voit un encouragement à surtout ne pas réfléchir et à ne pas analyser sa droitisation et sa posture de surplomb, Aurel en appelle au contraire à la réflexion autour de ce désamour des jeunes envers ce type d’images. Le dessinateur rappelle que, sur le terrain de l’humour graphique, la génération Hara-Kiri était en décalage avec les générations précédentes et même avec leur temps, que les sociétés évoluent et le dessin de presse nécessairement aussi. Aurel rappelle également que si la bande « Hara-Kiri » se targuait de n’avoir aucun tabou en brisant bien des carcans – ce qu’elle a fait en partie -, elle réunissait une majorité de « mâles » blancs, imprégnés de sexisme et d’une blanche-cis hétéronormativité oppressive. Ce journal se moquait alors bien des conséquences que pouvait entraîner le recours à des stéréotypes qu’il est difficile aujourd’hui de ne pas analyser comme sexistes, racistes ou homophobes (liste non exhaustive).
Réfléchir aux stéréotypes, réfléchir aux représentions, réfléchir au langage employé, ne pas oublier que toute image satirique porte un discours « situé » et n’échappe pas aux relations de pouvoir qui structurent nos sociétés, voilà à quoi doit s’atteler le dessin de presse, s’il ne veut pas servir de paillasson aux tenants d’une « liberté d’expression » que l’on pourrait qualifier, en référence à certaines analyses féministes, « d’hégémonique ». Un dessin qui s’adapterait aux temps nouveaux, un dessin plus intelligent. Différent.
Aurel en appelle à la mue du dessin de presse pour survivre intelligemment. De notre côté, nous appelons au même renouveau dans le domaine de la recherche académique sur le dessin de presse et la caricature. L’historiographie, les universitaires qui s’intéressent à l’image satirique, restent hélas sourd.es aux enjeux intersectionnels.
Guillaume Doizy
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Livre Charlie quand ça leur chante de l'auteur Aurel. Ce livre fait partie de notre collection Albums. Description du livre Charlie quand ça leur chante sur Futuropolis.
https://www.futuropolis.fr/9782754846912/charlie-quand-ca-leur-chante.html