Nous avons rendu compte en 2021 du Tract Gallimard rédigé par Xavier Gorce. Nous évoquons avec plaisir ce n°63 publié avec le concours de Cartooning for peace et proposant, pour les dix ans de l’attentat contre Charlie Hebdo, un hommage en dessins. Ce sont les deux préfaces de Jean-Noël Jeanneney et Kak qui retiennent l’attention.
Kak, président de Cartooning for peace, dessinateur à L’Opinion et au Franc-Tireur, dresse un bilan assez sombre des conditions dans lesquelles s’exerce le dessin de presse dans des pays gagnés par l’autoritarisme, mais finalement même dans des démocraties perturbées par des pressions venant aussi bien « d’en haut » (Trump et consort) que « d’en bas » (et dans ce cas désignées sous le terme de « canceling », le fait d’empêcher d’exprimer des opinions que l’on trouve illégitimes). À travers la commémoration, Kak dit défendre la liberté d’expression menacée, concluant que « la vocation première des dessinatrices et dessinateurs de presse [est] celle d’entretenir la flamme de l’impertinence, de l’esprit critique et de l’anticonformisme ».
Même si on a du mal à percevoir dans nombre de dessins publiés en France l’impertinence, l’esprit critique ou l’anticonformisme, on peine également et peut-être surtout à imaginer ce que signifierait de vivre dans un pays dans lequel les dessins que nous pouvons trouver dans la presse actuellement seraient interdits par l’État ou d’autres types de pressions.
La question n’est pas simple, toute forme de questionnement de ce que sont la liberté d’expression ou les fonctions du dessin de presse, semblant donner raison à celles et ceux (surtout ceux) qui voudraient les étouffer. Néanmoins, dans un monde dans lequel les médias sont de plus en plus « intégrés » par la concentration capitalistique (qu’évoque Kak), la liberté d’expression n’est-elle pas un leurre ?
De son côté, Jean-Noël Jeanneney met l’accent sur « la liberté de penser, de parler, d’écrire et de dessiner, tout simplement ». Là encore, on pourrait demander : « mais la liberté pour qui ? ». C’est son point de vue sur la loi du 29 juillet 1881 qui nous chiffonne, et qui traduit bien ce décalage entre les tenants de « la » liberté d’expression et celleux pour lesquel.les les beaux discours cachent parfois des réalités moins rutilantes.
Pour Jean-Noël Jeanneney, les républicains à l’origine de la loi ont proclamé comme « intangible la liberté d’expression – que limitait seulement un devoir de protection de la dignité des individus. Avec au cœur du propos, l’affirmation radicale du droit au blasphème ».

La loi de juillet 1881 et ses limites

Cher Jean-Noël, nous vous conseillons d’aller explorer les archives de la Préfecture de Police de Paris qui regorgent, avant comme APRÈS 1881, de rapports de surveillance des caricatures présentes dans l’espace public. Et de vous intéresser, pour la période 1900-1914, aux nombreuses saisies de journaux satiriques comme L’Assiette au beurre, pour vous faire une idée de l’état de la liberté intangible des dessinateurs après le vote de la loi de 1881 sur la Liberté de la presse. Certains ont même goûté à la prison, voilà quelques hauts faits des tribunaux de la République « libre » :
Cher Jean-Noël, en octobre 1882, pour un dessin représentant un jardinier discutant avec des nonnes, et dans le tablier duquel une bouteille pouvait faire penser à une érection, le dessinateur Lavrate écope de 6 mois de prison, tandis que le gérant et l’imprimeur (un fils et son père) sont condamnés respectivement à 2000 et 1000 fr. d’amende. C’était à la 8e Chambre à Paris… Le tout au nom de « l’outrage aux bonnes mœurs » (Le National, 25 octobre 1882). Lavrate se suicide six ans plus tard.
Cher Jean-Noël, en novembre 1888, c'est le dessinateur Alfred Le Petit ainsi que le gérant de son journal La Charge, qui sont condamnés à 500 fr d'amende et deux mois de prison (chacun), pour « outrage à l'armée dans la personne de généraux ». La caricature représentait trois généraux sabre au clair ensanglanté, s'apprêtant à occire la République défendue par le général Boulanger (Le Monde, 6 novembre 1888). Alfred Le Petit, tout comme Lavrate, effectue son séjour en prison à Sainte Pélagie, le premier continuant à dessiner et publier bien que derrière les barreaux, ce qui pousse l’administration à refondre les règles d’incarcération.

Cher Jean-Noël, en 1899, les gérants des journaux satiriques La Calotte de Marseille et La Calotte havraise sont condamnés respectivement à 3 mois de prison et 300 francs d'amende et un mois et 200 francs pour un dessin représentant la mère de Jésus enceinte, sans oublier la saisie et la confiscation du numéro incriminé. "Affirmation radicale du droit au blasphème ?"

Entre 1901 et 1912, L’Assiette au beurre est saisie à de multiples reprises, interdite d’affichage en kiosque (comme le sera Hara-Kiri hebdo), mais jamais officiellement condamnée.

Cher Jean-Noël, en avril 1908, l'hebdomadaire Les Hommes du jour publie en couverture une caricature du général français d'Amade en boucher (d'une révolte au Maroc). Sur plainte du ministre de la guerre, une information judiciaire est ouverte. Le dessinateur, Aristide Delannoy et le directeur du journal, Victor Méric, sont accusés de « délit de diffamation et d'injures envers l'armée ». Verdict pour l'un comme pour l'autre : 3000 francs d'amende et un an de prison. Début 1909, Delannoy est incarcéré à la Santé, quartier politique, cellule 5. Malade, il est libéré le 21 juin 1909 avant l’expiration de sa peine et décédera deux ans plus tard de la tuberculose.
Cher Jean-Noël, le dessinateur Jules Grandjouan préfère partir en exil plutôt que d’effectuer les 18 mois de prison dont il a écopé pour un dessin antimilitariste paru dans La Voix du peuple le 12 mars 1911. Grandjouan rentrera en France après le déclenchement de la Grande Guerre.
La même année 1911, cher Jean-Noël, un autre dessinateur, Auglay, est condamné en première instance à deux mois pour un dessin paru dans La Guerre sociale, dénonçant la colonisation.
En 1912, c’est le directeur du Libertaire, Jacquemin, qui est condamné pour un dessin de Claudot paru l’année précédente, représentant un boulanger pendu à une lanterne, tandis qu’un militaire pactise avec la foule. Jacquemin est incarcéré au mois de mai.
Les prisons sont alors pleines de militants et journalistes antimilitaristes et anticolonialistes (mais aussi d'extrême droite pour des délits de presse).
Non, Jean-Noël Jeanneney, la grande Loi de juillet 1881 n’a jamais été synonyme de liberté d’expression intangible et universelle, de liberté d'expression pour tout le monde. Comme vous pouvez le constater, le dessin de presse a payé un lourd tribut aux ciseaux aiguisés de Marianne !

Peut-on d'ailleurs vraiment parler de liberté d'expression, dans un pays dans lequel la moitié de la population, les femmes, n'a pas le droit de votre ni d'éligibilité ? Peut on parler de liberté d'expression dans l'Empire colonial français, dans lequel les "indigènes" n'ont pas leur mot à dire ?

La liberté d'expression est d'abord un principe. Dans les faits, son application traduit les oppressions qui structurent la société. Si on appliquait à la Belle Époque la grille de lecture de Kak, qui dénonce les emprisonnements de dessinateurices dans les pays autoritaires de nos jours, on pourrait dire que la liberté d'expression n'existe pas dans la France des années 1881 à 1914...

Le plus intéressant dans l'affaire, c'est que vous, historien, ancien président de la Bibliothèque Nationale de France qui conserve toute cette presse de la Belle Époque, soyez à ce point aveugle aux limites de la liberté d'expression, version IIIe République.

Guillaume Doizy

Tag(s) : #Dessinateurs Caricaturistes
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