Dessin de Coll-toc, « Les ennemis de la calotte. Étienne Carjat », La République Anti-cléricale n° 64, 16/12/1882.
Par Jean-Marc Pau (http://www.gusbofa.com/heritiers.php3)
Qui, à l'évocation d'Arthur Rimbaud, n'a pas en mémoire cette célèbre photo mainte fois diffusée et utilisée à toutes les sauces à l'instar d'une Mona Lisa. Le visage angélique du
jeune poète au regard clair fuyant l'objectif, à la lèvre pincée, sans doute déjà désireux de parfaire son image, est devenu une icône internationale. Et pourtant, qui
saurait l'attribuer à Etienne Carjat, dont le nom ne figure pas même dans le Petit Larousse?
Rimbaud, photographie de Carjat, 1871.
En effet, trouver un ouvrage ou une biographie à son sujet relève du parcours du combattant. D'après mes sources, trois expositions lui ont été consacrées ces... 30 dernières
années.
_Musée Nicéphore Niépce (10 Octobre-17 Novembre 1980)
_Musée Carnavalet (25 Novembre 1982-23 Janvier 1983)
_???(09 Novembre au 22 Décembre 1990)...
D'autres m'ont sans doute échappé, il faut l'espérer.
Né à Fareins (Ain) le 1er avril 1828, il arrive à Paris à l'âge de dix ans. On dit qu'il fut successivement acteur, s'exerça au métier de dessinateur sur soie
avant d'être caricaturiste, photographe, collaborateur de revues de spectacles et même poète...
Il apprend la photographie avec Pierre Petit en 1858 et ouvre son premier atelier au 56 de la rue Laffite à Paris en 1861 (Rez de chaussée avec grand jardin, peut-on lire au verso de
ses portraits-cartes d'alors).
Comme bon nombre d'autres photographes à la mode au second empire (les frères Nadar, Eugène Disdéri, Reutlinger...), il se spécialise dans le portrait et son
atelier draine la clientèle la plus aisée. On notera toutefois l'absence totale d'éléments de décor sur la plupart de ses clichés. Carjat qui opérait seul voulait des portraits
sobres, naturels, expressifs qui rivalisaient avec ceux de l'incontournable Félix Tournachon dit Nadar (Il existe une caricature de Carjat faite par son illustre confrère, les deux
hommes avaient bien des points en commun).
De nombreuses personnalités dont certaines deviennent ses amis, viennent se faire tirer le portrait dans son atelier, des peintres (Corot, Delacroix, Ingres,
Daumier, Courbet...), des écrivains (Charles Baudelaire, Victor Hugo, Verlaine, Alexandre Dumas...), des acteurs (Sarah Bernardt, Frédéric Lemaître...), des hommes
politiques (Gambetta, Garibaldi...), des musiciens et aussi de nombreux communards dont Louise Michel... Carjat ne cachait pas son hostilité pour Napoléon III avec ses amis de
l'opposition et de la bohème.
Dessin de Etienne Carjat, « Paul de Kock », Le Masque, 16/4/1867.
En 1865, il est obligé de vendre son fonds à Légé et Bergeron et s'installe au 62 de la rue de Pigalle de 1866 à 1869, puis au 10 rue Notre-Dame-de-Lorette.
En 1875, il abandonne le métier pour devenir directeur du journal hebdomadaire Le Boulevard. En 1883, il publie son livre "Artiste et Citoyen".
Son travail de caricaturiste n'est toutefois pas à négliger. Il réalisa une série d'une cinquantaine de fusains de la bourgeoisie d'affaire stéphanoise avant
de s'attaquer au monde des arts et des lettres pour différents journaux, Diogène, Le Masque...( caricatures de Victor Hugo, Gounod, Berlioz... certaines se trouvent
au département des Arts graphiques du musée du Louvre). Ses portraits-charge sont d'un style proche de celui de Daumier avec toutefois moins de férocité et de virtuosité que ce
dernier...
S'il est une oeuvre du travail de Carjat qui retiendra l'attention, ce sera certainement ce fameux cliché de Rimbaud. Il semblerait que Paul Verlaine indiqua avoir lui-même conduit
son ami Arthur à l'atelier du photographe en Octobre 1871.Tous trois faisaient partie alors du groupe des "Vilains Bonhommes" crée en 1869 par des poètes et artistes parnassiens
(Banville, Fantin-Latour, Gill,...).
Dessin de Etienne Carjat, "Berlioz", 1858, dessin au fusain avec rehauts de blanc sur papier jaune.
Tous les mois, ils organisaient un dîner afin de se réunir. Au cours de l'un d'eux, fin Janvier 1872, dans l'entresol d'une brasserie du quartier Saint-Sulpice, le petit groupe récite
des sonnets académiques. Rimbaud, du fond de la salle, ponctue chaque vers d'un "Merde" retentissant. Tollé! On finit par sortir l'importun qui attend, furieux, dans les
vestiaires la sortie des convives, quand paraît Carjat. Il se jette sur lui et le blesse avec la canne-épée d'Albert Mérat (A la suite de cette mésaventure, Mérat refusa de
poser et de figurer en compagnie du jeune poète turbulent sur le tableau "Le Coin de Table" d'Henri Fantin-Latour). On reconduisit l'agresseur chez lui et Carjat brisera les
quelques clichés inestimables de son "assassin", qu'il avait pris peu de temps avant... Sachant qu'il n'existe que huit photos de Rimbaud, on ne peut que regretter ce geste.
Carjat est mort à Paris en 1906. Considéré injustement comme un photographe de seconde file, éclipsé par le grand Nadar, il laisse néanmoins quantité de
clichés remarquables et fit preuve d'un talent de caricaturiste tout à fait honorable.
En 1998, une photo-carte de visite de Rimbaud de 1871 a été vendue 191 000 francs. Le 24 Janvier 2003, un autre portrait d'Arthur Rimbaud également de 1871
fut adjugé pour la somme de... 69 000 Euros (81 000 Euros, frais inclus)... toutes deux prises par Carjat.