Article du Monde du 6/10/2007
Le Scriptorial d'Avranches (Manche) consacre une rétrospective à Chaval : "Mieux vaut pleurer que rire à contretemps" : 250 dessins, des lettres, pas mal de croquis préparatoires, son travail de graveur que l'on ne connaît pas, des objets dérivés (cendriers, pots, sous-bière) ; entreprise d'utilité publique.
Mise en train : "Mon verre n'est pas grand, mais j'en ai un autre." Plus loin : "Je plains les lapins cardiaques" ; classique : "Qu'ils sont cons les oiseaux, qu'ils sont cons, les pauvres petits. Aussi cons que les hommes, disent certains, d'autres affirment qu'ils le sont davantage. Mon Dieu qu'ils sont cons les oiseaux, qu'ils sont donc cons. Ah ! ces oiseaux, pauvres petits."
Chaval naît à Bordeaux (et pas à Bruxelles, comme il le précise) le 10 février 1915. Yvan Le Louarn pour l'état civil vient d'une famille bourgeoise, conforme, nurses et précepteurs. L'oncle Raphaël Delorme, rapin excentrique, l'initie au dessin. Un ami céramiste, René Thuraud, au cinéma. A 16 ans, Yvan Le Louarn reçoit d'un autre oncle, fondateur des laboratoires pharmaceutiques Métadier, dont son père fait le représentant, une caméra Bell & Howell 35 mm (dessin plus tard de deux vieux messieurs en barbe : "Bell filmant Howell").
En 1933, Le Louarn entre en peinture aux Beaux-Arts de Bordeaux (films absurdes très comiques avec la Bell & Howell). Rencontre Anny Fourtina, qu'il épouse en 1936. Il ne survivra pas bien longtemps à celle (morte en 1967) qui le pousse à la peinture et à la gravure.
Le Louarn est aussi le nom du dessinateur du journal collaborationniste de Bordeaux, Le Progrès, entre décembre 1941 et début 1943. Dessins anti-Américains, anti-Anglais, anti-Russes - plus cette caricature d'un juif portant deux étoiles jaunes ("J'en ai eu deux pour le prix d'une"). Dûment dissimulé, cet aspect de son oeuvre ne sera remis en lumière qu'en novembre 1983, par Pascal Ory ("Petits tas de secrets de l'Occupation"), dans la revue L'Histoire (no 281).
1946, il laisse tomber le laboratoire Métadier où il bricole, monte à Paris avec Anny, vit de bric et de broc, travaille comme graveur, fait du porte-à-porte, entre comme illustrateur au journal interne de la Fédération des fabricants de meubles. Il publie des dessins d'humour sous le nom de Chaval : en hommage au facteur Cheval, avec erreur de lettre. De Sud-Ouest (1949) au Nouvel Observateur en passant par Paris-Match, Chaval répand son sens du non-sens et de la douce cruauté, s'impose comme le plus frappant des dessinateurs avant Sempé, Siné et la génération Hara-Kiri (prix Carrizey en 1950) : "S'ils sont meilleurs que les autres, c'est que mes dessins vont jusqu'au bout : ils détruisent tout parce que j'y vais moi-même et que je me détruis aussi." Il se suicide le 22 janvier 1968.
Auteur rare (Les Gros Chiens, publié par Jean-Jacques Pauvert en 1962), réalisateur d'au moins un film de génie (Les oiseaux sont des cons, 1964), amoureux d'Armstrong, Jarry, Félix le Chat et de L'Assiette au beurre, Chaval reste le plus connu (campagnes pour Shell, Badoit, Viandox, Lambretta) des dessinateurs partis pour l'oubli.
Sa signature à deux syllabes, la métrique des grands (Cabu, Willem, Cagnat, tous les dessinateurs du Monde sauf son ami, Desclozeaux), sa signature à grande hache danse, se promène sur le dessin qu'elle équilibre. De toute façon, pas un dessin de Chaval qui ait besoin de signature. Du premier oeil, un chien voit que c'est du Chaval.
De Chaval, on croit toujours que le trait, ces têtes chauves à la bouche coupée, le désignent. Bien sûr, mais c'est l'idée qui le fait. Le déchaînement de l'idée. On prétend qu'un dessin de Chaval ne se raconte pas. Mais non : la force des dessins de Chaval, c'est qu'on les raconte longtemps, ils émettent, on en rit de cent éclats divers. L'énergie est là, première, incitatrice.
Incitant à quoi ? A ce bouquet : le rire intelligent, l'éclat de rire, le rire con, le rire incertain, la sublime désolation du rire, le rire qui ne fait pas rire et le rire tout court. Dans les salles du Scriptorial, ça rit partout, chez les chics, les pauvres, les enfants et les contemporains de Chaval qui ne se suicident pas. De quoi rit-on ? De soi ? De la bêtise ? De la solitude ? De la condition humaine ? Va pour la condition humaine. De ne pas se suicider ? Pas mal de dessins dessinent le suicide.
Sinon, en vrac, des Pères Noël, des flics pleins de képis, de vieux barbus sinistres, un délire de lunettes, des automobilistes aussi cons que des chiens, quelques singes amateurs, des éléphants en masse, de grands nains et de petits géants, plus un taureau de pardon, qui de son lit de clinique murmure en direction du toréador éploré : "Vous avez voulu me tuer."
Décalage, gouffre, calembours surfaits, le tout dans un génie du participe présent (Leonard de Vinci faisant une Cène à sa mère).
Deux dessins d'Hitler : Hitler se faisant tirer le portrait dans un Photomaton. Hitler choisissant une panoplie d'Hitler dans une penderie de panoplies d'Hitler. Il pensait à quoi, Chaval, lui qui par temps de guerre avait commis ses petits mickeys collabos ? Chaval cinéaste transfère sur la feuille le plan, le cadre, l'angle, tout ce qu'il a reçu de Mosjoukine, de Keaton ou de Chaplin, qu'il déteste autant que Bordeaux à la fin (on le lit dans une formidable lettre d'amour à Fellini). Mais en un sens, à la fin, tout le désespère.
Dans un superbe musée consacré aux incunables, à la graphie, le Scriptorial d'Avranches, Patrick Descamps (commissaire de l'exposition) traduit exactement le bonheur de ce désespoir. Voir les dessins préparatoires, entendre la voix grave disant des textes inouïs (Madame Bovary) et les réentendre prononcés en conférence par ce phénoménal si humble comédien des Deschiens, Olivier Broche, sonne comme une fête des angoisses.
En préface, François Morel : "Devant un dessin de Chaval, on est prié d'apporter son imaginaire." En face, quelques proches, Desclozeaux ou Pierre Etaix : "A la fin, il m'appelait tous les soirs. Viens me dépanner." C'était après la mort de la compagne de sa vie. "Sa dépression prenait le pas sur tout. Je ne traversais pas moi-même une période terrible. On fumait. On parlait. Et parfois sortait un dessin formidable." Pour la route : ce couple enlacé de dos, assis devant l'immensité des montagnes : "Ce soir, il y a du rôti de veau avec des nouilles au gratin."
C'est tout.
Haut de page
Retour aux Actualités
Accueil
Le Scriptorial d'Avranches (Manche) consacre une rétrospective à Chaval : "Mieux vaut pleurer que rire à contretemps" : 250 dessins, des lettres, pas mal de croquis préparatoires, son travail de graveur que l'on ne connaît pas, des objets dérivés (cendriers, pots, sous-bière) ; entreprise d'utilité publique.
Mise en train : "Mon verre n'est pas grand, mais j'en ai un autre." Plus loin : "Je plains les lapins cardiaques" ; classique : "Qu'ils sont cons les oiseaux, qu'ils sont cons, les pauvres petits. Aussi cons que les hommes, disent certains, d'autres affirment qu'ils le sont davantage. Mon Dieu qu'ils sont cons les oiseaux, qu'ils sont donc cons. Ah ! ces oiseaux, pauvres petits."
Chaval naît à Bordeaux (et pas à Bruxelles, comme il le précise) le 10 février 1915. Yvan Le Louarn pour l'état civil vient d'une famille bourgeoise, conforme, nurses et précepteurs. L'oncle Raphaël Delorme, rapin excentrique, l'initie au dessin. Un ami céramiste, René Thuraud, au cinéma. A 16 ans, Yvan Le Louarn reçoit d'un autre oncle, fondateur des laboratoires pharmaceutiques Métadier, dont son père fait le représentant, une caméra Bell & Howell 35 mm (dessin plus tard de deux vieux messieurs en barbe : "Bell filmant Howell").
En 1933, Le Louarn entre en peinture aux Beaux-Arts de Bordeaux (films absurdes très comiques avec la Bell & Howell). Rencontre Anny Fourtina, qu'il épouse en 1936. Il ne survivra pas bien longtemps à celle (morte en 1967) qui le pousse à la peinture et à la gravure.
Le Louarn est aussi le nom du dessinateur du journal collaborationniste de Bordeaux, Le Progrès, entre décembre 1941 et début 1943. Dessins anti-Américains, anti-Anglais, anti-Russes - plus cette caricature d'un juif portant deux étoiles jaunes ("J'en ai eu deux pour le prix d'une"). Dûment dissimulé, cet aspect de son oeuvre ne sera remis en lumière qu'en novembre 1983, par Pascal Ory ("Petits tas de secrets de l'Occupation"), dans la revue L'Histoire (no 281).
1946, il laisse tomber le laboratoire Métadier où il bricole, monte à Paris avec Anny, vit de bric et de broc, travaille comme graveur, fait du porte-à-porte, entre comme illustrateur au journal interne de la Fédération des fabricants de meubles. Il publie des dessins d'humour sous le nom de Chaval : en hommage au facteur Cheval, avec erreur de lettre. De Sud-Ouest (1949) au Nouvel Observateur en passant par Paris-Match, Chaval répand son sens du non-sens et de la douce cruauté, s'impose comme le plus frappant des dessinateurs avant Sempé, Siné et la génération Hara-Kiri (prix Carrizey en 1950) : "S'ils sont meilleurs que les autres, c'est que mes dessins vont jusqu'au bout : ils détruisent tout parce que j'y vais moi-même et que je me détruis aussi." Il se suicide le 22 janvier 1968.
Auteur rare (Les Gros Chiens, publié par Jean-Jacques Pauvert en 1962), réalisateur d'au moins un film de génie (Les oiseaux sont des cons, 1964), amoureux d'Armstrong, Jarry, Félix le Chat et de L'Assiette au beurre, Chaval reste le plus connu (campagnes pour Shell, Badoit, Viandox, Lambretta) des dessinateurs partis pour l'oubli.
Sa signature à deux syllabes, la métrique des grands (Cabu, Willem, Cagnat, tous les dessinateurs du Monde sauf son ami, Desclozeaux), sa signature à grande hache danse, se promène sur le dessin qu'elle équilibre. De toute façon, pas un dessin de Chaval qui ait besoin de signature. Du premier oeil, un chien voit que c'est du Chaval.
De Chaval, on croit toujours que le trait, ces têtes chauves à la bouche coupée, le désignent. Bien sûr, mais c'est l'idée qui le fait. Le déchaînement de l'idée. On prétend qu'un dessin de Chaval ne se raconte pas. Mais non : la force des dessins de Chaval, c'est qu'on les raconte longtemps, ils émettent, on en rit de cent éclats divers. L'énergie est là, première, incitatrice.
Incitant à quoi ? A ce bouquet : le rire intelligent, l'éclat de rire, le rire con, le rire incertain, la sublime désolation du rire, le rire qui ne fait pas rire et le rire tout court. Dans les salles du Scriptorial, ça rit partout, chez les chics, les pauvres, les enfants et les contemporains de Chaval qui ne se suicident pas. De quoi rit-on ? De soi ? De la bêtise ? De la solitude ? De la condition humaine ? Va pour la condition humaine. De ne pas se suicider ? Pas mal de dessins dessinent le suicide.
Sinon, en vrac, des Pères Noël, des flics pleins de képis, de vieux barbus sinistres, un délire de lunettes, des automobilistes aussi cons que des chiens, quelques singes amateurs, des éléphants en masse, de grands nains et de petits géants, plus un taureau de pardon, qui de son lit de clinique murmure en direction du toréador éploré : "Vous avez voulu me tuer."
Décalage, gouffre, calembours surfaits, le tout dans un génie du participe présent (Leonard de Vinci faisant une Cène à sa mère).
Deux dessins d'Hitler : Hitler se faisant tirer le portrait dans un Photomaton. Hitler choisissant une panoplie d'Hitler dans une penderie de panoplies d'Hitler. Il pensait à quoi, Chaval, lui qui par temps de guerre avait commis ses petits mickeys collabos ? Chaval cinéaste transfère sur la feuille le plan, le cadre, l'angle, tout ce qu'il a reçu de Mosjoukine, de Keaton ou de Chaplin, qu'il déteste autant que Bordeaux à la fin (on le lit dans une formidable lettre d'amour à Fellini). Mais en un sens, à la fin, tout le désespère.
Dans un superbe musée consacré aux incunables, à la graphie, le Scriptorial d'Avranches, Patrick Descamps (commissaire de l'exposition) traduit exactement le bonheur de ce désespoir. Voir les dessins préparatoires, entendre la voix grave disant des textes inouïs (Madame Bovary) et les réentendre prononcés en conférence par ce phénoménal si humble comédien des Deschiens, Olivier Broche, sonne comme une fête des angoisses.
En préface, François Morel : "Devant un dessin de Chaval, on est prié d'apporter son imaginaire." En face, quelques proches, Desclozeaux ou Pierre Etaix : "A la fin, il m'appelait tous les soirs. Viens me dépanner." C'était après la mort de la compagne de sa vie. "Sa dépression prenait le pas sur tout. Je ne traversais pas moi-même une période terrible. On fumait. On parlait. Et parfois sortait un dessin formidable." Pour la route : ce couple enlacé de dos, assis devant l'immensité des montagnes : "Ce soir, il y a du rôti de veau avec des nouilles au gratin."
C'est tout.
Haut de page
Retour aux Actualités
Accueil