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Par Ursula E. Koch

Références de l’article : « Satire et pouvoir à Berlin : des passions de 1848 à l’ordre bismarckien », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol 28, 1992, pp. 12-15.

"Les feuilles satiriques nées en 1848 ont créé ce que nous appelons 'l'esprit berlinois des temps modernes'". (Theodor Fontane) (1)

Depuis l'époque du Grand Frédéric, on a souvent lancé, à Berlin, des feuilles satiriques, périodiques ou non. Tous ces organes - tantôt simplement humoristiques, tantôt discrètement politiques, ont vu leur longévité singulièrement raccourcie par l'intervention d'impitoyables censeurs.
Plus importantes que ces journaux éphémères étaient, notamment depuis la révolution parisienne de juillet 1830, les caricatures légendées, vendues sous le manteau, ou encore les brochures à quatre sous, publiées par Adolf Glaβbrenner (pseudonyme: Brennglas,  en français : "lentille optique") et ses concurrents. Rappelons que Glaβbrenner était le créateur d'un personnage aussi populaire que le fameux garçon de course Nante, perpétué par les gravures des artistes célèbres Franz Burchard Dörbeck et Theodor Hosemann. Ce Nante, qualifié jadis par l'écrivain Theodor Fontane "d'incarnation parfaite du petit peuple berlinois d'avant 1848" (2), a été statufié tout récemment. Sculpté dans la pierre, il se dresse devant le nouveau centre des congrès de la capitale allemande.

1848-49: Ironie et satire dans le Berlin de "l'année folle"
Après une brève mais sanglante guerre civile (18 mars), la censure, préalable des journaux, brochures et dessins, est supprimée. Berlin, ville de 410 000 habitants, connaît alors à son tour un événement que les Parisiens avaient déjà vécu trois fois: une véritable explosion des médias. On compte au moins 2 000 tracts et affiches, 135 périodiques et, parmi ceux-ci, 35 organes satiriques plus ou moins illustrés. Dans leurs titres se reflète l'air du temps; en voici quelques-uns: Satyr, Satan, Der Teufel in Berlin (Le Diable à Berlin), Staats-Zeitung der Hölle (Journal officiel de l'enfer), Kladderadatsch (en français: Patatras).
Il y a d'autres raisons encore pour expliquer la genèse d'une opinion pu¬blique, à la fois bourgeoise plutôt et populaire. Signalons un certain affranchissement de la presse, délivrée - à titre provisoire du moins - de ses entraves fi¬nancières, puis, l'autorisation enfin obtenue de la vente des journaux au numéro, à la criée. Enfin, n'oublions pas le progrès technique. Grâce à l'invention de la presse mécanique, grâce au développement de la lithographie et à la reproduction améliorée des gravures sur bois, certains tracts illustrés ont pu être diffusés à 10.000 exemplaires. De même, les tirages de deux journaux satiriques illustrés de tendance démocratique, Berliner Krakehler (Le Chahuteur berlinois) et Berliner Groβmaul (La grande Gueule de Berlin) ont atteint et parfois même dépassé 20 000 exemplaires chacun. Parmi les dessinateurs de presse de 1848, on ne trouvera pas des artistes célèbres du rang d'un Daumier, d'un Grandville ou d'un Traviès. Les artistes berlinois étaient en quelque sorte les chroniqueurs de leur temps. C'est sous cet aspect qu'il convient de les apprécier. Ce sont eux qui font entrer dans la mémoire collective les "conquêtes révolutionnaires" (bien passagères, hélas!) du peuple de Berlin, ainsi que la division de ce peuple en "émeutiers" (la minorité républicaine) et partisans d'une monarchie constitutionnelle. Ce sont les dessinateurs qui dépeignent les parlementaires verbeux des Assemblées nationales (Francfort et Berlin) et qui caricaturent les hommes de la contre-révolution, entrés en action dès octobre 1848. Ces contre-révolutionnaires remportent la victoire finale au mois de juillet 1849, en écrasant l'insurrection républicaine dans le Sud-Ouest de l'Allemagne. Ils triomphent en appliquant la formule imprimée sur un tract inspiré par le parti conservateur, né en été 1848 : "Contre les démocrates, faites donner la troupe". Une seule feuille à caricatures a survécu non seulement à ses concurrentes de plus en plus nombreuses, mais aussi à la vague de mesures répressives ordonnées pendant l'état de siège: c'est Kladderadatsch, fondé le 7 mai 1848 et illustré, pendant quatre décennies, par le dessinateur Wilhelm Scholz.

1850-71: De la victoire des réactionnaires aux guerres bismarckiennes
Certes, le nouveau gouvernement prussien, dit "réactionnaire", n'a pas osé rétablir la censure préalable pour les textes et dessins. Mais il a su entraver les activités de la presse par divers moyens: l'autorisation préalable, le cautionnement, l'interdiction (jusqu'en 1904!) de la vente à la criée, le transport obligatoire par la poste, l'institution du gérant responsable, cette dernière mesure étant empruntée à la législation française du 16 juillet 1850. De plus, les délits de lèse-majesté, d'offense à l'égard de chefs d'Etat allemands ou étrangers, de diplomates accrédités à la cour de Berlin et de membres du parlement sont désormais punis d'amendes ou de peines de prison. Les caricatures de membres de la famille royale sont confisquées immédiatement (jusqu'en 1888).
Néanmoins, en dépit de tous ces périls, Kladderadatsch devient peu à peu "une partie intégrante de la vie politique et littéraire à l'époque de la civilisation bourgeoise en Allemagne" (Thomas Mann). (3) Ceci est dû à son éditeur, homme d'affaires très avisé, à ses rédacteurs qui ont marqué de leur empreinte la vie berlinoise (4), et aussi à son dessina¬teur, Wilhelm Scholz. En 1859, le tirage atteint 26.200 exemplaires. A la même date, le plus important et plus ancien des quotidiens de Berlin, la Gazette de Voss (1617-1934) n'arrive qu'à 15.000 exemplaires. C'est pourquoi Kladderadatsch se définit lui-même comme "le seul gérant de la masse des lecteurs de journaux" et claironne (en français dans le texte): "L'opinion publique c'est nous!" (5)
Contrairement au Charivari, son confrère parisien et son modèle, Kladderadatsch (4 à 8 pages grand in-4) demeure un organe de satire politique. Chaque semaine, Scholz fournit, pour la page 4, un dessin, voire plusieurs caricatures accompagnées de légendes. Des allégories, des pastiches et des images mythologiques se succèdent pêle-mêle. Scholz a aussi portraituré les deux grands rivaux qui dominent cette époque, Bismarck et "Lui" (= Napoléon III). "Lui" est reconnaissable à sa grosse tête, son nez allongé, son ventre proéminent et ses jambes trop maigres, chaussées ou non de bottes de cavalier. Bismarck dont la toute première caricature avait parue dans Kladderadatsch en 1849 est caractérisé, à partir de 1863, par les fameux trois cheveux au milieu de son crâne chauve. Bientôt, ces trois cheveux seront reproduits dans toute la presse satirique, tant allemande qu'étrangère.
En ces temps-là, où il n'y avait ni photos de presse ni médias audio-visuels, le portrait caricaturé - plus ou moins déformé - avait une portée politique considérable. Il est vrai que le célèbre "portrait-charge", cher aux satiristes parisiens, n'a jamais été adopté par Kladderadatsch.

  1
Le spectre noir, gravure de Wilhelm Scholz (allusion au spectre "rouge"), (Kladderadatsch, n° 28, 20 juin 1869).

De 1862 à 1866, le principal sujet de politique intérieure, constamment traité par Kladderadatsch, concerne la longue querelle entre Bismarck et la majorité libérale à la chambre des députés de Prusse. En politique étrangère, les guerres menées par Napoléon III en Crimée (1854-56), en Italie (1859) et au Mexique (1861), et en outre les tentatives, réussies de Bismarck de résoudre "les grands problèmes de notre temps par le fer et par le sang" (6) (guerres contre le Danemark en 1864 et contre l'Autriche en 1866) ouvrent aux caricaturistes un vaste champ d'activités. Celui-ci est encore élargie, en 1870-71, par la guerre franco-allemande, qualifiée de "guerre sainte" par les journalistes des deux camps. Les "fruits de la victoire" (L'Alsace -Lorraine, annexée sans consultation de ses habitants; les cinq milliards de francs-or versés par la France) font l'objet de nombreux dessins d'inspiration sarcastique plutôt que triomphaliste. Néanmoins, Bismarck (qui s'était laissé déclarer cette guerre par la France) ne s'en sort pas trop mal. Kladderadatsch présente le chancelier, naguère encore "cordialement détesté", en Ange de la paix qui jaillit, tel un bouchon, d'une bouteille de Champagne.

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Le "Mumm" de la paix, gravure de Wilhelm Scholz (Bismarck revient de Francfort avec le traité signé), (Kladderadatsch n° 23, 21 mai 1871).

1871-1890 : Berlin, haut lieu de la presse satirique : l’Allemagne et l’étranger
Après la fondation de l’Empire bismarckien, Berlin voit doubler le nombre de ses habitants qui passe de 800.000 (1870) à 1,6 millions (1890); une quarantaine de feuilles satiriques nouvelles font alors leur apparition. Quelques-unes d'entre elles, notamment le journal électoral du parti social-démocrate, intitulé Die rote Laterne (La Lanterne rouge), sont interdites aussitôt parues (1874). D'autres titres, tels la très catholique Humoristische Zeitung (1877-79) ou la très antisémite Wahrheit (Vérité, 1880-86) ne trouvent pas assez d'acheteurs pour subsister. En revanche, citons trois étoiles qui montent au firmament satirique: l'hebdomadaire Berliner Wespen (Guêpes de Berlin, 1868-87), illustré par Gustav Heil, Ulk (Canular, supplément hebdomadaire du quotidien de grande renommée Berliner Tageblatt, 1872-1933), illustré par Hermann Scherenberg, Lustige Blàtter (Feuilles amusantes, 1886-1944) dont la première page (in-folio) - innovation à Berlin - est en couleurs.

Ces "trois grands" sont lus et imités en Allemagne et à l'étranger; on en parle dans la grande littérature (les romans de Fontane); Kladderadatsch culmine à 50.000 exemplaires, Berliner Wespen à 32.000, et Ulk atteint un tirage de 85.000! Leurs dessinateurs interprètent les grandes questions politiques de l'ère bismarckienne dans une optique libérale. Pour eux, le dessin est une arme qu'ils manient diversement. Dans le conflit entre Bismarck et l'Eglise catholique ("Kulturkampf"), ils se battent contre les Ultramontains, adversaires du chancelier. En revanche, ils critiquent violemment la politique financière, douanière et sociale dans laquelle Bismarck s'engage au moment de son alliance avec le parti conservateur (1879). Nos satiristes sont alors poursuivis devant les tribunaux pour délits de presse.
De plus, ils adoptent parfois des attitudes ambivalentes : d'une part, ils implantent dans la pensée de leurs lecteurs l'image de l'ennemi socialiste, attifé des emblèmes des révolutions de 1789 et de 1848 - à savoir le bonnet phrygien ou le chapeau à larges bords, la barbe hirsute, et à la main le gros bâton; parfois même on y ajoute le bidon de pétrole (en souvenir de la Commune de Paris). Ainsi naît le cliché du révolutionnaire redoutable et angoissant. D'autre part, parmi nos caricaturistes, aucun ne se laisse aller à prendre parti pour la législation d'exception qui met le mouvement socialiste hors la loi (1878-1890). Souvent même, Bismarck est représenté en bête féroce ou en criminel prêt à tout. Dès le début, les satiristes berlinois expriment donc des doutes quant à l'efficacité de ces "lois scélérates".

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Procuste, gravure de Gustav Heil (stigmatisant la loi d'exception contre les socialistes). (Berliner Wespen- 35, 30 août 1878).

L'ambiguïté règne aussi dans la représentation de la politique militaire, coloniale ou étrangère. Ainsi, au cours des années 1880, Bismarck apparaît dans Kladderadatsch tantôt sous les traits d'Hercule,

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Le treizième travail d’Hercule, gravure de Wilhelm Scholz (Bismarck tente de maintenir la paix), Kladderadatsch, 8 juillet 1888).

tantôt comme un paon qui fait la roue, parce qu'il est fier d'avoir sauvegardé la paix entre les grandes puissances. En revanche, dans Ulk, on critique la méthode bismarckienne qui consiste à "préserver" cette paix à coups de campagnes de presse alarmistes (par exemple la fameuse "alerte", en 1875) ou par la course aux armements, selon l'adage "Si vis pacem, para bellum".

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Notre Tour Eiffel à nous, gravure de Hermann Scherenberg (comparaison de la Tour Eiffel et des budgets militaires allemands et russes), (Ulk n° 45, 7 novembre 1889).

Après sa chute (mars 1890), Bismarck atteint la dimension d'un personnage légendaire, avec le concours de la presse satirique. Toutefois, Berlin cesse alors d'être la capitale de la satire politique qu'elle avait été depuis 1848. Ce sont d'abord Stuttgart, lieu de parution de l'organe social-démocrate Der Wahre Jacob (Jacques le véridique), puis surtout Munich, grâce à son inoubliable hebdomadaire Simplicissimus, qui deviennent les villes représentatives du dessin de presse. Il est vrai que trente ans plus tard, durant la courte période de la République de Weimar (1919-1933), Berlin retrouva son rang de centre de gravité de la caricature allemande moderne.

Ursula E. KOCH, Professeur, Université de Munich

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Bibliographie de l'auteure

NOTES
1.Cf. Theodor Fontane, Sâmtliche Werke, tome XIX, Munich, 1969, p. 754.
2.Cf. Theodor Fontane,Sâmtliche Werke, tome XXI/1, Munich, 1963, p. 484.
3.Cf. Thomas Mann, Gesamme/te Werke, 2ème éd., tome XI, Francfort/ Mein,1974, p. 472.
4.Albert Hofmann, Ernst Dohm (époux de Hedwig Dohm, "Little Grandma" de Katja et Thomas Mann), David Kalisch, auteur de vaudevilles, Rudolf Lôwenstein et Johannes Trojan.
5.Kladderadatsch, n° 5 du 30 janvier 1859.
6.Cf. Die politischen Reden des Fùrsten Bismarck, éd. par Horst Kohi, tome 2, Stuttgart, 1892, p. 29s.

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